"Ce n'est que moi, Jeanne Hébuterne, née le 6 avril 1898 à Galluis, re-née dans la nuit du 16 février 1917 sous le regard d'Amedeo Modigliani".

Par Christophe
La Bohème, Montparnasse, les ateliers qui fleurissent à tous les coins de rue, les peintres encore inconnus qui dessinent sur les nappes pour payer leurs repas... Tout un imaginaire collectif qui, de prime abord, a quelque chose de très romantique, mais qui, lorsqu'on le regarde de plus près, reflète surtout une misère noire, jamais bien loin du désespoir. C'est dans cet univers que nous allons plonger ce soir, à la rencontre d'un des plus fameux peintres de cette époque, le début du XXe siècle, et de sa muse. Une histoire d'amour fulgurante, bouleversante et dramatique, celle qui a réunit Amedeo Modigliani et Jeanne Hébuterne. "Je suis Jeanne Hébuterne", d'Olivia Elkaim (aux éditions Stock), est le récit de ces trois années entre amour fusionnel et désillusions, le récit à la première personne, comme un journal intime, d'un amour dévastateur. Olivia Elkaim y esquisse le portrait d'une personnalité attachante, en quête d'émancipation, de liberté, de reconnaissance. Une Icare au féminin, dont les ailes ont fondu au contact d'un génie incendiaire.

Quelques jours avant les fêtes de Noël 1916, Jeanne Hébuterne, 18 ans, se trouve à l'Académie Colarossi, dans le 6e arrondissement, où elle suit des cours de peinture. Elle va rentrer chez elle, rue Amyot, à quelques centaines de mètres, quand elle se heurte à un homme dans l'escalier. Elle le connaît, mais ne lui a jamais vraiment prêté attention jusque-là.
Pourtant, là, allez comprendre, elle ressent quelque chose qu'elle n'a jamais ressenti jusque-là. D'une simple maladresse jaillit un sentiment foudroyant, instantané. Soudain, la jeune fille timide, presque muette, que personne ne remarque jamais, connaît une expérience singulière : elle est tombée amoureuse ! Au sens propre, comme au figuré, puisqu'elle finit au bas de l'escalier...
Choquée d'entendre sa voix, son accent, son tutoiement. Choquée d'entendre ce mot, "Principessa", que lui a adressé l'homme. Il s'appelle Amedeo Modigliani, il donne des cours à l'Académie, il fait partie de ces jeunes peintres en quête de gloire attirés par les lumières de la bohème parisienne. Et Jeanne Hébuterne est amoureuse de lui.
Pourtant, après ce coup de foudre dans la pénombre d'un escalier un soir d'hiver, Jeanne décide d'éviter celui pour qui son coeur bat. Tout juste se lance-t-elle dans l'écriture d'un journal à qui elle confie ses états d'âme. Ce n'est que quelques semaine plus tard, en février 1917, que cet amour va se révéler réciproque et se concrétiser.
La jeune femme, si discrète, si sage, va alors tout faire pour vivre ces amours clandestines sans éveiller l'attention de ses parents qui, elle en est certaine, le désapprouverait. Jeanne délaisse les études, fait le mur, découvre la vie nocturne à Paris et est chaque jour un peu plus envoûtée par cet homme qui est si différent de ce qu'elle est.

Jusqu'à tout abandonner pour lui, sans se soucier de sa réputation et de la réaction de ses parents. Sans Amedeo, elle se sent incapable de vivre. Il l'inspire en tout, dans sa vie de femme, mais aussi dans sa vie d'artiste, elle prend confiance en elle, portée par cette histoire aussi merveilleuse qu'inattendue.
Sauf que... Modigliani se sait en sursis, la tuberculose ronge ses poumons. Sauf que... Vivre d'amour et d'eau fraîche est une belle formule, mais dans la réalité, on en crève. Les toiles de Modigliani, au style si particulier, ne se vendent pas, font même scandale. Et la vie devient survie, dans une misère toujours plus grande. Sauf que... Modigliani est un tombeur, un homme volage.
Modigliani. Ce nom, bien sûr, je le connais, la forme caractéristique de ces femmes qu'il a peintes, par dizaines, centaines, ces regards hypnotiques, ces nus, suspendus entre art figuratif et art abstrait. Je connaissais également son terrible destin, cette maladie qui l'a poussé à brûler la chandelle par les deux bouts.
Mais, honte sur moi, je dois avouer que j'ignorais tout de Jeanne Hébuterne. Sans doute ne suis-je pas le seul, ce qui n'est pas une excuse, mais Olivia Elkaim, avec ce court roman qui se lit d'une traite, m'a permis de combler cette lacune et de découvrir le destin dramatique de cette jeune femme. Un destin qui a tout pour être romanesque, sauf que le lecteur se heurte à la réalité de ce drame...
Ce qui frappe, d'abord, ce sont les différences entre Jeanne et Amedeo. Il est plus grand, carré, ténébreux, prolixe, extraverti, provocateur, alcoolique et génial. Elle est menue, ne parle presque pas, ne se fait jamais remarquer, se cherche, doute, de tout, mais surtout d'elle-même, fascinée par cet homme qui a 15 ans de plus qu'elle et un talent fou...

Mais ce n'est pas tout : Jeanne est la fille d'un mercier parisien dont l'affaire semble prospère et vit avec ses parents, catholiques pratiquants, dans un cocon sentant l'encaustique et les petits plats préparés par maman. Amedeo n'a pas un sou vaillant, vit au jour le jour ; il est Italien, originaire de Livourne, et il est juif.
Artiste, étranger, juif, pauvre... Pas franchement le profil du gendre idéal en 1916, et Jeanne en a conscience. Jusqu'à ce que son amour pour lui emporte tout et la pousse à couper le cordon ombilical. Sèchement, d'un coup net et précis... Mais, il n'est jamais simple de s'extraire de son milieu, de laisser derrière soi sa famille sans espoir de retour.
"Je suis Jeanne Hébuterne", c'est aussi l'histoire de ce déchirement entre la famille et l'homme aimé. Le déchirement du passage entre l'enfance et l'âge adulte, aussi. Mais, ce n'est pas comme arracher un sparadrap, une brûlure qu'on ressent quelques minutes et puis, basta. Non, c'est beaucoup plus complexe, surtout quand on crie famine. Surtout quand l'homme disparaît.
Elle est naïve, Jeanne, si jeune, si inexpérimenté. Pour elle, l'amour dure toujours, sans faille, sans histoire. Un long fleuve tranquille. Mais Modigliani est plus torrent fougueux que rivière étale, et Jeanne va se laisser emporter par le tourbillon, au risque de se noyer. Au risque de sacrifier son existence à son amour...
Le choix de faire de Jeanne la narratrice de son destin est la force de ce roman, car on reçoit directement ses émotions, sans aucun filtre. Et, au cours de ces trois années, la vie de Jeanne va ressembler à de sacrées montagnes russes, avec des hauts stratosphériques, des bas abyssaux... Et comme la descente est toujours plus aisée que l'ascension...
La quête de Jeanne est aussi celle d'une émancipation, d'une libération. Elle se rêve femme pourvoyant à ses besoins, elle se rêve artiste, égalant les hommes dans ce domaine, s'exposant dans les mêmes galeries. Elle rêve de s'imposer, de ne plus signer JH en bas de ses toiles, pour qu'on ne sache pas qu'elle est femme, mais Jeanne Hébuterne, pour proclamer son identité haut et fort.

Autoportrait de Jeanne Hébuterne.


Dans cette optique, "Je suis Jeanne Hébuterne" n'est pas juste le titre d'un livre, c'est un leitmotiv, un mantra. Une phrase qui revient à plusieurs reprises dans le cours du texte et qu'on lit, qu'on entend à chaque fois associée à une intonation différente. Comme si, au début, il s'agissait de se convaincre elle-même de son existence à part entière, jusqu'à devenir une revendication, une affirmation de soi.
Pourtant, au fil du récit, une question se pose : en quittant les siens pour Modigliani, Jeanne n'a-t-elle pas lâché la proie pour l'ombre ? N'a-t-elle pas, dans sa quête de liberté, opté pour une autre forme de dépendance ? Peut-elle réellement parvenir à la liberté auprès de Modigliani ? Ou bien la consumera-t-elle comme il semble consumer tout ce qu'il approche ?
Je n'ai pas encore parlé d'un personnage très important dans le parcours de Jeanne. Il s'agit de son frère aîné, André. Il a presque 5 ans de plus qu'elle et, depuis toujours, ils ont tout partagé, ils ont joué ensemble et ce qui les unit semble extrêmement fort. C'est André qui a d'ailleurs imposé aux parents Hébuterne que Jeanne aille à l'académie Colarossi.
Et puis, la guerre a éclaté, André est parti au front, persuadé comme tant d'autres qu'il serait rentré d'ici peu. Dans un mois, disait-il... Deux ans après, il a vécu l'horreur au quotidien, survécu miraculeusement à tout quand tant de ses amis sont morts au champ d'honneur. Il rentre de plus en plus rarement, ses lettres, moins nombreuses, sont plus sombres et tourmentées...
On peut se demander si Jeanne aurait fait les mêmes choix si André avait été présent à ce moment clé de son existence. Catholique fervent, pour ne pas dire bigot, pas franchement fasciné par les nouvelles formes d'art qui se développe et donc Modigliani est l'un des fers de lance, André est la rigueur morale incarnée, aux antipodes de la vie qu'a choisie sa soeur.
André prend la parole dans le cours du texte. Malgré son absence et le contact perdu avec Jeanne, il est omniprésent. Il vient s'immiscer dans le récit de sa soeur, comme s'il était la voix de sa conscience. Mais ce dialogue est en fait un soliloque, une manière pour Jeanne de se rassurer. Quand André va revenir des tranchées, sa voix sonnera de façon bien différente.
La dimension familiale de "Je suis Jeanne Hébuterne" est, de mon point de vue, aussi importante que son histoire d'amour avec Modigliani. La relation de Jeanne avec ses parents, père, mère, frère, ensemble et séparément, est un axe central de ce roman. Il est source de rebondissements, de changements de cap, d'embarras autant que de joie. Et ce sera particulièrement douloureux, au final.
Olivia Elkaim fait revivre le Paris artistique des années 1910, la fête et la misère, l'espoir de devenir célèbre et les désillusions. Modigliani est en tête d'affiche, son exposition à la galerie de Berthe Weill, en 1917, provoquera un scandale tout en le faisant remarquer. Autour de lui, de nombreux amis, fêtards et déjantés comme lui, dont Chaïm Soutine, dont le portrait est... comment dire ? Croquignolesque ?
Mais, comme je le disais en introduction, il y a d'un côté la vision romantique de la bohème que véhicule l'imaginaire collectif et, de l'autre, la vision au quotidien de Jeanne, obligée de vivre dans un appartement minable, sans chauffage, sans certitude de pouvoir manger régulièrement... La misère la plus noire.
Au moment de lire Jeanne Hébuterne, je me suis rappelé que Gérard Philippe avait joué Modigliani (excellent choix d'acteur, d'ailleurs) dans le film "Montparnasse 19", réalisé par Jacques Becker, et je me suis demandé qui incarnait Jeanne Hébuterne. C'est Anouk Aimée qui redonne vie à Jeanne et j'ai été troublé par cet extrait, qui correspond tant à l'ambiance d'une partie du roman :

Il faut remercier Olivia Elkaim, pas seulement pour le livre lui-même, mais pour faire découvrir ou redécouvrir Jeanne Hébuterne aux lecteurs de 2017. Un personnage bouleversant, attachant, mais parfois déroutant, oscillant entre égoïsme et immaturité, pleine de détermination et pourtant attachée à Modigliani jusqu'à perdre tout libre arbitre.
Modigliani a été sa chance autant que son malheur, mais, hélas, le second écrase bien souvent le premier... La fin de Jeanne Hébuterne est terrible, d'une violence inouïe, à plus d'un titre. Il y a dans l'historie de ce couple cette adversité qui fait les amours mythiques, quelque chose de Tristan et Yseult. Ou des personnages de Radiguet, leur contemporain.
Muse, compagne, amante, Jeanne a certainement été la relation la plus durable de Modigliani, séducteur invétéré. Pourtant, et c'est là aussi très douloureux, on se rend compte que, en dehors de Soutine, bon gars malgré ses excentricités et son allure pas possible, elle n'a jamais été acceptée par l'entourage de Modigliani.
De nos jours, les toiles de Modigliani se vendent au prix fort dans le monde entier et son style reste reconnaissable entre mille. Les oeuvres peintes par Jeanne Hébuterne existent, elles aussi. Une dizaine de toiles signées par la jeune femme ont été découvertes au début des années 2000. Neuf de ces toiles dormaient dans une cave appartenant à son frère André depuis un quart de siècle.
Au-delà de son destin, tellement injuste, Jeanne Hébuterne n'a pas été épargnée par la postérité, rejetée par tous, ou presque... Oubliée, comme son travail, dont on devine qu'il a pourtant été abondant, sans préjuger de sa qualité. Difficile de ne pas se dire qu'elle paye sa position de femme, quand l'homme, lui, a connu la gloire, même posthume.
L'hommage que rend Olivia Elkaim à Jeanne Hébuterne permettra de rétablir, même un tout petit peu, l'équilibre entre les deux amants. Il offre aussi au lecteur une histoire extrêmement forte, celle d'un amour destructeur sur lequel la mort plane d'emblée, puisque Modigliani se sait perdu, qui prend place dans un contexte passionnant, artistiquement comme historiquement.

Portrait de Jeanne Hébuterne par Modigliani.