Voyage au coeur de la misère sexuelle

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Paroles d’honneur (Leïla Slimani – Laetitia Coryn – Editions Les Arènes)

Rabat, mai 2015. A l’issue d’une conférence sur son livre « Dans le jardin de l’ogre », dont le sujet principal est l’addiction sexuelle, la romancière Leïla Slimani est abordée par une jeune femme. Celle-ci se confie à elle pour lui raconter sa vie intime. Comme beaucoup d’autres femmes marocaines, Nour est révoltée par la condition sexuelle féminine dans son pays. A presque 40 ans, Nour est toujours célibataire. Elle est donc considérée comme vierge par ses parents, car la loi marocaine interdit les relations sexuelles en-dehors du mariage. En gros, si tu couches avec un homme qui n’est pas ton mari, t’es une pute. Pour Nour, le fait qu’elle ne soit toujours pas mariée à son âge représente une source de conflit avec ses parents, mais fait également en sorte qu’il lui est quasiment impossible de louer un logement. Aux yeux des hommes, une femme seule va forcément en profiter pour faire entrer des hommes dans son appartement, voire même ouvrir une maison close. En discutant, Nour et Leïla constatent à quel point la société marocaine est hypocrite par rapport à la sexualité féminine: d’un côté les hommes marocains exigent des jeunes femmes qu’elles soient vierges lors de leur mariage et de l’autre côté, ils sont très nombreux à aller voir des prostituées et sont parmi les plus gros consommateurs de sites porno au monde. Sans parler des nombreux cas de viols. Pas étonnant dès lors que tant de femmes marocaines se fassent reconstruire l’hymen ou optent pour la sodomie, toujours dans le but de faire croire qu’elles n’ont pas eu de relations avant le mariage… Interpellée par le témoignage poignant de Nour, Leïla Slimani décide alors d’interroger d’autres femmes sur leur sexualité, en espérant que la libération de la parole permettra de faire avancer les choses. De témoignage en témoignage, on découvre pourquoi et comment la société marocaine entretient un rapport aussi complexe et douloureux avec la sexualité.

Prix Goncourt en 2016 pour son roman « Chanson douce », Leïla Slimani a été émue par les histoires sordides qui lui ont été racontées par des femmes et des homosexuels marocains, dont les corps sont souvent confrontés aux pires épreuves dans l’indifférence générale. Plutôt que d’écrire un nouveau roman à partir de cette matière, elle a choisi un autre moyen d’expression pour aborder de manière courageuse le sujet tabou de la sexualité au Maroc: la BD reportage. « Paroles d’honneur » est le premier scénario de bande dessinée de Leïla Slimani. C’est une prise de parole engagée et émancipatrice, dans laquelle l’auteure se met en scène. Grâce aux traits délicats de la dessinatrice Laetitia Coryn, on accompagne Leïla Slimani dans son enquête. On s’indigne en même temps qu’elle lorsqu’elle interroge ces femmes qui racontent comment elles ont été abusées et frappées par leurs maris. On rencontre avec elle des militantes féministes comme Asma Lamrabet, Mona Eltahawi ou Fatima Mernissi, qui expliquent toutes à quel point la religion est instrumentalisée pour enfermer le corps et l’esprit des femmes. Il y a également des hommes qui sont interrogés dans le livre, notamment le réalisateur Nabil Ayouch, dont le film « Much Loved » a déclenché des réactions particulièrement violentes au Maroc. Sur la forme, on sent que Leïla Slimani reste davantage une romancière qu’une scénariste de bande dessinée (elle a d’ailleurs écrit un essai baptisé « Sexe et mensonges » sur le même sujet, qui sort simultanément en librairie) mais sur le fond, c’est un témoignage passionnant et sans concession sur l’hypocrisie qui entoure la sexualité au Maroc. Le but de ce roman graphique? Ouvrir nos yeux sur une problématique que beaucoup préfèrent ignorer…