Hors-série : Ann Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe (1794)

Par Femmesdelettres

Comme la Renaissance est italienne, comme les Lumières sont françaises, le Romantisme, lui, est anglais. Et comme la Renaissance en Italie, le romantisme a bien, en Angleterre, plus d’un demi-siècle d’avance sur le nôtre. Dès le XVIIIème siècle, anglaises et anglais lisaient des romans historiques et des poèmes passionnés, qui ne trouveront des équivalents français que chez Hugo et Lamartine.

Un genre littéraire anglais s’impose à la fin du XVIIIème siècle et impressionne toute l’Europe : c’est le roman « noir » ou « gothique ». On y rencontre des fantômes, des brigands, et d’autres ombres plus mystérieuses encore ; on tremble, on hurle, on aime, et tout cela entre les murs d’un vieux château ou d’un domaine abandonné, où règnent les ronces.

Ann Radcliffe, petite bourgeoise à la vie ordinaire en apparence, est l’autrice d’un chef-d’œuvre du genre que toute l’Europe acclamera, même ceux qui blâment les lectures romanesques : ce sont Les Mystères d’Udolphe, 1794, que la France connaîtra en 1797, dans la traduction passionnément désuète d’une aristocrate aventurière, Victorine de Chastenay. L’autrice d’Orgueil et préjugés, Jane Austen, a écrit quelque part (quoique peut-être ironiquement) : « tant que j’aurai Udolphe à lire, il me semble que personne ne pourra me rendre malheureuse ».

Le premier livre de ces Mystères fait entendre clairement l’influence de Jean-Jacques Rousseau. L’héroïne, Emilie Saint-Aubert, est l’équivalent féminin de l’Emile. Elle et lui ont reçu de leur père la même éducation : « en cultivant son esprit, Saint-Aubert [son père] lui avait assuré un refuge contre l’ennui et l’oisiveté. La dissipation, les brillants amusements, les distractions de la société ne lui étaient point nécessaires. Mais en même temps, Saint-Aubert avait développé les touchantes qualités de son âme ; elle répandait sa bienveillance autour d’elle, et les maux qu’elle ne pouvait écarter par ses secours, elle les adoucissait par la compassion et la bonté ; en un mot, elle savait compatir aux douleurs de tous les êtres qui souffraient » (p. 168).

Mais bien vite, le père meurt, et les ennuis commencent. D’abord Valancourt, le courtisan, se montre plus entreprenant : quand le chat n’est pas là… Surtout, la terrible Mme Chéron, sa tutrice, l’emmène jusqu’en Italie, à travers les Alpes dont elle redoute et admire à la fois les sublimes « précipices » (le mot revient sans cesse, preuve d’une fascination peut-être malsaine). Bientôt, au milieu des montagnes, elle sera comme emprisonnée au château d’Udolphe, plein de dangers et de secrets anciens. Le siècle de la Raison se laisse donc bien parfois emporter par la « superstition », pour le dire comme la traductrice, qui écrit dans ses Mémoires : « Udolphe me causait un ébranlement dans l’imagination dont ma raison n’a jamais su me préserver. Les terreurs d’un bruit sourd, d’une ombre prolongée, d’un effet fantastique enfin, m’atteignent encore comme un enfant et sans que j’en puisse trouver la cause ».

Ce genre de romans peut, moi aussi, me tenir éveillé toute une nuit ; ses presque 900 page ont passé plus vite à mon goût que certains films d’horreur pénibles de guère plus d’1h30. Surtout, le style de la traductrice est une source perpétuelle d’amusements, par exemple cet emploi archaïque du verbe « intéresser » : « Maddelina parlait peu ; mais ce qu’elle disait était dit d’une voix douce, accompagné d’un air modeste et complaisant qui intéressait Emilie » (p. 557). La tournure du style révèle en fait une manière de se comporter et de se ressentir. Quand arrive un rendez-vous amoureux à la fois espéré et redouté : « Emilie se présenta avec un extérieur composé ; mais Valancourt, trop agité, fut quelques minutes sans pouvoir parler » (p. 684). J’aime cet « extérieur composé » qui suppose, sans jamais le dire explicitement, un intérieur décomposé…

Ann Radcliffe, Les Mystères d’Udolphe, trad. Victorine de Chastenay, Folio classiques, 2001, 912 p., 13,50€.


Classé dans:hors-série, recension, roman, traduction