[Ecriture] Les Héritiers des Etoiles – Chapitre 1

Par Rose @secretsderose

Je me suis toujours dit que si Dieu avait fait l’homme à son image, le monde avait du souci à se faire. Pourtant, à mon premier passage à la surface, j’avais écouté mon cœur et choisi la ville de Florence. Je ne pouvais que me fier aux dires des nombreux démons qui avaient la chance d’enchaîner les allers-retours à la Surface. Selon eux, le dynamisme de la ville, le talent de ses artistes, l’intelligence de ses dirigeants, mais surtout, un démon n’est pas ce qu’il est pour rien, la beauté des femmes et leurs proportions au pêcher leur permettaient de mener à bien leurs activités. N’étant pas particulièrement intéressée par les femmes, mais bien plus par l’art et la connaissance intellectuelle, cela m’était alors apparu comme un choix des plus pertinents.

Nous étions en 1480, Léonard de Vinci venait tout juste de quitter son maître Andréa del Verrocchio pour créer son propre atelier et savourer les joies de l’indépendance. Michel-Ange lui était à peine âgé de cinq ans et le célèbre Raphaël n’était quant à lui par encore de ce monde.

J’étais fascinée par cette époque où les femmes de la République de Florence étaient libres. La cité insoumise était un lieu de paix et de sérénité où les artistes avaient tout loisir de s’épanouir avec l’aide de la famille dirigeante, les Médicis. Je savourais avec passion les odeurs, les embruns sur mon visage, les couleurs, la chaleur du soleil, en espérant qu’une fois rentrée chez moi, le souvenir resterait vivace assez longtemps pour que je ne dépérisse pas. Je n’avais jamais rien ressenti d’aussi grisant de toute ma longue et misérable existence. Autant le dire tout de suite, je n’étais d’une toute première jeunesse, assez défraichie pour faire passer Jésus, Confucius ou même Platon pour des jeunes premiers.

C’était la première fois que j’arrivai à m’enfuir de ma tour d’obsidienne et ma petite escapade n’avait duré que peu de temps. Il était tout à fait improbable que papa Lucifer laisse sa fille faire ce qu’elle voulait trop longtemps. Qu’aurait-on dit de son autorité après de tels événements ? Cela m’a aussi permis de voir les dégâts que les hommes pouvaient faire à leur monde. Durant mes quelques mois en Toscane, les guerres, la corruption, les maladies et les famines se sont enchaînées et ont fait bien plus de morts que n’importe quelle attaque démoniaque.

Oublions une seconde saint Jean de l’Apocalypse et ses rêves providentiels. Les seuls cavaliers de l’Apocalypse que j’ai pu voir étaient les hommes eux-mêmes. Ils étaient la source de leurs propres maux. Ce qui ne les empêchait pas, à cette époque qui se voulait puritaine de nous considérer comme des monstres. Ce qui n’était certes, pas très loin de la vérité pour certains de mes confrères. Mais je n’étais pas sûr de pouvoir accorder plus de crédit à nos homologues célestes, si seulement les hommes avaient vraiment conscience de ce dont ils étaient capables pour parvenir à leurs fins.

Malgré ces considérations, mon retour à la réalité ne fut pas plus simple. Lucifer envoya ses sbires accompagnés de mon frère afin de me ramener gentiment au Pandémonium. Et j’avais suivi le mouvement, comme une bonne petite fille, toujours aussi peu convaincue d’avoir ma place dans la Capitale Infernale ou de l’avoir un jour. J’aspirais à ce que je ne pourrais sans doute jamais avoir, la liberté. J’avais à mes pieds des êtres parmi les plus puissants au monde, un univers sans fin que j’avais exploré dans les moindres recoins, et je ne m’étais jamais autant sentie prisonnière. Attaché à une fonction, à un devoir que je ne supportais plus d’être obligée accomplir nuit après nuit.

Cette escapade m’avait permis de m’affranchir de ces considérations, d’être une femme parmi tant d’autres et de vivre tout simplement. Il y avait si longtemps que je ne savais plus ce que c’était que de vivre, respirer ou même d’aimer. Qu’est-ce que l’amour en enfer ? La passion ? La destruction ? Je ne voulais plus de tout cela.

Bien sûr, Lucifer ne vit pas mes idées indépendantistes d’un bon œil. Je me devais de rester auprès de lui et d’affronter « en famille » la menace d’une guerre potentielle qui menaçait au-dessus de nous comme une épée de Damoclès. Personne n’avait simplement envisagé que l’ascendance de ma mère soit aussi forte. Fille de la déesse grecque de la Lune, Séléné, connue pour sa passion pour les hommes, mais aussi pour son besoin d’affranchissement constant. Peut-être était-ce parce que je ressemblais tant à ma mère qu’il tenait à me garder à ses côtés ? Ou parce que j’étais la seule à maîtriser parfaitement tous des us et coutumes des peuples surnaturels vivants, qui sait ? Mais garder sa fille dans une prison dorée n’était pas le meilleur moyen de gagner sa loyauté. Il l’avait déjà. Je resterai fidèle à mon père quoiqu’il advienne. Seulement plus son comportement périclitait, plus le besoin de fuir semblait fort.

Ma généalogie ne s’expliquait pas réellement. Mes parents appartenaient à deux mondes interagissant avec celui des hommes, mais qui jamais n’auraient dû se rencontrer. Si ce n’est pas le hasard fortuit d’une balade à la surface. Mon frère et moi appartenions donc à deux espèces différentes et aucune ne voulait de nous. La seule à parvenir à nous accepter était démoniaque. Et cette espèce avait l’habitude d’accepter les rebus de la société.

J’étais ce que l’on appellait dans le milieu un néphilim. À l’origine, cela suppose un être mi-ange mi-homme ou mi-démon mi-homme. Dans mon cas, c’était quelque peu plus subtil. Mon père, bien avant d’être le Seigneur des Ténèbres était le « porteur de Lumière », le plus beau des anges, le plus puissant aussi. Je suis née à l’époque où il était encore considéré comme tel, ce qui fait de moi un être mi-archange mi-dieu. Dit de la sorte, ça paraît particulièrement pompeux, mon ascendance n’était pas franchement mon meilleur atout. La nature m’avait octroyé des capacités hors du commun et pour la plupart des surnats cela relevait de l’hérésie. J’étais le monstre parmi les monstres, une erreur qu’il fallait absolument réparer. Donc, il fallait que je meure, logique…

Mon père nous avait protégé mon frère et moi pendant des siècles. Plus personne n’avait osé s’en prendre à nous depuis l’attaque de l’Eden. Généralement, risquer la colère et la vengeance de Lucifer ne faisait fantasmer personne. J’avais profité de cette protection, mais cela n’empêchait pas les chasseurs de primes, les anges, les démons de l’opposition et à peu près tous les hommes d’Église de chercher ardemment notre mort. Pour quelqu’un traqué et haï par ses pairs durant des millénaires, comment ne pas souhaiter un peu de quiétude dans l’anonymat de l’humanité ?

J’avais le choix, vivre en Enfer ou risquer d’être capturé par ce cher Michel pour que Dieu puisse mener sa petite vendetta à bien. Oh pardon ? Aurais-je blasphémé ? Imaginer un instant Dieu capable de tuer sa nièce, un être doué de raison et du libre arbitre qu’il refuse à tous ces anges ? Autant le dire tout de suite, dans mon histoire, il ne faut pas s’attendre à une approche manichéenne du monde. Les gentils ne sont pas aussi immaculés qu’ils veulent bien nous le faire croire et les méchants…  Eh bien, certains ne sont pas si affreux que cela. Ils vivent comme ils le peuvent. Si cela convient parfaitement à certains, ce n’est pas le cas de tous. Le tout est de savoir reconnaître le vrai de l’illusion. Une chose dans laquelle j’excelle particulièrement. Alors sur ces choix qui s’imposaient à moi, je décidai de prendre la tangente.

***

Le mois de mai, était particulièrement clément, et les rayons du soleil filtraient largement à travers la vitre de ma petite librairie. Tout était parfait, sauf bien sûr le fait que j’étais coincée dans l’arrière-boutique poussiéreuse, emplie à ras-bord d’ouvrages divers, plus anciens les uns que les autres, à chercher la perle rare pour un client féru d’architecture antique. Étant tout proche d’Arles, cela ne m’étonnait pas, les ruines antiques intéressaient énormément les touristes, mais il y avait surement des librairies plus proches.

À grand renfort d’éternuements, je réussis à déloger un ouvrage et le lui apportai. Je fis un client heureux et il n’y avait rien de tel pour passer une bonne journée. Sans compter le soleil et la plage évidemment.

Deux cents ans plus tôt, j’étais parvenue à quitter les Enfers. Pas que je sois la première à réaliser un tel exploit, beaucoup de mes semblables vivaient à la surface, mais aucun n’avait mon ascendance. La fuite de la princesse des Enfers, voilà un sujet qui faisait toujours partie de toutes les conversations. Pour être tout à fait honnête, je n’en avais cure, j’étais libre et rien n’était plus important.

Deux cents ans, c’était bien peu dans ma vie, pourtant j’avais cette impression d’avoir fait tant de choses que j’étais comblée. J’avais choisi la France comme terre d’accueil, un lieu fort de culture, d’histoire et de patrimoine. L’an de grâce 1796 avait vu apparaitre un nouvel habitant à Paris. J’avais vu les gouvernements se faire et se défaire avec rapidité, les arts se modifier, s’épanouir, les courants artistiques s’enchaîner, les guerres ravager les populations et les récoltes, les mœurs se dégrader et évoluer et la technologie apparaitre. J’étais émerveillée par la capacité des hommes de changer à une rapidité déconcertante et de se battre pour ce qu’ils désiraient. Bien sûr, leurs volontés hégémoniques amèneraient à la destruction de la terre qui les nourrissait, mais qui étais-je pour juger de ce genre de choses ? J’avais vécu en enfer durant des millénaires ; la guerre, la destruction et la mort faisaient partie intégrante de mon existence.

J’avais quitté, il y a une vingtaine d’années, le stress de la capitale pour m’installer dans au soleil, en Provence, dans l’un des coins les plus sauvages, le bassin de la Camargue. Je menais ma petite vie, tranquillement, certes parfois un brin ennuyante, mais je pouvais toujours compter sur mon grand frère pour venir ajouter un peu de piment dans ma vie. Eh oui, parce qu’à chaque fois qu’il avait un problème pour régler un conflit, qui est-ce qu’il appelait ? Eh bien, sa petite sœur pardi. Ce garçon n’était pas capable de régler un problème seul lorsqu’il s’agissait d’activités démoniaques répréhensibles à la surface. Non qu’il n’y en ait beaucoup, mais disons que le meurtre de masse est une bonne raison pour que j’intervienne. Le côté positif à tout cela, c’est que je ne perdais pas la main et que j’étais toujours capable de me défendre si un démon décidait à tout hasard de s’attaquer à moi.

J’avais élu domicile dans une petite maison isolée, agrémentée de son petit carré de plage privative, bien trop éloignée de la ville pour attirer les touristes et entourée de marais où les Camarguais galopaient en liberté. J’avais trouvé mon paradis et ça m’allait parfaitement. J’étais loin de tout et de tout le monde, mais à quelques kilomètres de Saintes-Maries-de-la-Mer où se trouvait ma librairie. Que pouvais-je demander de plus ?

J’avais parfaitement adopté la manière de vivre de cette époque, bien loin de l’éternelle mascarade se jouant en enfer. Lucifer avait décidé de faire du Pandémonium la capitale infernale et ultime degré du neuvième cercle, une cour à l’image des grands empires monarchiques européens. Ce qui signifiait, bals, orgies, guerres et complots, encore que, en enfer, les complots soient considérés comme monnaie courante. N’importe quel qualificatif pourrait convenir, du moment que la décadence et la démesure en faisaient partie. Un descriptif de ce que sont les Enfers serait bien trop fastidieux. Mon royaume natal était compliqué, fascinant, dangereux et quelques mots ne seraient jamais suffisants pour en illustrer les multiples facettes.

Dans un coin reclus de mon esprit, ma terre me manquait, mais cette part était recouverte par une bonne dose de couleurs, de trahison et de tant d’autres choses que je n’osais même plus y penser. Cela me plongeait dans un état mélancolique étrange duquel je ne sortais jamais indemne.

Je pris donc ma pause. Pour être parfaitement honnête, je n’en revenais pas d’avoir trouvé un équilibre dans un quotidien aussi ordinaire. Ici, je n’étais qu’une humaine au milieu de tant d’autres, peut-être un peu excentrique, solitaire et même parfois dépravée, mais il n’y avait plus d’Alexine « la princesse des Enfers », et cela me faisait un bien fou. J’avais laissé les responsabilités et les devoirs bien loin derrière moi, je n’avais de compte à rendre à personne. Sauf peut-être à mon banquier.

Mon arrière-boutique m’appelait de nouveau. En cherchant cet ouvrage pour mon client, je m’étais rendu compte que la poussière s’entassait et que l’on ne retrouvait plus rien dans tout ce bazar sans nom. Je fermai pour l’après-midi et commençai mon rangement. En arrivant à la Surface, j’avais appris la joie de toutes ces petites choses qui impliquaient le fait de vivre seule. Les tâches ménagères n’avaient jamais fait partit de mes priorités. J’avais du personnel pour cela. Je m’étais trouvée bien dépourvue quand mon tour fut venu. Le rangement et la cuisine avaient fini par devenir un petit plaisir. Je nettoyais avec autant d’ardeur que si je voulais laver mon âme de toutes ses souillures, et Satan sait qu’il y en a. Quant à la cuisine… J’aimais bien trop manger pour ne pas savoir me faire de bons petits plats seule.

J’allumai mon ordinateur et laissai la voix rauque et particulière d’un chanteur de rock que j’affectionnais me transporter. Je commençai par trirer les ouvrages en fonction des genres et des auteurs. D’aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours adoré les livres. J’étais bien l’une des rares d’ailleurs. Le Pandémonium contenait une bibliothèque impressionnante dont j’avais rempli consciencieusement les étals au fil des siècles. Petite, j’adorais m’y cacher pour espionner les conversations de mon père et de ses alliés. Plus tard, j’en avais fait mon havre de paix. Ce n’était pas un endroit où l’on risquait de venir me déranger, c’était donc parfait. J’avais rapidement compris que, si je voulais survivre en Enfer, il fallait que je sois utile. C’est ce que je me suis appliquée à faire, en apprenant par cœur les coutumes et les mœurs de chacun de peuples de surnats qui existait. J’étais devenue l’atout indispensable à toute discussion diplomatique ou tactique guerrière. Un atout dont ils avaient dû se passer à mon départ. Je ne m’en faisais pas, il n’y avait pas eu de guerre en enfer depuis des siècles… Et je ne doutais pas que mon cher frère aurait tout fait pour me faire revenir, le cas échéant.

Je m’étais spécialisée dans plusieurs domaines pour faire face à la crise qui touchait le domaine littéraire ces dernières années. Mon petit paradis allait de la littérature générale aux ouvrages d’art. J’avais réservé un espace pour la jeunesse qui représentait une grande partie de mon lectorat et à la littérature fantastique en tout genre. Parce qu’étant moi-même une créature surnaturelle, je trouvais toujours très drôle de voir comment les auteurs humains nous imaginaient. Et je devais admettre que leurs visions des choses n’étaient parfois pas si loin de la réalité. J’adorai tout particulièrement l’aspect romantique de ses lectures. La romance n’avait jamais eu cours dans mon milieu. Non, vraiment, un démon amoureux ? J’admirais simplement cette capacité humaine à inclure l’amour partout. C’était réconfortant de voir que certes, ils étaient capables du pire, mais du meilleur aussi !

Je décidai qu’après mon coup de poussière, faire l’inventaire de mes précieux petits serait une bonne idée. Me tenir informée des dernières nouveautés pourrait aussi être intéressant. Et alors que je redémarrai la playlist de mon bad boy de chanteur, une sorcière noire de toute évidence en colère apparu au beau milieu de mes livres, bousculant une pile au passage. Je me précipitai sur eux et redressai la pile comme si le sol était en feu.

— Il a encore fait une connerie ! L’école a appelé ! Cet enfant est en train de me rendre folle !

Je ris sous cape.

— Qu’a-t-il fait cette fois ?

— Il a mis le feu à la chaise de son instit !

La sorcière s’assit lourdement sur le bureau qui me servait plus de débarras que de table d’écriture et se prit la tête dans les mains. Son désarroi me fit mal au cœur.

— Oh, hé, ça va… Il n’y a pas mort d’homme, ça aurait pu être bien pire.

— Son instit était sur ladite chaise, Alex !

J’esquissai une grimace.

— Elle a été transportée à l’hôpital avant que je ne puisse faire quoi que ce soit. Il va falloir que je trouve une histoire qui tienne la route.

— Une potion d’amnésie, un charme de mémoire résiduel et le tour est joué.

— Comme si c’était aussi simple, rétorqua-t-elle.

Nalla n’était pas le genre de femme à se laisser abattre. Du haut de sa trentaine d’années, c’était non seulement une jolie femme, dotée de courbes avantageuses, un visage de poupée entouré par une masse de cheveux blonds coupés carrés, mais elle était surtout à la tête du Coven local et gérait une cinquantaine de sorcières de toutes confessions. Ils avaient été nombreux à la prendre pour une arriviste lorsqu’elle avait décidé de réunir des communautés blanches, noires et grises en une seule unité. Lorsqu’elles n’étaient pas du même bord, les sorcières avaient une légère tendance à s’entre-tuer, c’était la loi de la nature. Nous ne distinguions pas les sorcières par rapport a le choix ou non d’être bonne ou mauvaise, cette notion avait toujours été floue pour la plupart des surnats, mais plutôt par le choix de magie qu’elles pour lesquelles elles avaient une affinité. Les sorcières blanches étaient particulièrement liées à la nature, les grises à la magie de sang et les noires, à la magie démoniaque. Bien sûr, pratiquer une magie n’excluait pas l’usage d’une autre, mais elles se spécialisaient très rapidement afin de servir au mieux leurs communautés.

Adam, son fils de quatre ans était un vrai amour, mais aussi en pleine découverte de ses pouvoirs. En tant que fils d’un chamane et d’une sorcière noire, il n’était pas en reste. Nalla avait seulement du mal à lui faire comprendre qu’il y avait des endroits pour utiliser la magie et d’autres non, et que brûler les fesses de son institutrice n’était pas un bon moyen de montrer son mécontentement lorsqu’il était puni.

C’était le problème avec les enfants surnats, ils n’avaient aucune conscience des dures lois qui régissent notre présence en Surface, et le secret de notre existence en était la première et la primordiale. S’il commençait à s’amuser à brûler les gens en pleine classe, jusqu’où serait-il capable d’aller le jour où on lui fera réellement du tort ? Il allait falloir que j’aie une conversation avec lui sur ce point. Avec une bonne glace en prime. Notre communauté n’était pas assez considérable pour qu’il y ait des écoles spécialisées. S’ils avaient été à Paris, je ne me serais pas inquiétée, mais la Provence profonde incluait un reculement et un isolement importants et malheureusement un manque de fonds conséquent.

Adam serait puissant, il était donc essentiel qu’il apprenne à se maîtriser dès maintenant. Si sa mère pouvait se charger de son apprentissage de sorcier, son père aux abonnés absents ne pourrait s’occuper du chamanisme, et ils étaient rares dans le coin. Je trouverai une solution. En attendant, le principal était de permettre à ce petit monstre de se contenir.

— Lui as-tu parlé de ce qu’il pouvait faire ou non ? demandai-je.

— Pour qui me prends-tu ? s’indigna-t-elle. Bien sûr que je lui ai dit ! Mais il n’écoute rien ! C’est bien le fils de son père, tiens.

Je ris cette fois. J’étais fascinée par cette manière qu’avaient les parents de se rejeter la faute quant aux défauts de leurs enfants. Aux dernières nouvelles, ces petites choses fragiles et turbulentes étaient le mélange des deux partenaires, ils étaient autant fautifs l’un que l’autre. D’autant plus que je reconnaissais dans le comportement d’Adam les traits caractéristiques du caractère flamboyant de sa mère.

— Nalla, c’est un enfant, il est encore soumis à ses émotions. S’il est déjà conscient qu’il a fait une erreur, ce sera une bonne chose. Ça le fera peut-être réfléchir pour la prochaine fois.

— C’est la punition qu’il va se prendre qui va le faire réfléchir, oui.

J’imaginais soudainement le pauvre garçon pendu par les pieds au-dessus d’une douve emplie de lave… Fort heureusement pour lui, les punitions d’ici n’étaient pas les mêmes qu’en enfer.

Je retournai à mon inventaire alors qu’elle me déblatérait en long et en large de quelle manière elle allait manger son fils. Vu que la seule chose qui me venaient à l’esprit fut de lui demander si elle le préférait aux oignons ou grillé, je préférai me concentrer sur quelque chose que je maîtrisais parfaitement, les livres. L’éducation était l’apanage des parents, et sachant que je ne risquai pas d’en avoir un jour, je lui laissais volontiers cette joie.

Je n’avais pas remarqué le changement de sujet jusqu’à ce qu’elle prononce un mot qui raviva en moi des souvenirs douloureux « Caïna ».

— Pardon ?

— Je te demandais si tu étais au courant de ce qui se déroulait en ce moment dans la Vallée de la Caïna… Tu es sûre que ça va ? Tu es toute pâle…

Pour être honnête, non, ça n’allait pas. C’était même plutôt le contraire. Je fus prise d’un vertige et m’accrochai à une étagère avant que mon amie ne le remarque… Il ne manquait plus que cela. La Vallée de la Caïna était la dernière étape sur la route des Enfers avant d’atteindre le Pandémonium. Le Neuvième cercle dans lequel se trouvait la capitale était séparé en quatre autres cercles chacun dirigé d’une main de maître par un archidémon. Évitons toute naïveté, ce n’était pas la taille du royaume qui comptait en enfer, mais bien la distance qui le séparait du Pandémonium. La Caïna était la plus proche, vaste étendue gelée, dominée par Mephistar la Cité de Cristal et surtout par son archidémon, Méphistophélès.

Je lui fis comprendre que j’allai bien et elle reprit.

— D’après mes sources, les neiges de la Caïna seraient en train de fondre. Méphistophélès est en train de péricliter.

Les neiges de la vallée n’étaient pas là pour rien, elles servaient de dernier rempart avant l’accès au Pandémonium, une ultime embûche avant le saint Graal infernal. Elles étaient surtout manipulées par l’archidémon lui-même, et influencées par ses émotions. Je ne pouvais pas imaginer un seul moment qu’il se laisse aller, qu’il abandonne sa tâche. Il était fidèle à mon père depuis des siècles, bien qu’il n’ait jamais caché son désir d’être à sa place. Un démon, surtout aussi ancien et puissant que lui, restait un démon. Alors je ne pouvais concevoir qu’il baisse assez sa garde pour laisser son trouble détraquer le climat. Il ne pouvait pas sombrer dans la folie, c’était inconcevable…

— Toi qui le connais, tu ne saurais pas ce qui a pu provoquer cela ?

Tout se bousculait dans ma tête, je n’arrivais pas à remettre de l’ordre dans mes idées. Cette nouvelle m’obsédait et créait en moi un trou béant.

— Non, je n’en ai aucune idée. Je n’ai pas eu de nouvelle de Dan depuis longtemps, et tu sais mieux que personne que je me tiens le plus possible à l’écart des affaires infernales.

Elle hocha la tête peu convaincue. Même moi je ne l’étais pas. Je maudissais mon crétin de frère de ne pas m’avoir parlé de ça plus tôt. On pouvait faire confiance à Aedan pour oublier ce qui était important et se concentrer uniquement sur ce qui l’intéressait.

Mon frère et moi étions certes jumeaux, mais différents sur bien des points. Déjà, si j’avais réussi à rester à moitié ange malgré ma vie en enfer, mon frère lui avait très rapidement chu. L’on pouvait très certainement remercier l’attention toute particulière qu’avait accordée notre cher paternel à son fils prodigue. Sa grosse tête de fille étant elle bien moins importante, et surtout moins utile sur un champ de bataille. Il avait très rapidement compris ô combien ce dernier point était erroné. Malgré tout, il était mon frère, et sans doute la personne que j’aimais le plus en ce bas monde. Il était la moitié de mon tout et sans lui, la solitude était parfois bien difficile à accepter. C’était pour cela que je ne faisais pas grand cas des « affaires familiales » qu’il me demandait de l’aider à résoudre, cela me permettait de passer du temps avec lui. Et c’était beaucoup.

L’idée que Méphisto puisse sombrer dans la folie m’obnubilait. Il m’avait toujours semblé inébranlable, un roc que rien ne pouvait atteindre. Je me demandais ce qui avait pu le toucher à ce point…

— Sais-tu depuis combien de temps les neiges fondent ? demandai-je.

— D’après ce que j’ai compris, ça fait pas mal de temps, mais personne ne s’en était vraiment inquiété. Ils pensaient que c’était passager. Méphistophélès a tendance à être lunatique.

Elle ne m’apprenait rien. J’avais côtoyé l’énergumène assez longtemps pour savoir exactement quand et comment il pouvait réagir. Si la plupart du temps il faisait largement preuve de dédain, de mépris voire d’une certaine malice, sa colère était dévastatrice, et je ne conseillais à personne de rester dans les parages dans ces moments-là. Si on tient à la vie, en tout cas.

Son indication ne m’aidait pas réellement, non plus. J’avais besoin d’une période précise pour comprendre. « Pas mal de temps » avec les humains pouvait tout aussi bien signifier une semaine comme un an ou cent. Autant le dire de suite, pour un démon un siècle ou deux signifiait bien peu de choses, une infime partie de notre vie. Pour un homme c’était considérable. Heureusement pour moi, la plupart des surnats que je fréquentais étaient eux aussi dotés d’une espérance de vie assez longue. Cela m’évitait non seulement de perdre mes potentiels amis trop tôt, mais surtout d’avoir à expliquer à quel point leurs conceptions de la vie et de la mort étaient loin des nôtres.

— Si seulement il n’était que lunatique…

Je me rendis compte que j’avais prononcé cette phrase à voix haute lorsque les yeux verts de Nalla accrochèrent les miens. C’était trop tard pour faire comme si de rien n’était maintenant. Je pouvais très bien faire comme si cette phrase ne signifiait rien, mais elle saurait de toute manière que je lui cachais quelque chose. Je n’avais pas envie de mentir, seulement d’éviter de parler de tout ce qui avait attrait aux Enfers. Je vivais peut-être dans un perpétuel déni depuis deux cents ans, mais au moins, j’avais la conscience tranquille. Moins j’en savais, moins je m’en voulais d’être partie. Jusqu’à ce que ça m’explose à la figure, comme en cet instant précis.

— Il y a quelque chose dont tu as envie de parler, Alex ?

— Non. Je n’aimerais mieux pas justement.

— Il va bien falloir que tu affrontes tes démons un jour ou l’autre ma belle.

Je ricanai. Elle avait le don de mettre le doigt sur ce qui faisait mal sans même s’en rendre compte.

— Si tu savais à quel point ton analogie est juste ! Le truc, c’est que pour l’instant, j’ai bien l’intention que les cadavres restent encore quelque temps dans le placard. Bien que si la Caïna est vraiment en train de fondre, je doute pouvoir rester les bras croisés très longtemps…

— C’est étrange, on a parlé du Pandémonium des centaines de fois et tu n’as jamais réagi avec autant d’émotion qu’aujourd’hui quand je t’ai parlé de la Vallée Gelée. Enfin, avec émotion… Avec toi, c’est toujours difficile de savoir.

Qu’est-ce que je disais, un véritable don. Et en plus de ça, elle avait le culot de me taxer d’insensible. Diable de sorcière.

— Je vais aller chercher Adam à l’école et on va aller manger une glace pour parler un peu tous les deux. Peut-être qu’avec moi, le discours aura plus d’impact.

— Je vais prévenir l’école.

Nalla se leva et ne fit aucun commentaire sur mon changement de sujet inopiné, se contentant de disparaître aussi soudainement qu’elle était apparue. Je pouvais toujours compter sur mon amie pour savoir quand battre en retraite.

Il me restait encore une petite heure avant que je n’aie à aller chercher mon petit monstre, une heure que je mis à profit pour me vider l’esprit de toute pensée me ramenant aux Enfers. Cela faisait deux siècles que je m’évertuais à le faire, ce n’était pas une petite complication qui allait me faire flancher. Je poussai le vice jusqu’à mettre un groupe de métal assez fort pour que ça court-circuite mes capacités de réflexions et terminai mon inventaire. J’eus même le temps de surfer un peu sur le web afin de savoir quels étaient les nouveaux livres à la mode par le biais des blogueuses littéraires. Ces petites étaient pleines de talent, et une ressource inépuisable d’idées.

Mes pensées ne s’éclaircirent que lorsqu’Adam, petit bonhomme blond, aux yeux bleus céruléen et aux joues adorablement roses me courut dans les bras pour me dire bonjour. J’avais beau ne pas pouvoir avoir d’enfant, j’adorais ces petites boules de bonne humeur. Uniquement quand elles ne se faisaient plus dessus et n’hurlaient pas pour qu’on les nourrisse. Ils me le rendaient bien.

La première glace de l’année était un événement en soi, et je décidai de l’amener dans l’arrière-ville afin de profiter du meilleur glacier, situé juste à côté de l’église. Je profitai pleinement du fait que les rues étaient encore exemptes de touriste. La saison estivale bâterait bientôt son plein et avec cela, le lot de soucis que cela apportait à tout surnat. Je l’écoutai me parler de sa journée avec sa petite voix fluette, jusqu’au moment où l’on aborda la question qui fâche. Ce que j’aimais par-dessus tout chez ce gamin, c’est qu’il ne se laissait pas démonter. Il avait du courage et de la force. Il ferait un très bon dirigeant pour sa communauté, surtout en tant que sang mêlé.

— Mais, mais, elle a dit que j’étais un idiot et que je n’arriverai jamais à rien dans la vie ! Maman, elle m’a dit que je ne devais pas me laisser faire quand on me parlait mal.

Que pouvais-je dire à cela ? Il avait eu parfaitement raison de ne pas laisser son instit dire de telles choses à son propos. Depuis quand les enseignants se permettaient d’être aussi insultants envers les enfants ? Bon, pour être parfaitement honnête, j’avais vécu bien pire lors de mon apprentissage en enfer. Il faut dire qu’entre le Léviathan qui me servait de maître d’armes et Lilith qui s’occupait d’à peu près tout le reste, j’étais bien entourée, et je n’avais pas le droit à l’erreur. Mais ici, il me semblait que les adultes étaient censés inculquer le respect aux enfants. Comment peuvent-ils respecter les adultes s’ils ont eux-mêmes un comportement inapproprié et répréhensible. Tout cela m’échappait totalement… La seule chose dont j’étais sûre c’était qu’il fallait absolument que je touche deux mots à cette femme avant qu’il ne lui arrive bien pire que des brûlures au second degré au niveau du postérieur.

— Trésor, sur le fond, tu as parfaitement raison. Ta maîtresse n’avait pas le droit de te parler de la sorte, et je vais faire en sorte qu’elle soit punie pour cela, je te le promets. En revanche, c’est ton comportement qui n’est pas le bon. Tu n’aurais pas dû te venger devant tout le monde et certainement pas en utilisant tes pouvoirs.

Qui étais-je réellement pour critiquer ? J’aurais très certainement fait exactement la même chose, même encore maintenant. Bon, j’aurais peut-être été un peu plus discrète. En même, la pratique aidant…

— Mais…

Comme dit le dicton : « on n’a rien, sans rien ». Alors, afin d’impressionner le petit garçon, mais surtout pour qu’il comprenne bien l’importance de mon message, je lâchai la bride de mon aura qui se déversa lentement sur lui. Même à très petite dose, la nature de mon pouvoir était saisissante et effrayante, surtout pour un aussi jeune garçon. Une expression de surprise marqua son visage, et je le regardai dans les yeux afin que mes paroles entrent distinctement dans sa petite caboche.

— Non, petit monstre, pas de « mais » ! Il y a des règles. Tu nous mets tous en danger en agissant de la sorte. Et tu sais ce qui arrive quand un membre de la communauté sort du droit chemin ?

Il déglutit difficilement, et c’est avec une toute petite voix apeurée qu’il me répondît.

 — Maman dit qu’il faut les tuer…

Je m’attendris en voyant ses yeux pleins de larmes… Nom de Satan, voilà que je me ramollissais maintenant. Je cadenassai de nouveau mon pouvoir tout au fond de mon être et continuai.

— Exactement. Et, je n’ai pas du tout envie que ça t’arrive. Je devrais m’occuper de ta mère, tu imagines le calvaire que j’endurerai ?

Ma remarque le fit rire. Victoire. Je me sentis moins coupable.

— Alors tu as compris maintenant ? Plus de magie devant des humains, sauf si tu dois te défendre contre une très grosse menace, comme sauver ta vie. On est d’accord ?

Il acquiesça et je tendis mon auriculaire pour un serrement en bonne et due forme.

— Promis trésor ?

Il se saisit de mon doigt et l’entoura de la version miniature du sien.

— Promis tata Alex.

— Allez, finis ta glace que je te ramène à ta mère, il commence à se faire tard.

Je ramenai un petit garçon guilleret à sa mère et rentrai chez moi pour une bonne nuit de sommeil amplement méritée. J’avais eu mon lot de sensation forte pour la journée. Ces humains m’étonneraient toujours. Mais ce qui me choquait le plus, c’est ma capacité à les aimer. Je me rendis compte que j’étais capable d’étriper la moindre personne s’approchant d’Adam ou de sa mère. Mon attachement était d’autant plus douloureux que je les verrai vieillir et mourir sous mes yeux, alors que je resterais éternellement jeune. Une pensée qui n’aida pas réellement ma morosité galopante.

Je me garai devant chez moi, et fouillai dans mon sac à la recherche de mes clefs sans prêter attention à ce qui se trouvait autour de moi. Je découvris sur mot scotché sur ma porte et étouffai un petit rire.

« Affaires familiales. Rendez-vous à l’appartement, à Paris, le plus rapidement possible ».

C’était tout mon frère, il passait mettre un mot sur ma porte en me demandant de l’aide qui plus est, mais il ne risquait pas de faire un détour pour me saluer. Son égoïsme m’étonnera toujours.

C’est lorsque je m’apprêtais à ouvrir la porte et franchir le dernier stade des boucliers de protection entourant la maison que je rendis compte que quelque chose n’allait pas. Il n’y avait pas un bruit autour de moi, rien. Pas un oiseau, pas de vent, ni même le lointain clapotis des vagues. Je ne connaissais qu’une seule chose qui pouvait rendre muette la nature, et cela s’appelait un démon, un démon puissant.

Je posai mon sac et descendis les marches du perron. Erreur de débutant. Stupide erreur que je n’aurais jamais commise si je m’étais correctement entrainée ces dernières années. Je venais de sortir d’un cercle de protection supplémentaire, et à peine mon pied ayant dépassé la ligne que je fus accueillie par une décharge d’énergie noire assez puissante pour que je m’écrase sur ma voiture stationnée vingt mètres plus loin.

De toute évidence, j’avais de la visite.

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