Les Mandible: une famille, 2029-2047 · Lionel Shriver

Par Marie-Claude Rioux

Entre Lionel Shriver et moi, ça ne date pas d’hier… Il y a eu LA grosse claque: Il faut qu’on parle de Kevin. Il y a eu les moins bons La double vie d’Irina et Tout ça pour quoi. Il y a eu aussi le très déstabilisant Big Brother. Les romans de Lionel Shriver ont le don de me dérouter. Elle fait partie de ces auteures imprévisibles, difficiles à voir venir. Les Mandible, son sixième roman traduit en français, surprend une fois de plus en plongeant dans un univers dystopique. L’Américaine continue d’explorer son terreau de prédilection: la famille, ancrée ici dans un futur proche.

En 2029, les États-Unis ne sont plus ce qu’ils étaient. Le pays a perdu son aura de première puissance mondiale. La donne a complètement changé! Un président latino-américain dirige le pays. Un mur sépare le Mexique des États-Unis pour empêcher les Américains illégaux de traverser la frontière. Le sacro-saint dollar est remplacé par une monnaie: le bancor. L’espagnol est dorénavant la première langue parlée. La Chine est devenue la première puissance économique. Les Américaines fortunées rêvent de ressembler aux Chinoises. Le coût de la vie explose, le taux de chômage grimpe en flèche, les tensions raciales sont exacerbées. Les assurances disparaissent, les écoles privées aussi.L’eau est rationnée (une douche par semaine, gros maximum). La viande, les fruits et les légumes coûtent la peau des fesses (un choux à 30 $, faut en avoir sacrément envie!). Le papier de toilette et le bon café sont dorénavant des produits de luxe.C’est dans ce contexte qu’évolue la famille Mandible. Quatre générations  de l’arrière-grand-père, autrefois riche comme Crésus, jusqu’à sa descendance – non épargnées par la crise. Tous attendent la mort du patriarche pour toucher sa part d’héritage. Mais avec la faillite du pays, l’héritage fond comme de la glace au soleil. Toute la famille aboutit à Brooklyn, dans la maison de Florence Mandible. La promiscuité sera difficile à supporter. Si la solidarité est au rendez-vous, elle semble forcée, contrainte.Les tensions couvent. Après avoir eu tout cuit dans le bec, les Mandible doivent maintenant apprendre à vivre avec presque rien. Survie et humilité.

Dans Les Mandible, Lionel Shriver livre une critique féroce et impitoyable du capitalisme américain. Si j’ai aimé la saga familiale mise en place et son atmosphère, les longs et fastidieux passages sur l’économie m’ont ennuyée ferme, au point que j’ai failli sauter des pages. Ces passages sont tellement minutieux que ça en devient trop pointilleux. Heureusement, le ton satirique et caustique allège la lourdeur du propos.Les trouvailles technologiques imaginées par Shriver sont fascinantes (les téléphones intelligents sont passés de mode. Dorénavant, tout le monde utilise un fleXes, pliable, aussi mince qu’un mouchoir), l’évolution de l’argot aussi. Le style est toujours aussi juste, précis, chirurgical. Elle a le don de fouillerles bas-fonds de l’âme humaine, ses moindres recoins. La vraie nature de chacun ressort: aigreur, envie, jalousie. Un portrait peu reluisant...Certains auteurs éprouvent une compassion sans borne pour leurs personnages. Pas Lionel Shriver. Ses personnages, elle les malmène, les éprouve, les pousse à bout. Ici, elle semble prendre un malin plaisir à mettre à l'épreuve leur capacité d’adaptation. Et franchement, ça en devient jouissif!La vraisemblance de ce roman donne froid dans le dos. Et dire que 2029, c’est presque demain… Une lecture inconfortable, corrosive. Sur ce, je vais aller faire une petite provision de café et de papier de toilette.

Les Mandible: une famille 2029-2047, Lionel Shriver, trad. Laurence Richard, Belfond, 528 pages, 2017.