Chez Charlip, amour + humour = complicité

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Remy Charlip.


Remy Charlip (Brooklyn 1929-San Francisco 2012) s'est fait sa réputation d'auteur-illustrateur jeunesse de ce côté de l'Atlantique avec un petit livre tout blanc, "On dirait qu'il neige" ("It looks like snow", 1962, Les Trois Ourses, 2000, 2011). Une trace dans la neige qui conduit à la découverte d'un paysage immaculé. Il fallait oser! Mais l'Américain a toujours osé. Il était avant tout un esprit libre. On notera que petit garçon, il voulait être clown, fermier, artiste et violoniste.
Après avoir étudié le design textile au lycée, puis le graphisme à l'Ecole des arts décoratifs Cooper Union de New York, Remy Charlip se mit à dessiner des affiches, des couvertures de livres et donna des cours de théâtre à des enfants. Passionné de danse, danseur lui-même et chorégraphe, il fut un des cofondateurs, avec le musicien John Cage, de la compagnie Merce Cunningham.
Si Remy Charlip a fait des livres pour enfants en solo à partir du milieu des années 1950, il a aussi illustré les grands auteurs américains de son temps, Margaret Wise Brown ("David's Little Indian", 1956; "The dead bird", 1958 qui a été traduit en 2013 chez Didier Jeunesse sous le titre de "Une chanson pour l'oiseau"; "Four fur feet", 1961), Ruth Krauss ("A moon or a button", 1959; "What a fine day for...", 1967) et d'autres. En tout, une quarantaine d'albums dont plusieurs ont été lauréats de prix prestigieux. Ainsi "Arm in Arm" a reçu le prix de la Foire de Bologne 1971.
Mais Remy Charlip reste assez mal connu chez nous malgré le travail des éditions MeMo de rééditer son œuvre. Ainsi vient de paraître son délicieux "Je t'aime" ("I love you", 1967, traduit de l'anglais par Olga Kent, MeMo, collection Tout-petits MeMômes, 32 pages), le sixième titre du New-Yorkais chez l'éditeur nantais. Un tout petit format en noir et rouge sur papier crème, plein de cœurs et de déclarations d'amour, mais à la Charlip.
L'histoire commence en page de garde: "Tu sais quoi?" demande bien fort un parent, de sexe indéfini, à un enfant couché sur son lit, sa réplique miniature mais chauve, qui répond un petit "quoi?" "Je t'aime" est la ferme réponse, "parce que..." (direction la chaise, le petit dans les bras), "c'est si doux. (Je pourrais dire ça encore et encore) Je dis ça une fois, je dis ça deux fois. Je t'aime parce que c'est si doux".

Les premières doubles pages de "Je t'aime". (c) MeMo.


Pas besoin de fuir devant ces mots de sucre car c'est ici que l'album prend un tournant inattendu. Au "Dis ça encore" de l'enfant, l'adulte répond "ça encore." Au "non, allez, dis le poème" de l'enfant, qui a délaissé les bras et la chaise, l'adulte réplique "le poème". Au "non, vraiment!" de l'enfant, l'adulte ose un "vraiment"...
Surprise mais complicité immédiate entre l'adulte et l'enfant qui jouent en harmonie sur les mots et les phrases. L'exagération comique des "ça ça ça ça" répétés quatre dizaines de fois retombe dans la douceur des mots initiaux, réconfortants et apaisants. A noter les déplacements entre le lit et la chaise tout au long du jeu oral. Une déclaration d'amour pleine de tendresse et d'humour, parce que oui, les plus jeunes sont aussi capables d'humour pour peu qu'on leur en laisse l'occasion.
Cinq autres albums de Remy Charlip ont déjà paru chez MeMo.
"Rien" (Nothing)
Remy Charlip et Eric Dekker (ill.)
MeMo, 2005
C'est, en noir et blanc, l'histoire d'une publicité télévisée. On entend vanter les mérites de Rien que des ouvriers poussent, transportent, emballent et qui existe en modèle économique, familial, industriel. Car Rien marche pour tout: les dents, les cheveux, les pieds… Quand un garçon tombe malade, le docteur à bout d’idée y a recours et lui demande s’il a essayé Rien. Miracle… L’enfant guérit. Réflexion sur la consommation, la surconsommation et la publicité qui l'accompagne, "Rien" permet par le rire et l'absurde de poser des questions sérieuses.

"Rien" de Remy Charlip et Eric Dekker. (c) MeMo.


"Où est qui?" 
Remy Charlip
("Where is Everybody?", 1957)
MeMo, 48 pages, 2008
Les personnages ont les bonnes bouilles toutes simples caractéristiques des personnages des années 1950, date de leur création. Simplissime, et permettant ainsi à l'imagination de chacun de prendre son envol, l'album aligne sur un joli papier crème une belle série de plans fixes à l’italienne. Comme si un dessinateur montrait en direct ce qu'il est en train de dessiner.
"Voici un ciel vide", écrit d'abord l'auteur-illustrateur sur une page vierge de tout trait, avant de poursuivre au feuillet suivant: "Un oiseau s'envole vers le ciel" et d'y dessiner un oiseau aux ailes déployées. L'Américain passe alors à la double page pour représenter un soleil bien jaune, plein de rayons: "Le soleil brille dans le ciel". Une longue ondulation: "Voici des collines tout contre le ciel".
S'ajouteront la rivière, un poisson, un arbre, et puis une forêt, une route, un cerf, une maison, un homme, un petit garçon, un bateau. Autant d'épisodes attrayants et propices aux relectures qu'apprécient tant les plus jeunes, qui se pimentent du passage d'un nuage noir, cachant le soleil, précédant la pluie qui pose au lecteur plusieurs devinettes. Une atmosphère douce et paisible célébrant les petits riens.

"Où est qui?" de Remy Charlip. (c) MeMo.


"Déguisons-nous" 
Remy Charlip
("Dress Up and Let's Have a Party", 1956)
traduit de l'anglais par Françoise Morvan
MeMo, 2009
Voilà le premier album en solo de Remy Charlip sur le thème, on l'a compris, des déguisements. Tout est bon, un carton, une casserole, un tapis, le plus simple étant souvent le plus réussi. A chaque nouvel invité, la surprise est au rendez-vous. Un propos réjouissant et un graphisme de toute modernité.

"Déguisons-nous" de Remy Charlip. (c) MeMo.


"Heureusement"
("Fortunately", 1964)
Remy Charlip
traduit de l'anglais par Olga Kent
MeMo, 2011
Il a fallu attente quarante-sept ans pour que ce best-seller de Remy Charlip soit traduit en français. Dans un jeu d'alternance entre les doubles pages en couleurs, pour les bonnes nouvelles, et les doubles pages réalisées en noir et blanc pour les déconvenues, l'auteur-illustrateur nous emmène de rebondissement en rebondissement à la fête d’anniversaire de Ned. On se réjouit, on frémit, on passe du chaud au froid à chaque page: heureusement, on s'amuse beaucoup!


"Heureusement" de Remy Charlip. (c) MeMo.


"Mon chat personnel et privé, spécialement réservé à mon usage particulier"
texte de Sandol Stoddard
conçu et illustré par Remy Charlip
("My very own special, particular, private, and personnal cat", 1966)
traduit de l'anglais par Françoise Morvan
MeMo, 2012
Un chat, un enfant, un rapport de force. Hélas, on ne fait pas d'un chat une poupée et, quand le concept de propriété se heurte à celui de liberté, ça feule dans les chaumières... Ce face-à-face est un
chef-d'œuvre: pour sa langue, rythmée, chantante, inattendue et savoureuse et pour ses images minimalistes, mais justes.


"Mon chat personnel..." (c) MeMo.


Rappelons encore qu'il y avait eu auparavant "Maman! maman! J'ai mal au ventre!" de Remy Charlip et Burton Supree ("Mother, mother, I feel sick, Send for the Doctor, Quick, Quick, Quick", 1966, traduit de l'anglais par Catherine Bonhomme, Circonflexe, collection "Aux couleurs du temps", 56 pages, 2002).

"Maman! Maman! J'ai mal au ventre" (c) Circonflexe

Teintes flashy et look rétro pour cet album à l'italienne, conçu sur le principe du théâtre d'ombres, à l'époque des débuts du téléphone. Cornet à l'oreille, chapeau haut-de-forme sur la tête, guéridon et autres meubles précieux des pièces campent le décor Belle Epoque de cette farce immense et délicieuse.
Une mère affolée appelle en urgence un médecin qui saute dans sa voiture à chevaux afin de se précipiter auprès du jeune patient au ventre gonflé. Si jusque-là, tout était normal, les choses vont s'accélérer dans un délire soigneusement orchestré. Les silhouettes découpées renforcent le côté théâtral de cette opération chirurgicale peu ordinaire. Le praticien retire du gros ventre une foule de choses plus étranges les unes que les autres: trois pommes, une balle, un gâteau et ses bougies, des spaghettis et leur plat... La liste est loin d'être finie mais laissons la surprise. Un album superbe de créativité et d'imagination, cocasse, absurde et libre, vraiment conçu pour le public enfantin pour qui toute occasion de jouer est bonne à prendre.
Pour feuilleter le début de cet album aujourd'hui indisponible, c'est ici.