Dominique Blondeau nous parle de Grégoire Courtois…

Par Chatquilouche @chatquilouche

On aime les fins de semaine qui nous éloignent de l’ordinateur, de lectures professionnelles. On flâne, on discipline notre tendance à rédiger des histoires qu’on raconte à d’autres. On les redéfinit pour que la réflexion subsiste au désordre de l’esprit vagabond, celui-ci s’épivardant au gré d’une joie de vivre que nous devons souvent à une tierce personne. Parlons du roman de Grégoire Courtois, Suréquipée.

Amateurs de science-fiction, n’hésitez pas à vous téléporter en l’an 3001 — clin d’œil à l’an 2001 connoté par Stanley Kubrick ? —, vous y conduirez une voiture organique, si proche des fantasmes subversifs de l’humain, qu’elle vous troublera au-delà de ce qu’il est convenu d’espérer d’un bolide ordinaire. Odyssée terrestre, et non spatiale, bien que le comportement de la machine artificiellement intelligente, élaborée par Grégoire Courtois, nous ait rappelé Hal, l’ordinateur inventé par l’écrivain Arthur C. Clarke. L’histoire est loin d’être banale, on avancera qu’elle fait réfléchir, sinon frémir. Si les humains ne semblent pas avoir beaucoup évolué en ce deuxième millénaire, il n’en est pas de même pour les transports individuels. Dans un laboratoire de Renault-PSA, sont réunis le professeur Fransen, ingénieur généticien, concepteur de la BlackJag, voiture révolutionnaire, elle aussi présente, et l’huissier Klein, ce dernier enquêtant sur la disparition du conducteur de cette merveille organique.

L’automobile achetée par Antoine Donnat, sept ans plus tôt, s’avère un prototype qui a fait le tour du monde et du public pour des raisons publicitaires, démonstratives. Avec une affection dissimulée mais une inquiétude non feinte, que détecte son modèle, le professeur Fransen doit interroger la mémoire synthétique de l’engin, celui-ci ayant été le dernier à voir son propriétaire. À l’aide d’une console d’interprétation, prénommée Jane, les données brutes de l’automobile sont transcrites puis formulées. Si Klein ne met pas en doute les capacités intellectuelles du véhicule, Fransen, cependant, lui demande : Pouvons-nous penser sans langage ? Question fondamentale réservée aux philosophes, Fransen étant un scientifique. La voiture, elle, effectue des recherches dans sa base mémorielle sur ses rapports pour le moins déroutants qu’elle entretenait avec Antoine Donnat et sa femme.

Pour mieux captiver — séduire ? — le lecteur, passé et présent fusionnent. Pendant que Fransen et Klein débattront de la responsabilité de l’automobile dans la disparition de son conducteur, le lecteur aura droit, antérieurement, aux composantes du véhicule. Son langage, transmis par Jane, est particulier, précis, le bureau d’éthique interdisant les appellations humaines : sentiments, pensées, souvenirs. Mentionnons « données » « flux informationnel » et autres termes sophistiqués mais neutres. Nous apprendrons que la merveille est capable de ronronner si une personne gratte tendrement son toit. Elle a des pattes et non des roues, pas un moteur mais des organes. Sa carrosserie, un pelage sombre hérité directement des panthères noires. Elle possède huit paires d’yeux répartis sur toutes ses faces. Acuité visuelle qu’elle doit à l’aigle royal, plus exactement au hibou grand duc. Sous son pelage, des centaines de points noirs, organes sensitifs présents chez les requins et les raies, conçus pour différencier des obstacles vivants des obstacles inertes. On ne nommera pas tous les éléments animaux et humains que possède cette voiture hors du commun. Ils étonneront, rebuteront ou charmeront le lecteur. Pour notre part, ils nous ont joyeusement sidérée…

Jusque là rien de répréhensible mais quand Jane verbalise la relation que la belle organique a créée avec Antoine Donnat, on se dit que l’écrivain, Grégoire Courtois, n’aurait su mieux dépeindre la dépendance affective existant entre cet homme et une femme. Sensualité et désir se confondent dans l’esprit surmené d’Antoine, turbulences sexuelles que la voiture ne parvient pas à analyser. Elle accomplira ce qu’elle croira être pour le mieux, tragiquement bien sûr. Quant à Klein, témoin gênant à la suite de certaines révélations émises par Jane, il doit être soustrait à la concupiscence de concurrents d’automobiles qui, racoleurs insatiables, vautours affamés, ont envoyé Gwenny, l’une de leur égérie espionne, en mission. Ce qui vaudra à la jeune femme une place de choix dans le moteur du bolide, concoctée par le professeur Fransen.

C’est un roman superbement imaginé. Déversant un regard peu rassurant, quoique inchangé, sur la société industrielle de demain. Les arguments logiques fournis par Grégoire Courtois s’avèrent infaillibles quand il s’agit de démystifier les plis sinueux du système mémoriel d’un véhicule ingénieux, qui n’a pas saisi des faits conséquents s’étant produits malgré lui. Il fallait oser s’aventurer dans les méandres sensitifs, émotifs d’une voiture peu conventionnelle, jouer les savants machiavéliques se faisant le complice à la fois de l’automobile et du généticien Fransen. Des séquences admirables traitant d’émotions humaines captées par un objet vivant, haut de gamme, nous ont profondément émue. Une femme amoureuse n’aurait su réagir différemment. On a lu avec enthousiasme cette histoire mythique, apprécié les connaissances scientifiques et philosophiques de l’écrivain, les unes et les autres étant indispensables au déroulement de l’intrigue aux rebondissements déconcertants, au dénouement insoupçonné, toutefois ouvert à la fantaisie du lecteur. La manipulation de vie artificielle atteint ici son paroxysme. Comment regarder les voitures circuler sans se poser d’inquisitrices questions ? Grégoire Courtois, auteur de ce roman à la visée futuriste, a su déranger nos préceptes moraux, mécaniques, ce qui n’est pas rien.

Suréquipée, Grégoire Courtois
Le Quartanier Éditeur, Montréal, 2015, 150 pages

Notes bibliographiques

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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