La poupée de chiffon, un texte de Carine Lejeail…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Ses doigts inconscients jouent avec le tissu de sa jupe tandis qu’elle attend les clients. Le regard un peu las, elle s’amuse à sentir la texture glissante et à la faire rouler entre le pouce et l’index. Ses yeux coulent sur sa jupe, empruntent la route vallonnée de ses plis et emportent avec eux le fil de ses pensées. Finalement, toute ma vie s’est jouée dans le tissu, se dit-elle. Il y eut les classiques, comme ce grand mouchoir qu’elle traînait partout, enfant, et que sa mère n’avait pas le droit de laver. Puis les vêtements, ceux de la petite fille espiègle, avant que viennent ceux de l’adolescente turbulente. Les essayages entre copines, quand on s’habille de provocation et de jeunesse. Les garçons admiraient ses longs cheveux en ruban, et leur façon de flotter dans le vent.

Puis elle a fait de mauvais choix. Enfin non, car on ne peut pas vraiment dire qu’elle ait choisi. Qu’est-il arrivé alors ? Rien. La vie est arrivée. La vie qu’il faut gagner, l’argent qui vient à manquer, une solution qu’on pense temporaire et où on se laisse enfermer. Et de fil en aiguille une situation dans laquelle elle n’aurait jamais cru se retrouver.

Son quotidien se déroule sur fond de tissus râpeux. Les rideaux défraîchis des chambres d’hôtel, bordeaux ou marron, ne volent plus, même les jours de tempête, tant ils sont chargés de la solitude grise qu’ils voient défiler. Et les draps dans lesquels elle s’allonge, toujours froids, rêches et pas très nets. Tout comme les hommes qui croient la posséder pour quelques billets finalement… Pour eux elle fait partie du mobilier, de cette chambre qu’ils ont payée, au même titre que les serviettes ou les couvertures. Ils l’utilisent, la froissent et la laissent chiffonnée, en vrac, sans plus s’en occuper.

Ils ne s’en doutent pas, mais les lainages ne mentent pas. Leur vie se laisse deviner dans les étoffes qui recouvrent leurs corps : celui qui fume, celui qui ne se lave pas, celui qui a embrassé sa femme avant de partir, celui qui a les moyens, celui qui en manque… Sous la toile sombre du soir, elle les attend, elle les devine, elle les oublie. On l’appelle parfois belle-de-nuit ou fille de joie, voile tissé de contradictions qui laisse apercevoir la trame du mépris. Elle préfère encore ceux qui la couvrent d’insultes, la vérité sans fard, sans condescendance.

Le froid de la nuit se fait piquant, la rue est presque vide, ses yeux se perdent dans les étoiles artificielles de la ville et elle attend. Pas ceux qui sont de passage, non. Elle attend celui pour qui elle ne sera pas une transaction. Celui qui saura que son cœur n’est pas à louer, que sa tendresse ne se marchande pas. Elle l’imagine déjà, ses mains lui couvrant les épaules d’un châle les soirs d’hiver, ou réfugiés à deux sous la douceur d’un plaid devant la télé. Elle l’attend parce qu’elle sait qu’un jour il viendra.

L’auteure

Fille du nord, née à Arras en 1976, elle étudie d’abord les arts puis l’histoire moderne. A 25 ans elle devient professeur des écoles à Berck sur Mer, se spécialise dans l’enseignement du Français Langue Étrangère et passe trois ans à travailler avec les enfants en demande d’asile. En 2007, elle quitte tout pour vivre à Madrid où elle intègre le centre international de services d’IBM. C’est au cœur de la capitale espagnole que naît son envie d’écrire. Un projet d’écriture à long terme commence à se former.  De retour en France, en région parisienne, elle s’inscrit aux ateliers d’écriture « En roue libre »qu’elle suit jusqu’en 2016. Elle participe également aux ateliers d’écriture du Prix du Jeune Écrivain sous la direction de Christiane Baroche. En 2017, elle publiera son premier roman: Shana, fille du ventaux éditions Phénix d’Azur.

Publications :
Le poids de la poussière accumulée (Recueil « Les femmes nous parlent »)
Éditions Phénix d’Azur – septembre 2016 – Recueil de nouvelles

Fers d’encre et de papier‏ (Recueil « Le chant du monde‏ »)
Éditions Rhubarbe – avril 2015 – Recueil de poèmes et de nouvelles

Jeux d’ombres et de lumière (Recueil « Derrière la porte… »)
Opéra Éditions – 14 novembre 2014 – Prix littéraire 2014

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