"Pour leurrer le monde, ressemble au monde ; ressemble à l'innocente fleur, mais sois le serpent qu'elle cache" (Shakespeare).

Par Christophe
Lorsqu'on a aimé un premier roman, on attend le second avec impatience et un peu d'inquiétude aussi, forcément : retrouvera-t-on les qualités appréciées dans le premier livre, aura-t-on une histoire capable de nous tenir autant en haleine ? Après la très bonne surprise que fut la découverte de "Criminal Loft" (déjà chez Fleur Sauvage et désormais disponible en poche chez Milady), j'étais très curieux de voir ce que Armelle Carbonel nous réservait pour son deuxième thriller. Paru au mois de janvier aux éditions Fleur Sauvage (dont nous reparlerons en fin de billet), "Majestic Murder" nous emmène une nouvelle fois dans un endroit qu'on n'aurait pas franchement envie de visiter si nous nous trouvions sur le pas de sa porte, et nous offre une intrigue assez complexe mais très intéressante. Avec un hommage au théâtre, celui de Shakespeare, en particulier, mais, en général, à cette gigantesque pièce qu'est la vie. Et d'autres éléments marquants que nous survolerons pour ne pas trop en dire sur cette histoire troublante...

Fanny et Lillian vivent dans un squat miteux quelque part aux Etats-Unis. Enfin vivent... "Survivent" serait plus juste. Leur quotidien se résume à chercher de quoi se payer une prochaine dose, à éviter les embrouilles et les mauvais coups, à dormir dans les conditions les moins désagréables possible. Et, dans cet entrepôt sordide, même en se serrant les coudes, c'est pas un palace...
Malgré les précautions prises par les deux jeunes femmes, Lillian est pourtant victime d'une tentative de viol collectif dans ce même hangar qui n'a décidément rien d'un refuge... Il faut l'intervention d'un inconnu pour empêcher le pire in extremis. Il se présente sous l'identité de Monsieur Seamus et, rapidement, il se rapproche de Lillian.
Bientôt, ils quittent le squat, laissant derrière eux Fanny, pour se rendre dans un autre lieu. En rencontrant Monsieur Seamus, Lillian s'est rappelée qu'elle a toujours voulu devenir actrice et son sauveur lui a proposé un plan qui semble sérieux et prometteur. L'occasion de monter sur les planches et de faire ses preuves, à condition de réussir une audition.
Direction East Saint-Louis, dans l'Illinois, un quartier en déshérence complète, une espèce de désert urbain au milieu duquel se dresse un imposant bâtiment : le Majestic Theatre. Est-ce quartier abandonné ou l'architecture du lieu ? Sans doute l'ensemble des deux, mais ce théâtre désaffecté est d'un macabre qui fait froid dans le dos...
C'est pourtant là qu'une troupe s'est installée et prépare une représentation d'une pièce intitulée "Au commencement était la mort". Une troupe certes accueillante, mais qui possède son mystère, ses zones d'ombre et se compose de personnages plus ou moins patibulaires, à l'image d'Allan, espèce de Monsieur Loyal à qui on donnerait difficilement le bon Dieu sans confession.
Lillian et Monsieur Seamus vont relever le défi (et accepter les cachets afférents), mais pas sans doute. Commence alors pour ces deux marginaux une préparation difficile : Lillian est toujours sous l'emprise de la drogue et Monsieur Seamus n'affiche pas de talent particulier pour la comédie. Quant à la pièce, elle ne manque pas elle aussi de susciter des questions...
Ce sont les trois coups marquant le début d'un bien étrange spectacle...
Disons-le tout net, j'avais adoré l'atmosphère très lourde et très noire de "Criminal Loft" et j'ai retrouvé ces ingrédients dans "Majestic Murder", mais dans un contexte et au service d'une histoire bien différente. Difficile, d'ailleurs, d'aller plus loin que le bref résumé ci-dessus, tant cette intrigue est emberlificotée, tant elle joue avec les apparences et nous enfume.
Commençons par le commencement, avec le véritable point commun entre les deux romans d'Armelle Carbonel : après Waverly Hills, le sinistre sanatorium devenu cadre d'une émission de télévision, c'est dans un théâtre, un véritable théâtre que la romancière nous emmène. Mais, un théâtre bien sinistre, forcément, sinon, c'est pas drôle...
Un théâtre à la riche histoire, construit en 1928 (la date n'est pas anodine) à East Saint-Louis, dans le sud de l'Etat de l'Illinois. Sur la fiche Wikipedia (version anglaise), on apprend que ce fut le premier théâtre de la ville à posséder un système d'air climatisé et le premier lieu dans la région où furent projetés des films parlants. Puis, il a fermé, dans les années 1960, avant de devenir ça :

Avouez que, si vous y arrivez en fin de journée, par temps gris, dans un quartier quasi désert désormais, il y a de quoi ressentir quelques picotements dans la nuque... Et une fois à l'intérieur, ce n'est guère mieux : on est dans une ruine qui conserve pourtant un certain cachet, mais c'est le genre d'endroit qui peut vite prendre des allures de coupe-gorge...

Forcément, ce lieu contribue à l'ambiance angoissante de l'histoire et aux inquiétudes initiales de Lillian et Monsieur Seamus, qui ne s'attendaient sans doute pas à passer une audition dans un tel décor... En revanche, les membres de la compagnie qui les accueillent, eux, s'y trouvent comme des poissons dans l'eau, c'est vous dire si on se sent... rassurés...
Ajoutez quelques détails curieux, vite repérés par les deux petits nouveaux, dont je ne parlerai pas ici, eh non, et vous comprendrez la valse-hésitation qui habite soudain nos deux personnages : le cachet confortable qui a de quoi les sortir de la mouise, ou du moins, améliorer l'ordinaire, contre le fait de rester dans cet endroit sinistre entourés de personnages qui semblent sortis d'un film de série Z...
D'ailleurs, on pourrait presque comparer Lillian et Monsieur Seamus, à leur arrivée au Majestic Theatre, avec le couple que forment Susan Sarandon et Barry Bostwick dans le "Rocky Horror Picture Show", sauf qu'ils n'arrivent pas devant les portes du théâtre par le plus grand des hasards. Pour le reste, oui, il y a de cela, car une fois les portes franchies, ils ne maîtrisent plus rien, et surtout pas leur destin.
Mais le théâtre n'est pas le seul élément réel ayant inspiré Armelle Carbonel pour l'écriture de ce roman. Le cadre, c'est ok, mais il nous faut aussi dire un mot d'un personnage, Peg Entwistle. Ce sera vraiment un mot et, conseil, ne cherchez pas tout de suite qui elle était, lisez d'abord le roman. Toujours est-il que ce destin est un des éléments principaux de ce thriller.
J'ai récemment évoqué James Ellroy, je pourrai recommencer, car il flotte sur "Majestic Murder" un petit air de "Dahlia noir". Certains qui auront lu le livre d'Armelle Carbonnel seront peut-être surpris de cette allusion, mais il y a malgré les différences quelques passerelles possibles, jusque dans la noirceur de ce récit et la manière dont un destin tragique se transmet, devient une légende...
Quant à cette histoire de théâtreux un poil glauque, elle pourrait se ranger aux côtés des récents romans de Patrick Senécal, et particulièrement "Faims", où c'est une troupe de cirque qui était le moteur d'une histoire très inquiétante. Dans "Majestic Murder", le spectacle est l'aboutissement programmé et non le point de départ, comme chez Senécal, mais on retrouve des interrogations proches.
Qui sont donc ces comédiens ayant investi un lieu abandonné pour monter une pièce sulfureuse écrite par un mystérieux Dramaturge (on n'entendra parler de lui que sous ce nom) à destination d'un public prétendument trié sur le volet ? On est vraiment dans un univers qui pourrait faire penser à un film d'horreur, un slasher où un mystérieux personnage pourrait commencer à zigouiller tous les membres de la troupe...
Ce roman est tout en clair-obscur, exactement comme au théâtre, quand les feux de la rampe brillent et illuminent juste la scène, laissant le reste de la salle dans le noir. De la scène aux coulisses, des sous-sols du théâtre aux appartements occupés par les comédiens, on s'attend sans cesse à ce que surgisse de l'ombre quelque créature macabre dont la simple vue nous glace les sangs...
On flirte avec une ambiance très proche du fantastique (c'était d'ailleurs déjà le cas dans "Criminal Loft"), renforcée par la mystérieuse présente aux alentours du Majestic Theatre d'un personnage troublant, car on ne sait absolument pas d'où il vient et ce qu'il fait véritablement là. Jusque dans son identité, il y a cette dimension presque irréelle : Noname.
Comme pour Peg Entwistle, je ne veux pas trop en dire sur ce personnage pour qui, j'ai cru comprendre, Armelle Carbonel a une réelle affection. Il n'empêche que sa présence, les réflexions qu'il nous fait partager, son côté enfant sauvage, tout cela laisse une bizarre impression, quelque chose du domaine du malaise... Mais qui est vraiment Noname ?
Vous aurez noté que ce billet s'évertue à parler de tout, sauf de l'intrigue... Eh oui, c'est une question qui se pose toujours lorsqu'on aborde un roman à intrigue, un polar, un thriller : où placer les limites ? Que doit-on aborder et qu'est-ce qui relève vraiment du spoiler ? Concernant "Majestic Murder", toutes ces questions se posent, et pas qu'un peu...
Armelle Carbonel joue avec nous, pauvres lecteurs, elle nous emmène dans des endroits sinistres où elle nous largue sans aucun repère, où elle nous surprend dans un premier temps avec quelques rebondissements bien sentis puis nous manipule allègrement et joue avec notre paranoïa. Car, bientôt, on se méfie de tout le monde...
Alors, qui mène vraiment la danse ? Pardon, qui est le véritable metteur en scène de la pièce qui se joue sous nos yeux (le roman est divisé en actes et en scènes, avec des entractes) ? Tour l'enjeu est là, dans cette danse macabre où les fils narratifs secondaires ne sont absolument pas à négliger. Au contraire, ils viennent brouiller un peu plus les cartes jusqu'au dénouement.
Un dernier mot sur Shakespeare, cité en ouverture de ce billet. Ce n'est pas un choix fait au hasard, le Barde de Stratford est un peu la figure tutélaire de "Majestic Murder", jusque sur la couverture, discret hommage à Hamlet et à son monologue. Et il y a effectivement quelques chose de Shakespearien, non pas dans le roman lui-même mais dans l'histoire centrale qui y est abordée.
Une tragédie moderne avec, comme moteur, la question plus que contemporaine de la célébrité et du succès, l'incapacité de renoncer à ses rêves quand ils s'avèrent inaccessibles... Et, si vous creusez un peu la question pendant ou après votre lecture, vous verrez à quel point le destin peut se montrer coquin et vicelard...
Allez, j'en termine là. J'attendais de voir ce que Armelle Carbonel nous offrirait dans ce deuxième roman, tellement attendu, presque redouté. Et le résultat est à la hauteur de l'attente, on retrouve ces indéniables qualités pour instaurer des ambiances angoissantes et pleines de noirceur, et une histoire qui tient bien la route, même si elle est très sinueuse. Nul doute que le troisième opus sera meilleur encore !
Et terminons en musique, avec la voix de Mildred Bailey qui rythme le roman et vient ajouter une touche très particulière, comme si, au Majestic Theatre, le temps s'était arrêté... Gramophone, jazz, cire qui grattouille et voix cristalline, pour une chanteuse morte jeune et sans avoir connu d'immense succès... Une musique qui apporte sa touche à l'ambiance du roman, comme ce morceau qui marque son... entrée en scène, disons :

Un dernier mot : "Majestic Murder" paraît aux éditions Fleur Sauvage, qui a déjà publié, entre autres, Fabio M. Mitchelli et Pierre Gaulon. Cette maison basée dans les Hauts-de-France traverse une période très difficile avec de gros soucis financiers. Vous pouvez les aider, évidemment en achetant les livres de leur catalogue (riche et intéressant), mais aussi une participation via Ulule. Pour en savoir plus : https://www.editionsfleursauvage.com/