Le Prix Prem1ère 2017 à Négar Djavadi

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe

Négar Djavadi. (c) RTBF/Pierre Havrenne.


Fin du suspense ce 9 mars à la Foire du livre de Bruxelles avec l'attribution du Prix Prem1ère 2017 (5.000 €), le onzième déjà, au très beau premier roman de Négar Djavadi, "Désorientale" (Editions Liana Levi, 350 pages). Une fresque enthousiasmante faisant le pont entre l'Iran d'hier et la France d'aujourd'hui par l'intermédiaire de son personnage principal, une jeune femme, Kimiâ. Un premier roman sorti le 25 août dernier, très remarqué, déjà lauréat du prix du Style 2016 qui reçoit ici une récompense méritée.
Le livre a été préféré de justesse par les dix auditeurs de la Première composant le jury à ceux de Jean-Marc Ceci, "Monsieur Origami" (Gallimard, lire ici) et Oscar Lalo, "Contes défaits" (Belfond, lire ici) dans une sélection de dix titres (lire ici).
"Désorientale" est un superbe roman qui peut désorienter en début de lecture. En effet, il est construit autour de Kimiâ qui patiente interminablement dans une salle d'attente de l'hôpital Cochin à Paris, au service de procréation médicalement assistée. Là, sur sa chaise, seule au milieu des couples, elle laisse vagabonder sa mémoire. Elle se rappelle la petite fille qu'elle a été dans l'Iran d'hier. Un souvenir en appelle un autre, qui lui-même en convoque un troisième. On vogue avec elle sur les vagues qui naissent de sa mémoire-puzzle. On découvre ses parents, très engagés politiquement, ses grands-parents, ses deux sœurs aînées, ses oncles dûment numérotés - une généalogie termine le roman, repère utile pour ceux qui s'égareraient entre les Sadr des différentes générations. Mais Kimiâ n'est plus Orientale à cent pour cent. Pas Française pour autant. Elle s'est en partie "désorientalisée", elle nous expliquera pourquoi.
La jeune femme se remémore également son chemin depuis qu'elle est arrivée à Paris, enfant, clandestinement, un itinéraire parsemé de joies et de drames, de crises et de fuites qui lui permettront de belles rencontres et de se découvrir. Ses deux vies, ici et là, s'entremêlent, s'additionnent, se soustraient. C'est très finement amené, comme si la buée d'un miroir disparaissait peu à peu pour laisser apparaître une jeune femme, héritière d'un destin mais unique. Qui a su trouver sa voie personnelle et qui souhaite tomber enceinte. Anna, Pierre? Tout sera dit et expliqué au moment adéquat, à la manière des conteurs d'Orient.
Négar Djavadi a fait de sa narratrice une musicienne. Elle ouvre donc son texte par une phrase de PJ Harvey: "One day there'll be a place for us/ A place called home". Des mots qui prendront tout leur sens une fois achevée la lecture de ce livre de mémoire et d'identité. Se suivent une brève introduction, clé du livre, une face A et une face B. "Face A, face B, c'est en hommage au vinyle", me dit la primo-romancière, venue de Paris à Bruxelles afin de recevoir son prix et de rencontrer le jury. "Je savais qu'il y aurait deux tonalités dans le livre. L'Iran des années 60, haut en couleurs, avec des souvenirs, des histoires, des personnages très drôles. Et la partie en France, à partir des années 80, plus mélancolique, plus fado, plus saudade."
Il est extrêmement plaisant, parfois flippant, de découvrir cette famille aux histoires incroyables qui rit, pleure et vit. De suivre de près le quotidien à Téhéran de Darius Sadr, journaliste engagé, et Sara, son épouse, très impliqués politiquement, et de leurs trois filles. Une existence où la mort rôde continuellement, surveillance par les services secrets, guerre civile, révolution...Un couple hors des normes de l'époque. "La famille paraît peu conventionnelle", admet Négar Djavadi. "Mais c'est ce que j'ai vécu moi. Comme dans le livre, mes parents ont une passion commune pour la chose politique. Cela génère moins de conflits intérieurs. En France, on est devenus une famille plus conventionnelle." Comme les Sadr de papier, les Djavadi ont dû fuir clandestinement l'Iran.
Ce n'est pas pour cela qu'il faut considérer "Désorientale" comme un livre biographique. "Je ne suis pas un des personnages du roman. Par contre, il y a un peu de moi dans tous. La famille de Kimiâ n'est pas la mienne. Je ne suis pas née le jour de la mort de ma grand-mère. Je n'ai qu'une sœur aînée. La part autobiographique est davantage dans les situations et dans les ambiances que dans les personnages."
C'est un vrai roman qui nous emmène à la fois loin, en Iran durant trois générations jusqu'à l'arrivée de Khomeiny, et tout près, en chacun de nous, au plus proche de l'intime. "Je voulais faire une histoire de l'Iran et de ses différentes cultures, un livre de mémoire et d'identité. Au départ, Kimiâ n'était pas comme maintenant. J'ai écrit 100-150 pages, que j'ai jetées. J'ai ensuite eu l'idée de lui donner une identité différente, des sœurs, une famille, pour qu'elle puisse avoir une place à part, ni en Iran, ni en France, et un point de vue sur les deux cultures, iranienne et française." Le livre pouvait être alors mené à sa fin, avec tous les épisodes là et ici que nous partage l'auteure. Ses récits de maternité, ses histoires d'amour.
"Je n'avais pas envie d'un roman sur l'Iran. Je ne peux pas être la porte-parole d'un pays que je ne connais pas." Que Négar Djavadi ne connaît plus puisque ni elle ni ses parents n'y sont retournés en trente-cinq ans. "J'ai quitté l'Iran clandestinement en 1980. Je n'ai aucun papier iranien. Mes parents, opposants politiques, ne peuvent pas y retourner. Et moi, si j'y allais, je ne sais pas à quelle porte je pourrais frapper. Beaucoup de gens que je connaissais sont morts. Alors, autant ne pas y aller."
Kimiâ, elle, veut trouver sa place. "Je pense qu'il faut savoir lâcher quand on change de pays", estime sa créatrice. "Tout n'est pas important à garder. Comme quand on fait une valise. On ne peut pas tout y mettre mais on peut vivre ainsi sans problème. Il faut se désintégrer avant de pouvoir s'intégrer. Il faut faire un peu le vide sinon il n'y a pas de place pour ce qui est nouveau. On ne peut pas faire cohabiter deux êtres identiques dans un seul corps. Il faut pouvoir avancer."
On le voit, mené tambour battant et dont chaque chapitre impose de vite découvrir le suivant, "Désorientale" aborde beaucoup de thèmes, amenés naturellement par des personnages remarquablement construits. Kimiâ, qui aurait dû naître garçon selon les prédictions de sa grand-mère maternelle, est-elle un garçon manqué comme elle le pense ou une homosexuelle comme le lui disent ses sœurs aînées? Autant de questions subtilement traitées dans ce roman plein de péripéties, de joies et de drames dont "L’ÉVÉNEMENT", superbement construit et raconté avec une sacrée maîtrise. "Mes études de cinéma (montage image à l'INSAS à Bruxelles, NDLR) m'ont plus aidée pour apprendre à raconter une histoire que mon goût pour la littérature", sourit modestement la nouvelle écrivaine. Son épais roman emmène le lecteur dans le passé d'un autre pays pour mieux le ramener dans le présent d'un autre.
Pour lire le début de "Désorientale", c'est ici.


Les précédents lauréats du prix Prem1ère


2016 Pascal Manoukian, "Les échoués" (Don Quichotte, lire ici)
2015 Océane Madelaine, "D'argile et de feu" (Editions des Busclats, lire ici)
2014 Antoine Wauters, "Nos mères" (Verdier, lire ici)
2013 Hoai Huong Nguyen, "L'ombre douce" (Viviane Hamy)
2012 Virginie Deloffre, "Lena" (Albin Michel)
2011 Nicole Roland, "Kosaburo, 1945" (Actes Sud, lire ici)
2010 Liliana Hazar, "Terre des affranchis" (Gaïa)
2009 Nicolas Marchal, "Les Conquêtes véritables" (Les Éditions namuroises)
2008 Marc Lepape, "Vasilsca" (Galaade)
2007 Houda Rouane, "Pieds-blancs" (Philippe Rey)
A noter que Négar Djavadi sera bientôt de retour à Bruxelles pour le Festival Passa Porta, du 24 au 26 mars.