INTERVIEW – Runberg et Boiscommun: « Si un jour l’homme disparaît, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de vie sur Terre »

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Olivier Boiscommun et Sylvain Runberg

« Le Règne » est l’une des sorties événement de ce début d’année. Les éditions Le Lombard croient beaucoup dans le succès de cette nouvelle série animalière post-apocalyptique ayant pour héros un tigre, une guéparde et un bouc. Ce trio de mercenaires doit affronter des puissances naturelles destructrices dans un monde dont l’Humanité a disparu. A quelques jours de leur départ pour le festival d’Angoulême, le dessinateur Olivier Boiscommun et le scénariste Sylvain Runberg étaient de passage à Bruxelles cette semaine. On en a profité pour leur poser quelques questions.

Comment est née l’idée de la série « Le Règne »?

Sylvain Runberg: Elle est née d’une envie que j’avais d’aborder le sujet du dérèglement climatique autour d’un récit d’anticipation. Quand on pense au dérèglement climatique, on pense souvent aux conséquences sur l’être humain, alors qu’en réalité, il a des conséquences sur tous les êtres vivants sur la planète. J’ai donc voulu imaginer un futur où l’humain a disparu à cause des dérèglements climatiques qu’il a lui-même créés, mais dans lequel d’autres espèces vivantes ont évolué. Et dans ce futur, ces nouvelles espèces ont toujours à subir l’héritage qu’on leur a laissé.

En tant que lecteur, on imagine que toute une série de choses se sont passées sur la planète avant ce récit, mais ce premier album ne donne pas encore beaucoup de réponses sur ce qui s’est réellement passé. C’était une volonté de votre part?

Sylvain Runberg: Oui, c’est voulu. D’un point de vue strictement scientifique, le fait de voir une évolution permettant un jour aux espèces animales de muter et d’avoir le don de la parole prendrait certainement des dizaines de millions d’années. Normalement, on ne devrait donc plus voir aucune trace de la civilisation humaine, alors qu’on en voit pourtant dans ce récit. « Le Règne » a un côté fable écologique d’anticipation qui est assumé, car c’est comme ça que j’ai envisagé le sujet.

En voyant la Tour Eiffel en ruines dans l’album, cela fait penser à une scène de « La planète des singes » dans laquelle on voit un vestige de la statue de la Liberté. Ce film a-t-il été une source d’inspiration pour vous?

Sylvain Runberg: Oui, c’est un film qui m’a énormément marqué quand j’étais enfant. La scène du « Règne » où on voit la Tour Eiffel est clairement un hommage à « La planète des singes ». Cela dit, c’est avant tout un clin d’oeil, car pour le reste le propos n’est pas du tout le même entre les deux récits.

Pourquoi avoir choisi d’utiliser des animaux comme personnages de votre série?

Sylvain Runberg: C’est lié à ma volonté de départ de souligner que le dérèglement climatique touche tous les êtres vivants de la planète. On le voit aujourd’hui, puisque les immenses incendies, par exemple, entraînent la mort de centaines de milliers d’animaux. Si un jour l’homme disparaît, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura plus de vie sur Terre. Et les êtres vivants qui subsisteront continueront à subir les dérèglements climatiques. Le coeur de l’histoire, c’est cette omniprésence de l’être humain qui, tout en ayant disparu, a laissé un héritage terrible aux populations encore sur la planète.

C’est quoi le Shrine, cet endroit un peu mystérieux où tous les personnages de l’album veulent se rendre à tout prix?

Sylvain Runberg: Le Shrine, c’est un sanctuaire. C’est le seul bâtiment qui résiste aux assauts climatiques. Chaque année, il y a un exode de réfugiés vers cet endroit. Mais comme le nombre d’entrées est limité, les moines qui contrôlent l’accès au Shrine utilisent le malheur des autres et font commerce de la protection qu’ils peuvent offrir en exigeant un tas d’offrandes pour pouvoir y entrer. Le Shrine, je peux déjà le dire, est une ancienne centrale nucléaire. C’est évidemment un clin d’oeil cynique. Alors que le nucléaire est aujourd’hui l’un des principaux dangers écologiques, c’est là qu’ils vont trouver refuge.

D’un point de vue graphique, quelles ont été vos sources d’inspiration pour cet album?

Olivier Boiscommun: Ma source d’inspiration a avant tout été l’histoire imaginée par Sylvain, car c’est forcément la base de tout. Mais à côté de ça, mes influences sont évidentes. Il y a bien sûr les Disney, dont je me suis nourri quand j’étais petit et où on retrouve des animaux dans des rôles d’humains, mais aussi tout ce qui a été fait sur cette base-là depuis lors. Je pense notamment au dessin animé sur le « Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne, dont le personnage principal était un lion. Je pense également à la série « Blacksad », bien évidemment.

En tant que dessinateur, est-ce que c’est difficile de parvenir à se distinguer de ces influences?

Olivier Boiscommun: Bien sûr, il faut pouvoir se distinguer et apporter des choses nouvelles, mais dans le même temps il faut se nourrir de ce qui existe déjà. Il y a des choses qui ont été posées, et on n’a plus le droit de faire sans. Pour moi, c’était un gros défi de rendre les personnages animaliers expressifs, par exemple. Or, si on regarde une série comme « Blacksad », on se rend compte qu’elle a vraiment fait un gros travail dans ce domaine.

Cela vous a demandé beaucoup de recherches pour trouver les trois personnages principaux de l’album?

Olivier Boiscommun: Non, pas du tout. Par contre, je dois bien avouer que je n’ai pas bien compris pourquoi Sylvain m’a proposé cette histoire parce que je n’avais encore jamais rien fait dans le domaine animalier. Du coup, je n’étais pas du tout à l’aise, car je n’étais pas sûr de pouvoir y arriver. Pour me rassurer, j’ai d’abord fait des recherches de personnages avant de me rendre compte que je pouvais lui dire oui.

Sylvain Runberg: En réalité, j’ai été fasciné par quelques cases d’un livre précédent d’Olivier, qui s’appelle « Le livre de Jack », dans lesquelles l’un des personnages se transforme en loup-garou. C’est en voyant ces cases que j’ai eu l’idée de faire appel à lui pour un récit anthropomorphique comme « Le Règne ». J’étais sûr qu’il pouvait faire quelque chose de terriblement bien. Et c’est effectivement ce qu’il a fait!

Comment vous-êtes vous rencontrés? C’est l’éditeur qui vous a mis en contact?

Sylvain Runberg: Non, on se connaît depuis 20 ans! Quand je travaillais en librairie dans le sud de la France, j’ai accueilli Olivier en dédicace. On a sympathisé à ce moment-là.

Olivier Boiscommun: On est effectivement copains depuis très longtemps, mais ce n’est que récemment qu’on a évoqué le projet de travailler ensemble. Par contre, à partir du moment où l’idée a été émise, ça nous a paru particulièrement évident. Et on s’est demandé pourquoi on n’y avait pas pensé avant! (rires)

Comment envisagez-vous la suite de la série? Avez-vous déjà un nombre précis d’albums en tête?

Sylvain Runberg: Ici, il s’agit d’un premier diptyque, c’est-à-dire un récit complet en deux tomes. Pour la suite, on a des tas d’idées et d’envies pour continuer à explorer cet univers avec le même trio de mercenaires, toujours sous forme de diptyques. Mais bien sûr, la suite dépendra avant tout du succès de la série.

Olivier Boiscommun: On espère vraiment qu’on pourra continuer « Le Règne », car c’est un univers extrêmement riche, qui offre énormément de possibilités.

Votre éditeur a l’air de croire dur comme fer au succès de la série, en tout cas. Ca vous met un peu la pression?

Sylvain Runberg: Non, je ne pense pas du tout à ça quand j’écris un album. Et puis, de toute façon, le travail est fait. Le tome 2 est écrit et Olivier en a déjà dessiné à peu près la moitié. Il sortira en octobre, c’est sûr, car ce qu’on veut, c’est donner l’assurance au lecteur de pouvoir lire un premier récit complet, quoi qu’il arrive.

Olivier Boiscommun: Ensuite, si tout se passe bien, quand le tome 2 sortira, on sera déjà en train de travailler sur la suite. Tout le monde souhaite en tout cas qu’on puisse le faire. A priori, les premiers retours que nous avons reçu des libraires et des lecteurs nous semblent très encourageants.

Dans la série « Le Règne », il y a manifestement un grand soin accordé aux personnages, qui sont à la fois très complémentaires et très typés. Est-ce que vous passez de temps à peaufiner la psychologie des personnages?

Sylvain Runberg: Oui, cela représente la majeure partie de mon travail. Quand j’écris un scénario, je pars toujours des personnages. Je m’intéresse à leur psychologie et je cherche à savoir d’où ils viennent et où ils veulent aller.

En même temps, vous n’hésitez pas aussi à tuer certains de vos personnages…

Sylvain Runberg: Même si c’est un univers imaginaire, il faut que ce soit réaliste. On est dans un univers hostile et violent. Ces réfugiés risquent leur vie pour essayer de trouver un endroit où ils échapperont aux intempéries. Dans ces conditions, il est normal qu’il y ait des gens qui meurent lors de chaque saison.

Olivier Boiscommun: D’ailleurs, on se rend compte de la violence de cet univers dès la première scène de l’album, avec l’attaque du convoi par des pillards. Le ton est posé.

Sylvain Runberg: On voulait être tout de suite dans le vif du sujet. Dans une première version, on avait prévu une scène d’introduction avant le début de leur voyage, mais finalement, on a préféré y renoncer, car on voulait permettre au lecteur d’être immédiatement dans l’action.

Votre style d’écriture, qui est très efficace et très rythmé, fait penser à celui de certaines séries TV. C’est une influence que vous revendiquez?

Sylvain Runberg: Je suis devenu scénariste assez tard, vers l’âge de 33 ou 34 ans. Et effectivement, c’est au moment où j’ai vraiment commencé à écrire de manière professionnelle qu’on a vu apparaître les premières séries HBO à succès, comme les « Sopranos » ou « The Wire », par exemple. D’un point de vue écriture, je suis donc très influencé par cette école-là. Et ce depuis le début.

Sylvain, vous sortez pas moins de 4 albums durant ce mois de janvier: « Le Règne » bien sûr, mais aussi le tome 7 d’Orbital, ainsi qu’un comics en français avec Victor Santos et l’album « Motorcity » avec Berthet. Est-ce qu’on peut dire que votre carrière de scénariste prend une autre dimension depuis quelques mois?

Olivier Boiscommun: Je ne sais pas si on peut vraiment parler d’une accélération dans sa carrière car en réalité, ça a très vite marché pour lui.

Sylvain Runberg: Il y a une progression, c’est sûr, mais comme le dit Olivier, j’ai eu la chance que mes premières séries, que ce soit « Orbital » et « Hammerfall » par exemple, ont tout de suite bien fonctionné.

C’est quoi, la recette de votre succès? Est-ce parce que vous avez été libraire et que vous savez donc ce qui plaît au public?

Sylvain Runberg: Non, pas du tout. D’ailleurs, quand j’ai proposé mes premiers scénarios, on me les a renvoyés en me disant qu’ils contenaient de bonnes idées mais aussi toutes les erreurs du débutant, ce qui est normal. Je crois qu’il n’y a pas de recette. Ce qu’il faut, c’est être sincère. J’écris avant tout pour moi, en imaginant des choses que j’ai envie de lire et que je n’ai pas encore lu. Je ne me soucie donc pas de ce que les autres ont envie de lire ou pas, parce que de toute façon, c’est impossible de le savoir.

Olivier, en tant que dessinateur, qu’est-ce qui vous séduit dans les scénarios de Sylvain?

Olivier Boiscommun: La chose qui me paraît évidente, c’est que Sylvain a un vrai sens de la narration. Quand il raconte une scène, il a toujours un parti pris très clair. Pour moi, c’est sans doute ça, le secret d’un bon scénariste. Il fait des choix très déterminés, sans se laisser aller à l’écriture pour l’écriture, mais en sachant exactement pourquoi il les fait. C’est un point essentiel, car c’est ce qui crée un rythme.

Sylvain Runberg: J’essaie toujours de proposer, avant que le dessinateur ne commence à travailler, un synopsis complet de l’album, avec tout ce qui s’y passe du début à la fin, si possible séquence par séquence. De cette manière, il peut comprendre exactement ce qui constitue la colonne vertébrale du récit. Ensuite seulement, je commence le découpage dialogué case par case. Mais je laisse Olivier le traiter à sa sauce. C’est lui le metteur en scène.

Olivier Boiscommun: C’est vrai. Mais même s’il n’y a aucune directive de mise en scène, la narration et le rythme imposés par l’histoire induisent forcément une certaine mise en scène. Et c’est ça qui est bien, car du coup, j’ai beaucoup de liberté, tout en étant fortement dirigé.

D’ici quelques jours, vous présenterez votre album au festival d’Angoulême. En tant qu’auteurs, est-ce qu’on ressent du stress quand on arrive là-bas avec une nouvelle série?

Olivier Boiscommun: Ca dépend des caractères. Moi, je suis toujours stressé quand je sors un nouvel album, alors que Sylvain ne l’est pas du tout. Mais ce stress n’est pas spécifique à Angoulême. A chaque étape d’un album, j’ai toujours la boule au ventre, tandis que Sylvain rigole. Heureusement, j’ai l’impression que cette fois-ci, il n’y a pas trop d’inquiétudes à avoir, car tout se passe plutôt bien. On a donc hâte d’être à Angoulême, d’autant plus que Le Lombard a prévu pas mal de choses pour nous.