Avril, Louise Bourgeois et Van Dongen… un texte de Pierre Raphaël Pelletier

Par Chatquilouche @chatquilouche

AVRIL

Louise Bourgeois, Musée des Beaux-Arts du Canada

Je peux maintenant écrire et peindre sans que mes mains s’agitent comme des bêtes étrangères. Avoir pensé le contraire aurait été de ma part impardonnable à l’égard des miens qui souffraient de mon alcoolisme.

Sans autre exutoire que la marche, je parcours à pied les rues quiètes ou en retrait, les chemins de travers, les ruelles par lesquelles se succèdent les dérives vers d’autres cieux plus dégagés.

Pas à pas, je marche à me narrer, à m’égarer, à m’ignorer, à me rapprocher du prochain jour à marcher.

Je gîte en moi à marcher.

Je descends de l’autobus au coin des rues Sussex et Murray, à deux pas de la cathédrale Notre-Dame. Je me dirige vers le Musée des beaux-arts du Canada. J’espère Jules au pied de la gigantesque araignée métallique de la sculpteure Louise Bourgeois. Très haute, ses huit longues pattes solidement fixées dans les dalles de béton, la créature ne peut pas ne pas être vue par quiconque passe au musée. L’apparente docilité de cette araignée monstrueuse pousse de nombreux visiteurs à la toucher, à la cajoler, à la photographier. Les enfants, eux, s’amusent à courir de tous les côtés sous la voûte arachnéenne de cette nouvelle amie.

Six heures. Jules est en retard. Je lui donne cinq minutes. Pas une minute de plus. Finalement, j’entre seul au musée. J’achète mon billet pour l’exposition en cours. Jules arrive avec le sien en main. Nous montons la pente d’un long couloir vitré comme si nous pénétrions dans un monastère au style baroque. Par mégarde, Jules fait un faux pas et tombe durement sur le plancher. Je l’aide comme je peux à se relever. Il est sonné, mais refuse de s’arrêter quelques minutes avant de continuer.

Nous arrivons enfin aux salles où sont exposés huiles et dessins de Van Dongen. Le préposé nous informe qu’il nous reste une trentaine de minutes avant la fermeture du musée. Jules éprouve un malaise. J’ai juste le temps de le prendre par le bras avant qu’il ne tombe de nouveau. J’arrive à l’asseoir sur un des bancs de la première salle de l’exposition.
— Attends-moi ici. Je vais demander au garde de sécurité qu’il fasse venir les ambulanciers.
— Nan nan nan. Pas question d’aller à l’hôpital !
— Seigneur de bine que tu peux être têtu !
Je ramène Jules chez lui en taxi.

(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)

L’auteur

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)