"Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l'air de croire, autour de lui, que la peste peut venir et repartir sans que le coeur des hommes en soit changé" (Albert Camus).

Par Christophe
Je suis allé piocher le titre du billet chez Camus, dont la Peste, on le sait, est surtout brune et allégorique, pour parler d'un livre se déroulant, lui, véritablement pendant la Grande Peste de 1348. Et il faut donc prendre cette phrase au pied de la lettre, car il me semble que c'est bien un des enjeux de cette saga, "la Malédiction de Gabrielle, dont le deuxième volet, "A l'ombre du diable", vient de paraître aux éditions Flammarion. Après "Le Fléau de Dieu", Andrea H. Japp nous ramène dans ce Moyen-Âge qu'elle aime tant pour une fresque historique qui commence à gagner en intensité et ressemble de plus en plus à un thriller. Meurtres, complots, espionnage, convoitises, manigances politiques, tout est là, dans une époque extrêmement agitée, entre les ravages de l'épidémie et la fragilité du pouvoir royal. Dans ce deuxième volet, ce sont toutefois les femmes qui tirent leur épingle du jeu et occupent les premiers rôles...

Cette fin d'été est décidément éprouvante pour Gabrielle d'Aurillay. La peste, qui a failli l'emporter avant de la laisser miraculeusement vivante, continue à ravager Paris. Elle a découvert que son bonheur conjugal était un leurre et, en plus de ces tourments personnels, elle se retrouve avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
L'insignifiant diptyque, qu'elle a dérobé à son époux pour se venger de ses mensonges et indélicatesses, attise les convoitises. Pour quelles raisons ? On ne le sait pas plus que la jeune femme, mais elle compte bien comprendre pourquoi on a voulu l'assassiner. L'oiselle naïve et gentillette que l'on a connu avant le début de l'épidémie, a laissé place à une femme déterminée et prête à tout.
Avec l'aide de la sage-femme Adeline Musard, qui a subi les mêmes tragiques événements, elle se reconstruit peu à peu. Mais, la paix espérée aux Loges-en-Josas, à l'écart de la capitale transformée en charnier, n'est pas au rendez-vous. Le village est sous tension, les étrangers mal vus, car possibles vecteurs de la maladie et l'atmosphère pesante...
Bientôt, une évidence se fait : Gabrielle et Adeline seront plus en sécurité dans Paris. Persuadées que la maladie ne peut plus rien contre elles puisqu'elle ne les a pas emportées lorsqu'elle les a touchées, les deux femmes décident de rentrer dans la capitale où il sera plus facile de se faire oublier, en profitant de la panique et de la désorganisation.
Pendant ce temps, au Château de Vincennes, Jeanne de Bourgogne se morfond dans ses appartements. Sa camériste, comme une partie de sa cour, a été emportée par la peste et la reine est seule. En quarantaine. Ni son royal époux, Philippe VI, ni son fils, le futur Jean II, revenus à Paris de mauvais gré, veulent attendre de voir si elle a été contaminée...
Haïe du peuple, moquée parce qu'elle est boiteuse, considérée comme maudite par certains, vieillie précocement, elle est pourtant celle qui dirige quasiment le royaume depuis la déconvenue du roi à Crécy, deux ans plus tôt. Mais, comment pourrait-elle asseoir ce pouvoir, convaincre un pays hostile et en plein désarroi qu'elle est la femme providentielle ?
Et puis, il y a tous ceux qui s'agitent et sont à la recherche du fameux diptyque. Qu'ils sachent exactement ce que représente cette oeuvre d'art de qualité apparemment très médiocre ou qu'ils se doutent qu'elle recèle quelque chose d'extraordinaire, et donc une source de richesse, ils sont prêts à tout, jusqu'à faire disparaître tout témoin, pour l'avoir en leur possession.
Parmi ces comploteurs, se trouve une femme. Un personnage bien mystérieux : Marthe de Rolittret. Je ne vais pas en dire trop sur elle, c'est un beau personnage que je suis curieux de voir évoluer. Une sorte de Milady médiévale, jouant sur la séduction pour imposer ses vues, impitoyable et sans aucun état d'âme. Redoutable et puissante, elle joue sans doute sur plusieurs tableaux...
J'avais trouvé que "le Fléau de Dieu" était une introduction et tenait plus de la saga que du thriller. La tendance s'inverse un peu avec "A l'ombre du diable", car les choses se précise : Gabrielle possède ce que tout le monde veut et tout le monde est prêt à tuer pour mettre la main sur l'objet. La jeune femme est donc sur la brèche, cherchant des solutions pour se mettre en sécurité.
Les rebondissements, le mouvement, jamais évident à rendre à des époques où l'on n'a pas de moyens de transports rapides, la construction par brefs chapitres, tout est là pour donner du rythme et faire monter la tension. Mais, reconnaissons tout de même qu'on est encore loin d'une cadence effrénée, même si l'histoire gagne en intérêt.
Je n'évoque pas un des éléments très forts de ce deuxième volet qui va certainement ouvrir la suite de la série, mais l'idée est tout à fait passionnante, parce qu'elle raccroche vraiment la partie fiction à la réalité historique. En effet, on pourrait considérer ici que le contexte historique n'est qu'un décor, rien de plus, que Gabrielle évolue simplement au coeur de la Grande Peste.
Mais, on voit bien, par la simple présence de la Reine, parmi les personnages principaux, que la situation politique du royaume sera également un enjeu, à terme. Pourquoi ? Comment ? La suite nous le dira sans doute. Et Gabrielle n'est certainement pas au bout de ses peines, car il est bien difficile, dans ce chaos, de faire confiance à qui que ce soit...
Dans cette confusion générale, engendrée par les très nombreuses morts, la peur de la maladie, du châtiment divin qu'elle représentent en cette époque pieuse, la France, déjà affaiblie par les premières campagnes de la guerre de Cent Ans, est au bord de l'effondrement. Ce qui n'empêche pas les intrigues de se poursuive, à différents niveaux.
Ce deuxième tome, plus encore que le premier, est celui des femmes. J'ai évoqué déjà les principales actrices dans le résumé. Elles ont le pouvoir dans ce roman. Sous différentes formes, positives, mais aussi négatives, car elles ne sont pas toutes charmantes... Si Gabrielle gagne en roublardise et ose faire ce qu'elle n'aurait jamais imaginé faire quelques semaines plus tôt, elle reste encore une ingénue.
Bien sûr, elle agit avec intelligence et pragmatisme, elle est décidée mais sait aussi qu'elle va devoir affronter des adversaires tout aussi déterminés, mais bien plus aguerris qu'elle ne le sera jamais. Alors, il lui faut jouer en faisant fi des règles et de la morale stricte dans laquelle elle a été élevée. Pour elle, le mensonge n'est pas une seconde nature, mais une protection nécessaire.
Le vrai point d'interrogation, sur le plan de la caractérisation, c'est finalement Jeanne, dont le rôle précis reste encore très incertain et sera un des grands intérêts de la suite de la saga. Mais, on se dit déjà que ces femmes de caractère, Gabrielle, soutenue par Adeline, d'un côté, et Jeanne et Marthe d'un autre, vont se confronter...
Je dois avouer que, pour le moment, cette série n'a pas la densité et la richesse des autres séries médiévales d'Andrea H. Japp. Certes, on y retrouve la patte de l'auteur, avec les nombreuses notes qui viennent agrémenter la lecture d'explication sur le vocabulaire, les us et coutumes, les habitudes, mais j'espère que la suite de la série, en approchant du vif du sujet, saura gagner en ampleur.
La lecture reste agréable, le mystère entourant ce diptyque qui ne paye pourtant pas de mine demeure entier et la panique qui touche le royaume en raison de la peste sont des points forts de cette histoire. La métamorphose de Gabrielle, aussi, peut-être un peu rapide, mais qui semble avoir été brusquement libérée de tous les carcans dus à son rang pour devenir une femme n'ayant plus rien à perdre.
J'ai relégué les acteurs masculins au second rang, parce que je crois vraiment que cette histoire se dénouera à travers les personnages féminins, mais il en reste encore, évidemment. Et, si leurs rangs s'éclaircissent un peu au fil de ce deuxième tome, ceux qui demeurent auront leur mot à dire... A moins de tomber sur plus redoutable qu'eux et qu'on ne leur laisse pas mot dire...
J'en dégage un, tout de même : Armand Daubert. Il est coutelier auprès du roi, mais c'est un des derniers proches de la reine à ne pas craindre sa présence. Bien au contraire... C'est un garçon qui a l'air débonnaire, sympathique, charmant, même, et pourtant, on se dit, et on n'est pas le seul, qu'il cache certainement quelque secret son son air avenant...
Ah oui, j'oubliais : Armand est nain, mais delà à l'imaginer dans un rôle à la Thyrion Lannister, il est sans doute trop tôt pour le dire, et c'est peut-être même sans fondement. Je suis très curieux de voir comment il va évoluer, lui aussi, quel rôle lui réserve Andrea H. Japp dans tout cela. Car, sa position dans le récit est très particulière, et ce n'est sûrement pas un hasard.
Je suis intrigué par la suite de cette saga, j'ai évidemment très envie de comprendre ce qu'est ce diptyque et pourquoi il semble avoir un tel intérêt, inversement proportionnelle à sa qualité artistique. Je me demande simplement si tout cela n'est pas un peu trop délayé et n'aurait pu tenir dans un seul volume. Peut-être le prochain tome me fera-t-il changer d'idée.
En attendant, nous laissons Gabrielle dans une situation qu'elle juge plus stable, moins dangereuse, ce qui reste à démontrer et ce que ne semble pas penser Adeline. Si le plan suivi paraissait de bon aloi, on peut aussi se demander si la jeune veuve n'a pas choisi de se jeter dans la gueule du loup en voulant échapper aux crocs d'un autre. Non, la vie de Gabrielle d'Aurillay n'est pas un fleuve tranquille...