Sacrifice · Joyce Carol Oates

Par Marie-Claude Rioux

Le nouveau roman de Joyce Carol Oates s’ouvre sur une scène déchirante:dans le centre-ville de Pascayne, au New Jersey, une mère désespérée recherche sa fille de quatorze ans, disparue depuis trois jours. Peu de temps après, une enseignante découvre l’adolescente dans le sous-sol d'une usine désaffectée. La scène est macabre: l’adolescente est ligotée, couverte d’excréments. À l’hôpital, Sybilla refuse de parler aux forces de l’ordre. Une inspectrice réussie tant bien que mal à lui tirer quelques vers du nez. Sybilla prétend avoir été battue et violée par des policiers blancs. Ednetta Frye, la mère de Sybilla, couve sa fille comme un oisillon. Elle refuse tout contact avec la police et les services sociaux. Aucun examen médical ne sera fait pour attester du viol.

Les Fryes sont terrifiés à l’idée de faire affaire avec les forces de l'ordre. Ils sont noirs. Qui les croirait? Ce n’est pas d’hier que la petite ville de Pascayne est la proie des tensions raciales… Déjà, en 1967, des émeutes avaient mises la ville sans dessus dessous.

Lorsque les membres de la communauté et les journalistes ont vent de l’histoire, la tension monte, rendant la situation explosive. Ednetta met sa fille à l’abri, l’envoyant pour un temps chez sa grand-mère. L’adolescente se referme sur elle-même. Une tombe ambulante.

Les maléfiques jumeaux Mudrick (un pasteur noir et son frère avocat) prennent le «cas Sybilla»en main. Ils sentent la bonne affaire: la célébrité, la richesse… Ils cannibalisent Sybilla: la lutte pour les droits civiques vient de trouver un nouveau martyre. Jusqu’à ce qu’un leader du Royaume de l’islam veuille lui aussi sa part du gâteau. L’adolescente est barouettée d’un bord à l’autre, manipulée par les uns et les autres.  

Et si toute cette histoire s'avérait un gros canular, une pure invention? Et si tel est le cas, dans quel but? Qui dit vrai? Où se trouve la vérité?


                                                                                                                                                                          Tawana Brawley et le révérant Al Sharpton.

À la fin des années 1980, laffaire Tawana Brawley a défrayé la chronique aux États-Unis. Joyce Carol Oates reprend ce fait divers pour le mettre à sa main, se servant de lHistoire pour mieux éclairer le présent. Elle en fait une histoire volcanique, criante d’actualité, entrelaçant le social et l’intime de façon percutante. Àtravers plusieurs voix (la victime, sa famille, la police, les médias, les leaders religieux), elle explore les relations interraciales, les rapports de force, le culte du sensationnalisme et la manipulation avec une acuité sans faille.

J’aime l’écriture de Joyce CarolOates: chirurgicale, sans fioritures, elle va droit au but. Habile conteuse et fine manipulatrice, elle a le don d’entraîner son lecteur là où elle veut et de le malmener à sa guise. Au détour d’une phrase, les failles apparaissent, les doutes s’immiscent. Dans l'univers de Joyce Carol Oates, le noir et le blanc sont quasi inexistants. Elle préfère explorer les zones grises, amenant son lecteur à éprouver de la colère et de l'empathie pour certains, ce qui finira par se retourner contre eux.Avec Sacrifice, elle m’a eue sur toute la ligne. Ma naïveté a été mise à rude épreuve!

Un roman percutant et dérangeant. Du Joyce Carol Oates à son meilleur.


Sacrifice, Joyce Carol Oates, Philippe Rey, 384 pages, 2016.