Daddy Love

Par Marie-Claude Rioux
Mon pire cauchemar de maman: la disparition de ma sauterelle, enlevée par un méchant prédateur sexuel. Je tourne le couteau dans la plaie et plonge en plein cauchemar en lisant Daddy Love, le plus récent roman de Joyce Carol Oates traduit en français.Dinah Whitecomb et son fils Robbie, cinq ans, font des courses dans un centre commercial à Ypsilanti, au Michigan. Sur le parking, un homme arrache brutalement l'enfant des mains de sa mère, lui assenant quelques coups de marteaux sur la tête au passage. Elle se relève de peine et de misère et s'accroche au monospace,traînée sur plusieurs mètres. Amochée, brisée et tordue,Dinahperd connaissance. Robbie disparaît. La famille Whitcomb est détruite.Cette scène d'ouverture, Dinah la revit quatre fois (les quatre premiers chapitres), sous différents angles. Comme un disque rayé qui rejoue sans cesse.Robbie est enlevé par Chester Cash, caché dans son véhicule, allongé dans un coffre cercueil représentant la Vierge. Prédicateur itinérant de l'Église de l'Espoir éternel, Chester Cash est adulé. Il envoûte, par ses sermons, les membres de congrégations afro-américaines.Veuf depuis plusieurs années, il vit dans une ferme délabrée à Kittatinny Falls, au New Jersey. C'est dans cette ferme qu'il amène Robbie, appelé dorénavant «Fils», puis vite rebaptisé Gideon.Daddy Love aime les jeunes garçons. «Arrivé à l'âge de onze ou douze ans, l'enfant était moins désirable. L'enfant était pubère. Les pubères impatientaient vite Daddy Love, pour ne rien dire des adolescents.» Gideon n'est pas la première victime à tomber entre les griffes de Daddy Love. Séquestré, réduit en esclavage, dressé, violé jusqu'à la puberté, puis assassiné et jeté comme un vieux torchon: voilà ce qui attend Gideon.Le gamin se fait à sa nouvelle vie du mieux qu'il peut, cherchant les récompenses et faisant tout pour éviter les punitions. Lorsque Daddy Love estime que Gideon est assez bien dressé pour garder le silence sur les câlins qu'il donne et reçoit, il l'envoie à l'école. Le temps passe, l'enfant grandit - trop vite au goût de son papa, qui s'en désintéresse de plus en plus. Sachant ce qui est arrivé aux autres enfants de Daddy Love, comprenant que ses jours sont comptés, Gideon se rebelle.Six ans passent (un trop grand saut dans le temps) avant que Robbie ne rentre au bercail et retrouve ses parents. Une nouvelle vie se présente, mais pas aussi idyllique qu'on pourrait l'imaginer. Le réapprivoisement est ardu. Après tout, «il était difficile de retrouver le petit Robbie de cinq ans dans le visage du garçon de onze ans.»On ne lit pas Joyce Carol Oates pour se divertir. Ses romans dérangent, créent un malaise qui peine à disparaître une fois le livre refermé. Sa grande force est de faire craquer le vernis, maniant à la perfection l'effeuillage des apparences, ce qui se camoufle derrière. C'est pour cette raison que j'aime lire ses romans hyperréalistes (moins son univers gothique), même si j'avale de travers et que j'en ai pour deux jours à faire des cauchemars.Avec Dady Love, Joyce Carol Oates dépeint la personnalité d'un prédateur sexuel éloigné des clichés d'hommes moustachus à lunettes en fonds de bouteille. Elle enfonce le clou en décortiquant le mécanisme psychologique qui fait que les victimes s'attachent à leur tortionnaire: lavage de cerveau, faveurs, punitions. Elle se penche aussi, avec une acuité redoutable, sur le parcours des parents: l'effritement du couple et la façon dont chaque parent réagit à la disparition de l'enfant. Dina se réfugie dans la chambre de Robbie pour ne pas oublier. Elle tape son nom une dizaine de fois par jour sur son ordinateur. Whit, lui, devient bénévole dans des associations d'enfants disparus pour s'éloigner de sa femme et de la maison, fume des joints et saute la clôture à quelques reprises.Avec une écriture ciselée d'une froideur maléfique, Joyce Carol Oateslivre un roman terrifiant, dur et viscéralement dérangeant Un roman d'horreur qui donne froid dans le dos. Cette fois, le monstre n'est pas caché sous le lit. Il se trouve dans le lit.Daddy Love, Joyce Carol Oates, Philippe Rey, 272 pages, 2016.