Brautigan un rêveur à Babylone de Keith Abbott

Par Alphonsine @nolwenn_pamart

Ici, j'ai déjà parlé de Richard Brautigan à deux reprises (dans la vraie vie... eh bien, je ne compte plus. Le premier livre de lui que j'ai chroniqué est justement Un privé à Babylone ( Dreaming of Babylon dans son titre original... ce qui explique le titre de cet ouvrage-ci). Mais si j'ai déjà lu pas mal de Brautigan (j'en compte au moins 5 ou 6, et ... oui, j'arrête avec mes parenthèses), je ne m'étais pas arrêtée plus que cela à sa biographie. J'ai décidé ces derniers temps de réparer cette lacune avec le présent livre.

Moins une biographie qu'un témoignage, Un rêveur à Babylone est publié en 1989, soit quatre ans après la mort de Brautigan. Abbott revient sur leur passé commun, leurs moments partagés, sans chercher à éclairer particulièrement les zones d'ombre ou les inconnues de l'équation. Le choix de l'image de couverture par les éditions Cambourakis apparaît particulièrement judicieux : sous le grand chapeau, Brautigan semble prêt à disparaître, avec son visage sans contours et son regard dissimulé par de grandes lunettes mates. C'est que malgré les explications que tente d'accumuler son ami, il reste une grande question, un plein mystère...

Le pouvoir d'attraction qu'exercèrent ses romans sur les jeunes en 1968 provenait de cela même qui faisait sa faiblesse dans la vie : une capacité à ignorer le sens commun pour se concentrer sur les aspects moins évidents de ce qui mijotait sans cesse dans son esprit. S'il est vrai que le cerveau appréhende les diverses expériences au travers de strates ou de filtres, alors assurément certains lui faisaient défaut.

Le livre commence par nous plonger dans le San Francisco des années 1960 et 1970, plein de tentatives sociales et artistiques, " cocktail de résultats mitigées et de coups de génie ". Le jeune Abbott rencontre bientôt Brautigan, le bizarre Brautigan qu'il s'affaire à décrire sous toutes les coutures. Plusieurs mots, plusieurs idées reviennent, comme un leitmotiv : l'excentricité, la marginalité. L' orgueil, mais aussi la candeur. D'origine très modeste, Brautigan croit en sa vocation d'écrivain, y cherche même une forme de validation perpétuelle que la réception de ses ouvrages, fondamentalement aléatoire, ne peut jamais satisfaire tout à fait. Auteur boudé par la critique officielle, qui sans être passé par elle connaît bientôt le succès, il semble pris d'un besoin de revanche sur la vie qui le mène à trop écouter les sirènes de la gloire.

Récit d'une déperdition de soi, fruit des démons intérieurs qui criaient toujours plus fort, Un rêveur à Babylone traduit aussi l'admiration de Keith Abbott pour cet ami qui a tant travaillé et qui, contre toute attente, a fini par réussir. Cela m'a rappelé, à plusieurs occasions, le ton d'André Lebey lorsqu'il écrit sur Jean de Tinan, son ami perdu, dans Jean de Tinan, souvenirs et correspondance en 1922 ; et je pense que les deux livres comportent plus d'échos qu'on ne pourrait penser au premier abord. Il est juste dommage que cela passe, parfois, par la condamnation de certains textes, jugés moins réussis, plus maladroits que d'autres. On pourrait penser que je râle car certains de mes textes préférés figurent parmi les œuvres décriées, mais il y a fort à parier que les amis ne sont pas toujours les meilleurs juges d'une production littéraire. Il y voient trop, peut-être, les liens avec nos peurs, nos souvenirs, nos anecdotes. L'auteur ne manque cependant pas de recul, et il analyse les divergences entre le Brautigan qu'il a connu, le Brautigan médiatique et le Brautigan écrivain. De tout cela, il ressort que la biographie est un roman comme un autre, et que le personnage de Brautigan a de quoi fasciner encore aujourd'hui. Les extraits cités m'ont donné envie de continuer mon exploration de son oeuvre, les critiques disséminées dans le récit m'ont livré quelques clés pour en compléter ma lecture... et si tout peut-être, ou du moins beaucoup de choses, est sujet à caution dans ce petit livre, il m'a apporté quelques bribes de ce que j'aime tant chez cet auteur : une poésie du quotidien, défigurée par les petites fatalités qui traînent.

A cette époque, j'étais persuadé qu'en rédigeant ces nouvelles, Richard regardait dans le fond des yeux les traumatismes de son enfance. Je croyais alors aux vertus rédemptrices et curatives de l'art. Je ne pense pas que Richard, lui, y ait jamais cru.