3 romans sombres et atmosphériques [30-30]

Par Albertebly
Fin d’année et masse de taf obligent (toujours libraire les ami.es !), j’ai moins de temps à accorder à l’écriture d’articles. Alors aujourd’hui je reviens avec un article deux en un pour vous parler de mes dernières lectures du challenge 30 livres pour mes 30 ans. Et ça tombe bien, il s’avère que ce sont deux livres aux ambiances similaires : du sombre, de l’atmosphérique et du (néo)gothique. QUE DEMANDER DE PLUS ?

Pas de logique dans la présentation de ces deux titres, je vous en parle tout simplement dans l’ordre dans lequel je les ai découverts successivement.

Commençons donc par un beau coup de cœur avec :

Le chien noir – Lucie Baratte

Sous le joug d’un père tyrannique qui a la « passion des décrets » (p.16), Eugénie pense enfin s’échapper du château familial lorsque se présente sur le pas de sa porte, le roi Barbiche. Un roi auquel elle est mariée de force mais qui, au premier abord, semble moins dur à vivre que son imbécile de père, la faisant finalement accepter son sort. Évidemment, si vous connaissez ne serait-ce qu’un chouïa le conte de Barbe Bleue, vous savez que tout ne va pas se passer comme prévu pour notre héroïne qui va découvrir les collections étranges de son mari…

Avec Le chien noir, Lucie Baratte prend pour sujet de réécriture principal le conte de Barbe Bleue, s’inscrivant d’ores et déjà dans les traditions les plus sombres et sanglantes des récits oraux. Avec beaucoup de finesse, elle approche cette histoire tout en la modernisant, ajoutant ici une référence au fox-trot et au Monopoly, là un clin d’œil aux amateur.ices de Kate Bush, de Poe ou encore des écrits de Lautréamont. Ce surgissement et ce mélange d’éléments classiques et contemporains viennent brouiller toute temporalité et donner à cette histoire l’aspect à la fois universel et intemporel des contes.

De la finesse elle fait fi quand elle en vient à parler de la violence du conte Barbiche (je vous invite, si vous le souhaitez, à regarder les trigger warning pour ce texte, référencés par Moonlight Symphony sur son propre article de blog), détournant la morale de ce conte. C’est là la modernisation principale opérée par l’autrice : la curiosité d’Eugénie sera finalement « récompensée », la violence du conte Barbiche punie.

Lucie Baratte reprend donc les codes des contes, du « Il était une fois » initiant chaque chapitre aux rengaines présentes à certains points du texte en passant par les personnages et les lieux types.

« Depuis la colline de l’Absence, au centre du royaume des morts, sa mère se penchait en disant :
– La naïveté de cette enfant confine à la stupidité.
La vie lui enseignera le malheur.
Sa grand-mère se penchait en disant :
– La désobéissance de cette enfant confine à la laideur.
La vie lui enseignera la douleur.
Son arrière-grand-mère se penchait en disant :
– L’impertinence de cette enfant confine à l’outrage.
La vie lui enseignera la peur.
Son arrière-arrière-grand-mère se penchait en disant :
– L’inconvenance de cette enfant confine au ridicule.
La vie lui enseignera le déshonneur. »

Le chien noir, Lucie Baratte, Éditions du Typhon, 2020, p. 19.

Mais ce texte doit au moins autant au conte qu’au genre gothique dont on sent l’influence à chaque ligne. Avec ce premier roman, Lucie Baratte signe, en effet, un roman atmosphérique dont l’ambiance se rapproche grandement du genre gothique. Les descriptions sont évocatrices, on s’immerge immédiatement dans une ambiance brumeuse, mélange de forêts sombres et de châteaux traversés de courants d’air et qui sait, peut-être par des fantômes !

« Il était une fois un château de granit noire. Il se dressait avec majesté sur une île désolée, muet comme un tombeau, sourd comme la neige. Ses blocs de pierre portaient en eux la folie d’un architecte malade. Sa roche antédiluvienne, le sang séché de ceux qui avaient péri à le bâtir. Un château aux murs épais, contre lesquels d’infimes murmures s’étiolaient dans le soir. »

Le chien noir, Lucie Baratte, Éditions du Typhon, 2020, p. 89

Vous l’aurez compris, j’ai passé un excellent moment aux côtés d’Eugénie et je vous invite à lire ce roman, que vous aimiez les réécritures de contes (ce n’est pas particulièrement mon cas) ou le genre gothique. Bref, si vous cherchez une lecture immersive et atmosphérique, Le chien noir est un excellent pari !

Et du beau coup de cœur, enchaînons avec une lecture moins convaincante. Enfin moins convaincante… On vous en parle tout de suite, vous allez comprendre !

La maison muette – John Burnside

Moins convaincante, ce n’est vraiment pas le mot. La maison muette est une lecture profondément déroutante. Impossible d’entrer en empathie avec le narrateur, anti-héros détestable, violent, misogyne, autocentré, etc. En ce sens, il nous semble que l’ouvrage est une réussite, il nous a provoqué répulsion et gêne, ce qui, je pense, était l’objectif. De là à parler d’une lecture agréable, c’est une autre histoire.
Dès l’incipit, l’auteur nous balance la couleur. On comprend rapidement que le narrateur s’est rendu coupable de la mort des « jumeaux » :

« Nul ne pourrait dire que ce fut un choix de ma part de tuer les jumeaux, pas plus qu’une décision de les mettre au monde. Ces événements s’imposèrent l’un et l’autre comme une nécessité inéluctable, un des fils dont est tissée la toile de ce que l’on pourrait appeler le destin, faute d’un mot plus approprié… »

La maison muette, John Burnside, Editions Métailié, 2003, p. 13.

Après cela, l’ensemble du récit va être un long périple nous permettant de comprendre qui sont les jumeaux, qui est le narrateur et comment nous en sommes arrivés à cet évènement tragique. John Burnside réactualise à travers ce récit froid, la figure du savant fou et met en scène les expériences réalisées sur les enfants sauvages. Le narrateur élabore ainsi ces expériences pour mener une réflexion sur l’aspect inné ou acquis du langage. Et voir les horreurs commises jusqu’à la mise en œuvre de cette horrible expérience, c’est quelque chose.

Là encore, l’ambiance est très sombre (voire parfois sale) et l’enfance du narrateur donne vraiment des vibes de l’enfance de Jeffrey Dahmer, si vous voyez ce que je veux dire…

« Un après-midi, je prélevai quelques cheveux emmêlés sur la brosse de mère, les enveloppai dans du papier de soie et les enterrai dans le jardin au milieu de ses iris, pour que la pluie qui rince puisse les dissoudre et les régénérer, irrésistiblement, dans la terre froide. Cette même année, j’entrepris de collectionner les crânes et les os des animaux que je trouvais. »

La maison muette, John Burnside, Éditions Métailié, 2003, p. 26-27

Une lecture éprouvante mais difficile à oublier au vu de la manière dont l’auteur nous plonge dans la psyché d’un narrateur dérangé. Je préfère encore une fois vous prévenir, plus on avance dans le récit et plus on s’enfonce dans la noirceur et une violence extrême. Plus encore que pour Le chien noir, je vous invite à regarder les trigger warning entre crochets à la fin de cette portion de l’article pour ce texte qui ne fait pas dans la dentelle. Le ton clinique vient encore renforcer l’aspect trash et violent des évènements qui nous sont contés. C’est simple, j’ai ressenti le même malaise en lisant ce livre qu’en regardant le film Schizophrenia de Gerald Kargl. Et nom de Zeus, je peux vous assurer que ce film m’avait mise mal à l’aise…

Une lecture qu’il me paraît étrange de véritablement recommander. Il est sûr que c’est une expérience de lecture à part entière et que je ne suis pas prête d’oublier ce roman et son narrateur, mais de là à inviter des gens à s’infliger ça, il y a un pas que j’ai du mal à franchir. Enfin, si vous voulez voir un texte qui vous plonge dans les pensées d’un véritable anti-héros, vous misez sur le bon cheval ! (Oui, je vais finir chaque critique par une référence aux jeux et aux paris, t’vas faire quoi ?!)

[TW : violences physiques et psychologiques, pédophilie, misogynie, abus sur mineurs, abus de faiblesse, meurtre.]

D’un livre déroutant à l’autre, parlons de :

Le papier peint jaune – Charlotte Perkins Gilman

Voici le plus ancien texte de cette sélection de 3 livres et nom de Zeus, que c’était moderne. Écrit en 1892, Le papier peint jaune est un livre qui parle, selon nous, de dépression et de l’assignation des femmes (malades ou considérées comme telles) à domicile par leurs maris. Du moins, c’est une des lectures possibles de ce court texte pour le moins étonnant…

Dès les prémices de cette histoire, la narratrice perçoit toute l’étrangeté du lieu qu’elle est venue occuper un temps avec son mari. Une demeure à laquelle elle trouve immédiatement quelque chose de « bizarre » (p.21) Une bizarrerie qui va venir se confirmer et une narratrice qui va lentement perdre pied, sous nos yeux, alors qu’elle découvre la chambre dans laquelle elle va devoir dormir et son atroce papier peint jaune…

« Je n’ai jamais vu pire papier peint de ma vie.
Un motif flamboyant
tentaculaire
coupable
de toutes les formes possibles de péché artistique. »

Le papier peint jaune, Charlotte Perkins Gillman, 1892, Éditions Tendance Négative, p.28

Tout au long de l’ouvrage, on hésite en tant que lecteur.ices sur les faits qui nous sont contés.
La narratrice est-elle fiable ? Est-elle en train de sombrer dans la paranoïa ou bien quelque chose de surnaturel se déroule-t-il véritablement dans cette demeure aux airs gothiques ? L’autrice sème des indices, ici et là. On se prend tour à tour à penser que la narratrice est victime d’une dépression post-partum…

« C’est une chance que Mary soit si bonne avec le bébé.
Ce très cher bébé !
Et pourtant JE NE PEUX PAS être avec lui
cela me rend nerveuse. »

Le papier peint jaune, Charlotte Perkins Gillman, 1892, Éditions Tendance Négative, p.32

… Puis, que son entourage et son mari en particulier, double figure d’autorité car médecin, l’enferme dans sa dépression pour mieux pouvoir régir ses faits et gestes afin de les faire correspondre à ce qui est attendu d’une bonne épouse…

« Il est très attentionné et aimant
c’est à peine s’il me laisse faire un geste sans me donner
des directives précises. »

Le papier peint jaune, Charlotte Perkins Gillman, 1892, Éditions Tendance Négative, p.25

… L’empêcher de trop penser, de coucher son mal-être sur papier.

« Voilà la sœur de John. Un amour de femme, et si prévenante avec moi !
Je ne dois pas la laisser me surprendre en train d’écrire.
C’est une maîtresse de maison accomplie
et enthousiaste, et elle n’aspire pas à meilleure profession.
Je crois véritablement qu’elle pense que c’est l’écriture qui m’a rendue malade ! »

Le papier peint jaune, Charlotte Perkins Gillman, 1892, Éditions Tendance Négative, p.37

Aux côtés de Mary, Charlotte Perkins Gillman nous fait ressentir l’enfermement progressif de cette femme dans un espace clos dont l’aspect claustrophobie est encore renforcé par ce papier peint inquiétant, mouvant, derrière lequel semble se cacher quelque chose…

Un court classique qui mérite, selon moi, amplement son statut de chef-d’œuvre tant c’est un texte efficace dans sa construction, son ambiance inquiétante à la limite du gothique et ses interprétations diverses, des plus surnaturelles aux plus littérales.

Un texte insaisissable parfaitement mis en valeur par les éditions Tendance Négative. Magnifique écrin que cette édition qui, au-delà d’être belle, se propose encore de renforcer les effets de style recherchés par l’autrice par une mise en page audacieuse (texte mouvant, mise en page syncopée, etc).
Au fil du récit, le papier peint gagne en surface sur le texte et par ricochet, sur la capacité à penser de la narratrice qui finit par se fondre complètement dans ce motif hypnotisant et hallucinatoire qui l’engloutit. L’usage de la reliure japonaise, absolument brillante, vient créer, en transparence des images inquiétantes, glissées subrepticement entre deux pages… Jusqu’à ce que l’inquiétude de la narratrice augmente au point de vouloir arracher ce papier peint qui l’oppresse, nous invitant à faire de même avec ces pages enfermant la suite du texte.

Bref, si vous souhaitez lire ce texte, je vous recommande grandement les éditions Tendance Négative dont les projets éditoriaux sont toujours malins et inventifs. Je pense que ça ajoute vraiment à l’expérience de lecture, nous faisant prendre part, physiquement, au sort des personnages de fiction. Un bijou !

Vous l’aurez compris, c’est, comme pour Le chien noir, un carton plein ! Le genre de texte qu’on trouve pas… Sous le sabot d’un cheval (olala non mais en roue libre la meuf… Enlevez-moi ce clavier, pitié ! )



S’en est tout pour aujourd’hui. On espère vous avoir donné envie de lire au moins 2 de ces textes (si vous n’avez pas une seule seconde envie de lire La Maison muette, on comprendrait tout à fait x)) qui faisaient partie de notre liste de 30 livres pour nos 30 ans (on clos notre catégorie littérature gothique avec cet article, youhou !)

De notre côté, on vous dit à l’année prochaine pour notre article Bilan de l’année 2025 suivi de nos Résolutions littéraires pour 2026 (on vous prévient tout de suite, on ne va pas avoir beaucoup d’exigences envers nous-mêmes l’an prochain :P) et on vous souhaite une belle fin d’année 2025 !
Amicalement vôtre,
Tata Alberte