Rien n’est noir (Paulina Spucches – D’après le roman de Claire Berest – Editions Stock)
« À force de vouloir m’abriter en toi, j’ai perdu de vue que c’était toi, l’orage. Que c’est de toi que j’aurais dû vouloir m’abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages? Et tout ça n’est pas triste, mi amor, parce que rien n’est noir, absolument rien. » La manière dont Frida Kahlo parle de son mari Diego Rivera dévoile la personnalité passionnée et souvent excessive de cette immense artiste, qui n’aurait pas dû devenir peintre mais qui est considérée aujourd’hui comme l’une des plus grandes figures de l’art moderne. Née le 6 juillet 1907 à Coyoacán, dans la banlieue de Mexico, Frida est une jeune fille vive et intelligente, à l’imagination débordante. Alors qu’elle s’apprête à entamer des études de médecine, le destin la rattrape le 17 septembre 1925 lorsque le bus dans lequel elle se trouve est percuté par un tramway. Elle survit miraculeusement à l’accident, mais le diagnostic est effrayant: clavicule cassée, épaule gauche démise, troisième et quatrième côtes cassées, jambe droite fracturée à onze endroits, colonne vertébrale fracturée à trois endroits, bassin fracturé à trois endroits, abdomen transpercé du côté gauche jusqu’au vagin par une barre de fer, pied droit broyé. Son corps est littéralement fracassé en mille morceaux. Enfermée dans ce corps meurtri et polytraumatisé, Frida ne sera plus jamais la même, mais refuse de renoncer à la vie. Immobilisée pendant plusieurs mois, contrainte d’abandonner ses études, elle commence à peindre des autoportraits lorsque ses parents lui installent un miroir au-dessus de son lit. Après cela, la peinture ne la quittera plus, même si elle ne considèrera jamais cette activité comme un réel métier. Car pour cette féministe anticonformiste, le plus important est de vivre chaque jour à fond. S’il y a bien une chose que le tramway n’a pas broyé chez Frida, c’est son immense appétit de vivre. Tout chez elle est débordant: son esprit libre, son énergie, sa force mentale. En 1928, Frida rencontre Diego Rivera, celui qu’elle appelle « l’autre accident » de sa vie. Il a 21 ans de plus qu’elle, est alors le peintre le plus célèbre du Mexique et est connu pour ses multiples conquêtes, mais Diego tombe sous le charme de cette jeune femme volcanique. C’est le début d’une relation houleuse jalonnée de ruptures et de réconciliations, au gré des tromperies et des fausses couches, le corps de Frida étant trop meurtri pour accueillir un enfant. C’est surtout le début d’une collaboration artistique particulièrement riche et productive. Pendant que Diego couvre les murs des villes de gigantesques fresques sociales et engagées, Frida peint elle aussi sans relâche, en développant une oeuvre beaucoup plus intime et autobiographique, qui révèle sa douleur à la fois physique et mentale.
Il y a quelques jours, un autoportrait de Frida Kahlo, représentant l’artiste mexicaine sur son lit flottant dans le ciel, a été vendu 54,6 millions de dollars aux enchères par Sotheby’s à New York, devenant ainsi le tableau le plus cher réalisé par une femme. Cela démontre à quel point l’oeuvre de cette femme hors du commun continue à toucher des millions de personnes à travers le monde. D’où l’intérêt d’en apprendre plus sur sa vie. Et quoi de mieux que les mots de Claire Berest, dont le roman « Rien n’est noir » a remporté le Grand Prix des Lectrices ELLE en 2020, et les dessins de Paulina Spucches, connue pour ses BD sur Vivian Maier et sur Anne Brontë, pour redonner vie à Frida Kahlo dans un roman graphique brûlant et tourbillonnant? L’adaptation dessinée du roman de Claire Berest rend magnifiquement hommage à la peintre mexicaine. C’est un livre rythmé, passionné et excessif. Comme le souligne la maison d’édition, cette BD nous montre une Frida qui « invite la muerte et la vida dans chacun de ses gestes ». Une Frida qui jure, qui boit, qui manifeste, qui souffre, qui déteste les surréalistes, qui met des fleurs dans ses cheveux, qui décore ses corsets, qui a des amants et des amantes, qui fait des fêtes à réveiller les squelettes. Et par dessus tout, une Frida qui aime Diego, son « crapaud insatiable », même si celui-ci lui en fait voir de toutes les couleurs, allant même jusqu’à la tromper avec sa propre soeur. En s’appuyant sur les mots de Claire Berest, Paulina Spucches signe une adaptation graphique aux couleurs éclatantes, en flirtant parfois avec un style fantastique digne du célèbre Jour des Morts au Mexique. « Rien n’est noir » nous plonge pleinement dans l’existence singulière et enivrante de Frida Kahlo. C’est un roman graphique onirique, dans lequel on entre comme dans un rêve, ou parfois un cauchemar. Mais surtout, c’est un livre qui donne une furieuse envie de découvrir ou redécouvrir les 143 tableaux peints par Frida Kahlo au cours de sa courte existence, parmi lesquels 55 autoportraits.