Puisque l’eau monte

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Le Temps retrouvé 2025
En lice pour le Prix Gisèle Halimi 2025

En deux mots
Sybille, jeune cadre brillante, perd un enfant et se perd elle-même. Dans le silence de son couple et la violence de son corps, elle découvre que les blessures qu’elle croyait enfouies viennent de loin, d’un héritage de femmes marquées par la douleur. En revenant vers les marais de son enfance, elle trouve enfin la voie de la parole et de la libération.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Voyage dans la mémoire traumatique

Adélaïde Bon explore la mémoire traumatique et la lente reconquête de soi après une fausse couche et un viol conjugal. Dans une langue à la fois brute et poétique, l’autrice ausculte le déni, les silences, la honte et la honte d’avoir honte.

« Tu es une fille de l’eau et des marais, ma biquette, comme ta mère, comme ta grand-mère. » Dans cette sombre et lumineuse histoire d’héritage et de transmission, trois générations de femmes vont être confrontées à la violence des hommes, à la peur et à l’incompréhension. On fait d’abord la connaissance de Sybille, dans une scène-choc d’ouverture. Sous la douche, le sang coule le long de ses jambes. « Du bout du pied, j’écarte l’amas sombre et gélatineux et le pousse dans un coin de la douche. » Ce petit corps expulsé, cette « promesse d’enfant que je ne peux pas tenir », hante chaque page du livre. Sybille ne dit rien. Ni à son mari Maxime, ni à Nour, son amie fidèle. Elle cache sa douleur, la met sous scellés dans un « sachet plastique transparent destiné aux cotons-tiges », comme on tente de sauver les restes d’un naufrage.
Dans la journée, elle se redresse, maquillée, performante. « Ici, je suis Sibylle Duval, Head of Development à seulement vingt-huit ans une jeune femme épatante dans un job de rêve, je travaille au cœur battant de l’innovation, je connais mes totems: audace, collégialité, excellence, je manie en virtuose la novlangue mâtinée de jargon et d’anglais qui se pratique dans mon entre-soi professionnel, j’assure, et les résultat du réseau social pour lequel je travaille sont en hausse constante. Revenue solves all problems, dixit le CEO. Si seulement. » Car sous la façade, l’eau monte.
Le roman est d’abord celui du déni. Sybille n’arrive pas à nommer ce qui s’est passé, ce soir-là, quand Maxime « a eu envie d’elle » et n’a pas tenu compte de son refus. Quand le matin, Maxime chantonne à son oreille : « Tu sei per me, la più bella del mondo. » Sybille sait que quelque chose s’est effondré. Ce n’était pas l’amour, c’était la possession.
Adélaïde Bon montre la confusion, la sidération, l’autojustification. Elle explore avec justesse cette zone grise du consentement dans le couple. Ce moment où la victime ne se reconnaît pas comme telle, où la société détourne le regard. « Je me sens vide, creuse, je souris. » Maxime ne comprend rien, ne se remet jamais en question. Il s’inquiète pour elle, se fâche, la gronde — jamais ne s’excuse. La langue, sobre et tendue, rend palpable ce gouffre entre eux.
Alors Sybille, épuisée, retourne dans le Marais poitevin de son enfance. L’eau, les roseaux, la lenteur des canaux deviennent un refuge et un miroir. Elle y retrouve la trace de sa mère et de sa grand-mère, ces femmes du silence, du secret. « L’air est suspendu, pas un souffle de vent, pas une ride sur l’onde. Dans l’aube rose pâle, le ciel est le reflet du sol, ou bien le sol est le reflet du ciel. » Ici, la nature apaise et engloutit, elle accueille la mémoire et lave la honte.
Comme dans La Petite fille sur la banquise, Adélaïde Bon parvient à dire l’indicible sans pathos. La douleur s’y écrit dans une langue d’une beauté tranchante. Entre cauchemar et rédemption, entre le silence et le murmure de l’eau, elle traduit cette sensation que « rien de vivant ne subsiste ». Mais elle dit aussi la reconstruction, la lente remontée vers la lumière. Alors il devient possible de sortir du silence.

Bande-son du roman


Where the Wild Roses Grow Nick Cave

Puisque l’eau monte
Adélaïde Bon
Éditions Le Soir Venu
Roman
192 p., 16,95 €
EAN 9782940797127
Paru le 22/08/2025
00/08/2025

Où ?
Le roman est situé à Paris, Rouen, le Petit-Quevilly, Saint-Rémy-lès-Chevreuse. On y évoque aussi des voyages aux Saintes-Maries-de-la-Mer, à Naples, à la Tranche-sur-Mer, Sevrai et Étretat, Niort, Saint-Hilaire-la-Palud et dans la marais poitevin, à La conche de pied blanc, la broue d’Arçais, la conche Michelle, l’écluse du Fondperron et de Vergne-Besson.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Une écriture rare, un récit d’initiation comme d’émancipation : le nouveau texte magistral d’Adélaïde Bon.
Toujours elle s’est fixé des attentes impossibles, les meilleurs études, le meilleur job, le meilleur parti. Elle a réussi. Elle est parfaite, jusqu’au bout des ongles. Elle a fait de son corps de ses mots de sa vie, un paysage. Un jardin à la française, magnifique, d’où rien ne dépasse. Avancer, ne pas regarder en arrière. Mais il y a eu cette nuit aux Saintes-Maries, et soudain le jardin à pris l’eau, et elle ne reconnaît plus ni son compagnon, ni elle, ni rien. L’eau est là, elle clapote entre ses hanches, elle l’appelle. Marcher, ne pas se laisser aller à l’eau trouble, ne pas se laisser tenter. Pas à pas, des émotions enfouies, des questions irrésolues et des souvenirs anciens remontent, ceux de l’été de ses quatorze ans, cet été qui aura pris sa mère pour la remplacer par une autre.

Les critiques
Babelio 
RTS (Nicolas Julliard) 
MLQPL (Marceline Bodier) 


Adelaïde Bon présente « Puisque l’eau monte » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Du bout du pied, j’écarte l’amas sombre et gélatineux et le pousse dans un coin de la douche. Je tiens le pommeau des deux mains, comme on tient devant soi un bâton pour se protéger d’une attaque, l’eau chaude ruisselle sur mon corps immobile. Un petit tas de caillots noirs vient de me dévaler du sexe, et le sang continue de fuir le long des cuisses, des mollets, il coule en de jolies rigoles semblables aux entrelacs de vaisseaux qu’on voit dans les manuels d’anatomie, mais là c’est au dehors de moi qu’il chemine, s’éclaircissant à mesure que l’eau s’y mêle pour disparaître tout à fait, évacué, hors d’usage. Je me suis écorchée vive. Ce qui palpite à l’obscurité de mes entrailles, au-dedans des viscères, l’épaisseur mystérieuse de ma vie, s’expose, vulnérable, et bientôt l’amas va glisser dans des tuyaux sombres et nauséabonds, tomber sans fin, dégringoler mille étages, se noyer dans les eaux maculées d’urines et de selles, l’amas sera dissous, broyé, filtré et ses derniers résidus, brûlés. Couper l’eau, vite, et avec une serviette, boucher l’évacuation. À quatre pattes sur le carrelage froid de la salle de bains, trempée, je fouille le placard situé sous le lavabo, je cherche une fiole, un écrin. Va pour le sachet de plastique transparent destiné à contenir les cotons-tiges quand je voyage.
Comment se saisir de l’amas tiède, il glisse et m’échappe, j’ai les mains couleur cerise, et le bac de l douche est maculé de traces sanglantes, ça y est, la glissière est fermée, c’est dedans, hermétique, c’est sauvé. Au creux des mains, une nuit épaisse allumée d’étoiles rouges, une promesse d’enfant que je ne peux pas tenir.

Les douleurs abominables qui me dévoraient le ventre se sont calmées, repues, désormais tout en moi a été arraché, rien de vivant ne subsiste, je suis contenue dans ce sachet, et La personne en peignoir qui le tient dans ses mains est un mannequin de vitrine assis en tailleur sur mon canapé. Sous La peau de plastique rose pâle, derrière les grands yeux secs, rien qu’un grand trou bien noir.

Sibylle? Tu es déjà rentrée? La porte d’entrée claque. Sibylle? Le salon est dans la pénombre, le soir est là, l’après-midi s’est faufilé comme un fauve derrière les fenêtres et je ne me suis aperçue de rien, fourrer le sachet dans la poche du peignoir, vite, se lever, vertige, se rattraper à l’accoudoir il ne faut pas qu’il me voie, filer dans la chambre, ne rien laisser paraître, le parquet craque, il arrive. Sibylle? Ça va! Donner le change, le rassurer, gagner du temps, je lui parle à travers la porte, une seconde, Maxime, ça va, enfin, non, je ne me sens pas bien, j’ai pris une douche en rentrant du boulot, la gorge douloureuse, une grippe peut-être, j’arrive, je me change et te rejoins. S’allonger un instant, le lit va céder sous mon poids, se mettre en boule, se replier sur soi, en chien de fusil, si je m’endors, le chien percutera l’amorce et le coup partira, feu, juste un instant encore, j’arrive, se reposer un peu, reprendre des forces, le sachet est dans la poche et la poche plaquée contre mon ventre, je suis une maman kangourou dans la forêt qui brûle, mais autour les flammes sont si hautes que rien ne pourra nous sauver et déjà les vapeurs m’étourdissent, how do we sleep while our beds are burning, comment fait la chanson déjà, juste un instant encore se reposer reprendre des forces, attends Maxime j’arrive ne t’inquiète pas.

Dans la nuit, des crocs consciencieux me mâchonnent les entrailles, Maxime s’agite et grogne dans son sommeil, j’ai l’entrecuisse collé par un liquide poisseux, où est passée la poche, ne pas s’affoler, chercher dans les plis du peignoir, là, elle est là, contre moi, tout contre, utérus plastique contre utérus de chair, être raisonnable, rationnelle, reprendre le scénario initial: assise sur les toilettes, l’amas serait tombé à l’eau, il n’y aurait plus eu qu’à tirer la chasse. Surtout, quand ça arrive, ne regarde pas, a chuchoté la fille aux ongles dorés assise à mes côtés dans la salle d’attente du centre de santé. Raté. Procéder comme pour les poissons rouges, quand j’étais petite, faire glisser le contenu du sachet dans la cuvette des toilettes, le couvrir de pétales de fleurs et de mots d’amour, dire adieu, farewell, et laisser l’eau l’emporter.

Aucun pétale en vue sinon ceux des orchidées que la mère de Maxime nous a offertes, si je les arrachais j’aurais à m’expliquer. Une lave épaisse coule sans discontinuer de mon sexe, y disposer une serviette neuve, troquer le peignoir pour un pyjama. Tant pis pour la sépulture aquatique, de toute façon, petite, à chaque cérémonie pour un

poisson mort, j’avais beau tirer et retirer la chasse, les pétales refusaient de sombrer, ils flottaient à la surface, non, trouver un coin de terre, faire les choses correctement. On enterre bien les placentas. Emporter une pelle. Une binette, aurait corrigé Pépé. Le tiroir de la cuisine déborde d’objets inutiles, voilà, une fourchette à poulet et une cuillère à soupe, mes outils, après la faux.

Fendre la ville d’un pas rapide, ne pas hésiter, me faufiler de rue en rue, éviter les silhouettes silencieuses qui hantent les abords de l’Arsenal, passer au large des vociférations et des types chancelants de la place de la Bastille, chercher où creuser sans être dérangée. J’avance le long des façades, sur Beaumarchais, quelques lumières aux fenêtres me veillent, ou peut-être me surveillent, les immeubles bleu pâle se suivent et se ressemblent, les fenêtres s’alignent les unes aux autres, elles tracent des lignes continues et ordonnées, elles pointent vers une direction qu’il me suffit de suivre. Je traverse République, mes mains sont moites, mon front humide, moi qui suis si frileuse d’habitude, Magenta, j’étouffe, ouvrir grand mon manteau, ses longs pans se soulèvent à chacun de mes pas, deux ailes sombres aux plumes couleur de jais, je suis le corbeau, le fossoyeur, j’ai avalé l’astre solaire et ses nuées ardentes me dévorent le bassin, puisse l’aurore chatouiller ma gorge avec ses doigts de rose, que je le recrache par le bec, que le jour se lève et que la vie reprenne, trop de voitures sur ces grands axes, bifurquer à gauche, par la Fidélité. Mon cœur bat vite, mon bas-ventre est saisi de crampes régulières, qu’importe, se donner du courage, réciter: Aldébaran, Hadar, Deneb, Lesath, Jabbah, Izar, notre viatique, Altaïr, Algol, Mirak, Caph, Phad, Rigel, Furud, Dabih, mais dans la nuit trop éclairée des villes, aucune étoile ne luit, le ciel est vide.
Continuer par la rue de Paradis, pas un arbre dans ces rues étroites, la terre étouffe sous l’asphalte, l’amas est là, à l’abri dans le sac de nubuck bordeaux que je porte en bandoulière, l’amas est là qui bat contre mon flanc, alors je me hâte, je ne me laisse pas distraire, aller le plus loin que je peux, trouver un lieu où creuser au cœur de la ville endormie.

La nuit a vidé le square Montholon des dizaines d’enfants qui y courent tout le jour, la nuit a pris possession des arbres et des buissons, elle s’est engouffrée dans les allées, elle enveloppe les statues, les bancs, enfin un carré de soie noire dans la ville de lumière, une mantille pour s’abriter. Le cœur bat dans mes tempes, prendre toute les précautions requises, si un individu soudain surgissait des feuillages, être discrète, manteau fermé et col relevé voir sans être vue, se soustraire aux mille pupilles sombre des fenêtres qui me regardent de haut et m’encerclent, ne pas attirer l’œil rotatif de la caméra municipale, se fondre Le square est silencieux, les allées sont désertes. Trouve comment entrer. Je longe les grilles où de grands cœur de fonte montent la garde. Nulle silhouette à l’horizon, k grille nest pas si haute, hop, à califourchon. Au moment de passer l’autre jambe, un bruit sous les feuilles, je perds l’équilibre, je tombe, dans ma chute un millier de branches se brisent, un boucan effroyable à réveiller tout le quartier, me voilà coincée entre la grille et les buissons, le visage griffé, le corps meurtri. La joue gauche est mouillée, le prix de ce passage c’était encore le sang. Rester immobile aussi longtemps qu’il faudra, que dirais-je pour justifier ma présence dans un square, à cette heure, et dans mon pyjama ? À nouveau ce bruit sous les feuilles, un rat? Stop aux rats, clament les panonceaux de tous les jardins publics, d’ailleurs cette odeur âcre qui me prend aux narines maintenant que j’ai la figure au ras du sol, n’est-ce pas l’odeur de notre cave, lorsque nous avons emménagé et qu’il m’a fallu retrousser le nez et les manches pour débarrasser le sol de l’épaisse croûte d’excréments dont ils avaient tapissé leur royaume ? Seule, puisque Maxime pris de haut-le-cœur avait déclaré forfait sitôt passé les gants Mappa. S’il me voyait maintenant, il me regarderait du même air incrédule. Tirer le téléphone du sac pour sonder les parages. La torche ne révèle rien qu’un invraisemblable fouillis de branchages, comment s’y faufiler, c’est trop étroit, à moins d’être rat. Je me redresse avec difficulté et perds au passage une fortune de cheveux dorés, Charon, combien de gages me faudra-t-il t’offrir? Coup d’œil panoramique, personne, les alentours sont déserts. La haie m’arrive au-dessous du bassin, mais elle est bien trop large pour être enjambée. Se coller à la grille rentrer le ventre serrer les fesses se faufiler entre la fonte et le végétal trouver une brèche. Le sac, je le tiens à hauteur de buste, comme au passage d’un gué. La haie court jusqu’à l’entrée du square, une entrée interdite, puisque braquée par deux réverbères. S’extraire avant. k progresse centimètre par centimètre. Des voix s’approchent, pourvu que ce ne soit pas pour moi, pourvu que personne n’ait donné l’alarme. Les voix roucoulent, deux amoureux trop absorbés l’un par l’autre pour me débusquer. Ils s’éloignent, je reprends ma progression lente et avance de profil comme les Égyptiens sur les bas-reliefs. Sans doute un chien a-t-il creusé un chemin quelque part, une sente de sanglier qu’il suffirait de suivre. Ici, une trouée! Je me fraye une voie dans la haie à coups de bassin, les rameaux me giflent les jambes, ils m’agrippent, me retiennent, je m’en extirpe enfin, échevelée et rouge. Cinq jeunes femmes portant des chapeaux m’adressent un sourire figé dans le marbre blanc. Enterrer l’amas à leurs pieds, qu’elles en soient les marraines. J’enjambe la bordure de métal qui protège les plates-bandes des ballons et des cavalcades, aïe, maudites crampes, à quand remonte le dernier cachet? Pliée en deux, prendre appui contre ce vieux platane et se laisser glisser le long de son tronc, se réfugier dans l’entrelacs de ses racines. Les jambes serrées contre la poitrine, je me balance, juste un instant, doux, tout doux, je me repose, les paupières closes, mon corps est une enclume, je reprends des forces, je creuserai, bien sûr, ne vous inquiétez pas, dans un moment, laisser un peu ma tête reposer sur les genoux. Une odeur écœurante me monte du sexe. D’importantes pertes de sang sont à prévoir, a dit Google. Ne revenez nous voir qu’en cas d’hémorragie, a dit le médecin. Quelle différence de débit entre importantes et hémorragiques ? La tête me tourne, la laisser peser, je me sens faible, je dérive.
Un homme vêtu d’un long manteau rouge s’avance dans l’allée et se dirige vers moi, il me salue d’une révérence en ôtant son tricorne: Charles-Henri Sanson, exécuteur de père en fils des hautes œuvres, assassin par devoir barbier national, pour vous servir, madame. Permettez? Et il s’assoit à mes côtés. Permettez? Il prend délicatement ma main et la pose au creux de la sienne, toutes deux sont rouge cerise, permettez, out, damned spot! Oui, I say! All the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand, je réponds. Vous connaissez vos classiques, madame.
J’ai beaucoup aimé vos mémoires, monsieur, Du beau monde, n’est-ce pas? Louis XVI, Danton, Desmoulins, Robespierre, tout de même. Deux mille neuf cent dix-huit vies, tranchées net. Je n’ai pas chômé. Deux mille neuf cent dix-huit têtes brandies aux vociférations de la foule. Monsieur ke bourreau, j’ai du sang sur les mains, du sang jusqu’aux coudes. Mais il s’agit du vôtre, madame, n’en inondez pas mes jardins, enfin ce qu’il en reste. La maison a été détruite et tant mieux, j’y faisais des cauchemars effroyables, le sang suintait au travers des lattes du parquet, gargouillait hors des plinthes et montait, inexorablement, pour me noyer. Charles-Henri me parle et le jardin se change en une longue barque plate, engagée sur l’eau sombre, qu’une silhouette en ciré manœuvre debout, une longue perche à la main.

Sibylle, ça va? Il est huit heures passées, chérie, faut te lever. Tu as dormi dans le salon ? Roulée en boule sur le canapé, mon manteau noir pour couverture, le sac de nubuck bordeaux serré contre ma poitrine, trop ahurie pour lui répondre. Tu n’as pas l’air bien, tu as pris ta température? Tu t’es fait quoi à la joue? Je bredouille quelque chose à propos de l’étagère du salon. Eh bien tu ne t’es pas ratée, tu devrais désinfecter. Tu te souviens que ce soir j’ai invité Simon et Garance à diner? Tu préfères que j’annule? Non? Tu es sûre? Bon, super. Passe à la pharmacie, ma chérie, tu es très pâle. Promis? Je m’occupe du vin, tu pourras gérer le reste ?

Pour qu’une adolescente me cède ainsi sa place dans le métro bondé, je dois avoir une mine épouvantable. Les passagères alentour se sont mises en plis pour leur journée, leurs yeux sont faits et leurs mines hâlées, et moi qui n’ai eu le temps de rien ce matin, qui suis sortie le visage nu. Sitôt Maxime parti, j’ai ouvert le sac à main, y ai trouvé une pique à poulet et une cuillère à soupe, aucune trace du sachet, nulle part. Qu’est-ce que j’en ai fait? Et comment suis-je rentrée ? Je ne me souviens pas. Tout cela n’est qu’un songe, reprendre la vie là où je l’ai laissée. Sortir la trousse} maquillage de secours. Un trait de crayon gris au bord de, cils, rouge à lèvres, blush, se rassembler, se faire la tête de l’emploi. Une pression de parfum derrière chaque oreille Le diner, enfer, j’avais oublié. Simon a beau être le meilleur ami de Maxime, et depuis l’an dernier, son associé, je ne trouve jamais rien à lui dire. Le féliciter, il aimera ça, et c’est facile, leur start-up est déjà couronnée de lauriers. Laisser Garance s’extasier sur leur petite, comment s’appelle-t-elle déjà? Lisette? Lisbeth ? Prendre des lasagnes chez le traiteur italien. Il y a un caillou dans ma gorge. La pique et la cuillère étaient propres, si j’avais creusé La terre de mes mains, j’en aurais encore sous les ongles. Mes ongles bleu marine, manucure courte, effet vinyle, impeccables. Une victoire, moi qui les ai rongés jusqu’à ce dernier salon, quand j’étais étudiante à Bordeaux et potiche d’accueil le week-end pour payer mes études, ce salon où la cheffe hôtesse ma soudain saisi le poignet, arrête ça, Sibylle, tu dégoûtes les clients. Puis elle a ajouté: quand tu souris, ne montre pas tes dents, c’est suspect, mais fais plisser res yeux, sinon c’est hypocrite. Vous avez un bien joli sourire, a concédé b mère de Maxime lors de notre première rencontre. Prendre une bouteille de gaspacho au supermarché, et du basilic, pour décorer. Tarama et radis noir. Jouer à la maîtresse de maison, imiter les usages. Entre ma mère malade et les fins de mois serrées, je n’ai rien appris à cuisiner d’autre que les spaghettis et les surgelés. Assise en face de moi, une femme lit, les yeux plissés par la concentration, et souligne compulsivement des phrases au surligneur vert. Lâchez prise en cinq étapes, promet la couverture. Si je lâchais ma tête, elle volerait longtemps, elle est gonflée à rompre. Mais si je ne la lâche pas, elle éclatera. Paf. Relâcher la pression, donc. Rester présente à ce que je ressens. Il y a un cri coincé dans ma gorge. Si quelqu’un voulait bien me prendre dans ses bras, ma mère, de préférence, mais cela ne se peut pas, le chemin s’est perdu. Est-ce que Garance allaite? Lui trouver une boisson sympa et sans alcool. Saint-Lazare. Récite avec moi: attention à la marche en descendant du train. Please, mind the gap between the train and the platform. Cuidado con el espacio entre el vagôn y el andén. Ne pas tomber. Sortir du wagon en évitant la bousculade et tenir sa droite sur l’escalator.
À la sortie du métro, un mur affiche en lettres capitales TU N’ES PAS SEULE, je laisse mes doigts courir sur le papier collé, comme on fait tourner les moulins de prières, au Tibet. Si seulement. Depuis la rentrée, les murs de la capitale se couvrent de feuilles format A4 peintes de grandes lettres noires, JE TE CROIS, CÉDER N’EST PAS CONSENTIR, LA RUE EST À NOUES, et de fait, les rues me semblent moins hostiles.

En entrant dans l’open space, sourire. Ici, je suis Sibylle Duval, Head of Development à seulement vingt-huit ans une jeune femme épatante dans un job de rêve, je travaille au cœur battant de l’innovation, je connais mes totems: audace, collégialité, excellence, je manie en virtuose la novlangue mâtinée de jargon et d’anglais qui se pratique dans mon entre-soi professionnel, j’assure, et les résultat du réseau social pour lequel je travaille sont en hausse constante. Revenue solves all problems, dixit le CEO. Si seulement.

J’ai fait le tour de mon équipe, tout s’est bien passé pendant mon absence? et me suis assise à l’écart, la table où j’ai mes habitudes. Je n’écoute pas de musique, mon casque audio fait office d’écriteau: ne pas déranger. Ici, pas de places préétablies, et sur les genoux comme sur les tables, le même ordinateur, californien, léger, puissant et intuitif, que seule la photo de Maxime et moi prise l’hiver dernier, à Naples, me permet de distinguer comme le mien. L’hiver dernier, à Naples, où je m’étais attendue à œ que soudain il s’agenouille et demande ma main, comme l’on fait dans les contes. Et nous nous serions liés pour b vie, pour le meilleur et parfois pour le pire, comme ont fait mes parents qui se sont mariés jeunes, et dont mon père m’a si souvent raconté la rencontre, à Rouen: ta mère était étudiante à la faculté de lettres, elle travaillait le soir dans une supérette où je venais chaque jour lui acheter deux fois rien, une pomme, une boîte de sardines, une bricole, je n’osais pas lui adresser la parole, je rosissais en lui tendant la monnaie, elle à fini par me proposer un café. Elle aussi, elle vient du silence, on n’a pas eu besoin de se dire grand-chose pour se comprendre, on est repartis main dans la main et on ne s’est plus quittés. L’hiver dernier, à Naples, tout paraissait si simple, et le chemin tracé.
Sur ma joue, la branche a laissé un sillon, une croûte fine s’est formée, c’est doux. Avec une tendresse pareille, on pourrait s’écrouler, comme ma mère s’est écroulée un jour, sans perspective, sans recours. Ne pas y penser. Répondre aux mails, laisser mes mains courir sur les touches et tisser des phrases sur le clavier, deux grandes araignées blanches aux pieds bleu marine, des mains un peu trop larges, trop fortes, les ai-je jamais aimées, se concentrer, lire pour la énième fois cette phrase dont le sens m’échappe, quelle fatigue, et cette idée idiote d’avoir enfilé un jean blanc ce matin, à coup sûr, ça déborde. Se ressaisir. Q1, Q2, Q3, Q4, theres no Q5. Ma vie est découpée en de drôles de saisons qui se ressemblent toutes, j’ai des Key Performance Indicators à tenir, pas le moment de flancher, un projet de partenariat à boucler. The quick shall inherit the earth, lit-on dans le petit livre rouge distribué aux salariés du premier réseau social américain et qui sert d’évangile à toutes les licornes du secteur. On compte sur moi, on m’a confié les clés, act as an owner, Sibylle, et les questions sous-jacentes à mon existence ont trouvé leur pleine résolution, je vais réussir ma vie, j’ai tout donné, tout misé, toutes les chances de mon côté et le meilleur de moi, j’ai travaillé d’arrache-pied, il n’est pas question de stagner, de rester sur place, et j’aime la pression continue qu’exerce mon entreprise sur ses salariés, qui me pousse à aller vers l’avant, il faut avancer, progresser, coûte que coûte, ne pas regarder en arrière, toujours un pas plus loin, toujours un coup d’avance, ne pas se retourner.

J’ai beau me contorsionner devant la baie vitrée du couloir et dévisser ma nuque, impossible de voir si mon jean est taché. Si quelqu’un pouvait me prendre un instant dans ses bras. Maxime, impossible, je ne sais plus lui parler. Nour ? Lui écrire. Tu me manques, dispo pour un café du canal, samedi après-midi ? Une fille de mon équipe arrive à contresens, prendre un air normal, être maître de soi, salut Clarisse, on fait un point à onze heures, je compte sur toi, continuer avec nonchalance mon chemin vers les toilettes, Le sac positionné sur les fesses, au cas où.

Rouge vif, rouge comme le dos des gendarmes et des coccinelles, rouge danger, rouge vivant, le sang n’en finit pas de me couler du sexe. Sur la serviette, le rouge a changé, Je rouge est mort, marron. Rouge nuit, rouge poisse, rouge cauchemar. Je décolle la bande absorbante, la jette. Il était moins une pour le jean. En prendre une neuve, ajuster, coller. Se rhabiller. Dans les grandes vasques étincelantes des toilettes pavées de marbre, je me lave les mains à l’eau brûlante, si ça fait mal, c’est que je suis là. Dans le miroir, une jeune femme aux lèvres rouges me dévisage. La joue est griffée, Les yeux cernés. Je lui souris. C’est reparti.

Jamais je ne parviendrai au bout de cette soirée, Garance et Simon ne sont pas encore arrivés et déjà je peine à respirer, l’eau envahit la cage thoracique, elle monte par la gorge, se masse sous les pommettes, encercle les orbites, l’eau va couler par les yeux, moi qui ne pleure jamais, quand ai-je pleuré pour la dernière fois, je ne me souviens pas, et ce soir, c’est foutu, ça va céder, forcer une grande inspiration dans la gorge douloureuse écarquiller les yeux retenir le cri prendre sur soi redresser le menton une bonne gifle, voilà, aux grands maux, les vieilles recettes, c’est bon, je suis prête, on sonne, vite, enfler les escarpins, les talons sont hauts et mes chevilles tremblent, s’aider du mur, Maxime a ouvert, bonsoir, bonsoir, bonsoir, comment ça va, la petite est endormie dans son couffin, oh, mais qu’elle est mignonne, c’est fou comme elle a grandi déjà, entrez entrez, merci pour le champagne, merci, il ne fallait pas, elle est vraiment trop chou, donnez-moi vos manteaux, oh, ça, à la joue, non, c’est rien, une éraflure, un choc avec une étagère, la nuit. Maxime me regarde à la dérobée, est-ce qu’il sait, est-ce qu’il a compris, je vais m’écrouler, sauve qui peut, asseyez-vous sur le canapé, Garance, je t’ai pris du jus d’hibiscus et de la ginger beer, qu’est-ce que tu préfères, mais où trouver le courage de sourire et de faire risette, je vais mettre le champagne au frais, je reviens.

Les mains posées à plat sur le plan de travail, étalées deux étoiles de mer cramponnées au rocher, se reprendre Faire disparaître les barquettes en aluminium des lasagnes et la brique de soupe froide, maintenir la version de |, fille formidable. Pour le champagne, la technique de Maxime, mouiller des feuilles de sopalin et emmailloter. Les langes sont trempés et me collent aux doigts. Je tiens la bouteille par le cou, et de l’autre main, j’ouvre le compartiment haut du frigidaire. Là, entre les épinards à la crème, le limoncello et le bac à glaçons, un sachet rouge luit. La bouteille explose sur le sol en un somptueux geyser de mousse et d’éclats de verre. Le congélateur est un tabernacke, un Saint des saints, les escarpins sont trempés, putain, Sibylle, tu ne peux pas faire attention, s’énerve Maxime aussitôt accouru, il bougonne, tu fais vraiment chier, une bouteille à au moins quarante balles, merde, mais qu’est-ce qu’il t’arrive? Il en prend une autre et retourne au salon. Je ramasse les bouts de verre avec précaution d’une archéologue qui se saisit des fragments d’un calice ancien, j’éponge et je respire, car voilà, comme on baptise les navires en fracassant sur leurs coques les meilleures bouteilles, l’amas est célébré, une bouteille à au moins quarante balles, l’amas est retrouvé, et j’ai au cœur un soulagement tel que je pourrais m’envoler. »

Extraits
« Nour me convoque tous les samedis au Café du Canal. Je ne lui dis rien des Saintes-Maries, ni de l’amas, les mots fourcheraient sur ma langue, ils iraient trop vite pour moi. Ce sont des choses de la nuit. De Maxime, on discute peu, je ne sais pas quoi en dire. Depuis mon retour à l’appartement, on vit côte à côte, comme deux convalescents, et on ne se parle qu’à mots comptés, tu vas bien ? Oui, je te remercie. Et toi, ta journée? On se prend rapidement dans les bras, puis chacun passe la soirée en tête à tête avec son ordinateur, et le bloc homogène que nous formions il y a encore un mois se fissure chaque jour un peu plus. On ne sait plus le chemin.
À Nour, j’ai confié les pages vides dans l’album de naissance, les photos manquantes, la mère et son nourrisson, la grand-mère. Ta mère, ta grand-mère, a-t-elle murmuré. Et toi qui avortes en secret. Ça fait beaucoup de silences, Sissi.
Aujourd’hui, je lui apporte une scène encore humide des limbes dont elle a surgi, intacte, la nuit dernière. Une scène que j’avais oubliée, pendant les vacances d’été. » p. 93

« Maxime a laissé un mot sur la table de la cuisine, chérie, je profite du jour férié pour m’entraîner au parcours vallonné, j’ai besoin de me dépenser, je rentrerai tard, je t’embrasse. À cette heure, il doit déjà être à Saint-Rémy-lès-Chevreuse en compagnie de son vélo carbone. Et moi, comme une bergère qui n’aurait d’autre choix que mener paître ses moutons, je sors aérer mes pensées.
Dehors, la lumière me heurte, je marche dans la ville comme dans un désert, j’avance, mes yeux glissent sur les choses et les gens, ils ne s’attardent pas, je longe la Seine, la traverse par la passerelle Simone-de-Beauvoir, j’avance, j’avance, remonter par les rues étroites vers le tracé de la Petite Ceinture. En haut d’un escalier, je m’arrête un instant pour reprendre mon souffle, je me sens observée, je tourne la tête, un hibou énorme darde sur moi son regard jaune, tout ce que je dissimule est à nu, le passé comme l’avenir, il me fixe et ses yeux ne cillent pas, je suis tout entière contenue dans sa large pupille bordée de soufre, mes jambes cèdent et me voilà au sol, devant l’oiseau immense. » p. 101

« Au dîner, j’écoute, je souris, je m’exprime avec parcimonie, par quelques traits d’esprit. Je sais si bien le jouer, ce jeu. Des années d’entraînements, toutes ces heures consacrées à pénétrer les codes, les usages, à observer, l’énergie que ça me pompe encore en vain puisque jamais je n’en serai, jamais vraiment, j’aurai toujours cette inquiétude d’être découverte au détour d’une expression ou d’un geste, trahie par une maladresse ou un surcroît d’énergie, cette peur constante de n’appartenir à rien. De partir à la dérive.
Maxime me regarde, plus d’un mois sans faire l’amour, en rentrant, ce sera difficile d’y couper, et il me faudra bien y reprendre goût, renouer aussi par la peau, alors je ferai de mon mieux, je brandirai la poitrine, cambrerai les reins, me montrerai sous mes plus beaux atours, je veillerai à ce que nul pli de gras disgracieux ne surgisse, je jouerai la femme fatale, je le regarderai dans les yeux, et quand son sexe s’introduira dans le mien, j’espère qu’il sera humide et souple, que je n’aurai pas mal. » p. 130

« Une carte IGN du marais est posée sur le zinc, marquée au feutre d’un vigilant à consulter sur place. Quatorze années ont passé, et cet entrelacs de bleu et de vert est l’alphabet d’une langue à laquelle ce matin encore j’étais étrangère et dont soudain tout me revient. La conche de pied blanc, la broue d’Arçais, la conche Michelle, l’écluse au du Fondperron, celui de Vergne-Besson. » p. 157

À propos de l’autrice

Adélaïde Bon © Photo © Murdo MacLeod

Adélaïde Bon est autrice, comédienne et codirectrice de la compagnie de théâtre Une chambre à soi. Elle a écrit La Petite fille sur la banquise, récit des conséquences d’un viol subi enfant (Éditions Grasset, 2018). Il a été traduit en sept langues et a reçu le Prix des Lecteurs du Livre de Poche en 2019. Elle a également coécrit Par-delà l’androcène (Éditions du Seuil, 2022), ainsi que Sous nos regards. Récit de violence pornographique (Éditions du Seuil, 2025). Elle joue de la trompette dans la fanfare Les Josettes noires. (Source : Éditions Le Soir Venu)

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