Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Une leçon d’humanité sétoise
Loris Chavanette signe un roman bouleversant né d’une rencontre lors des fêtes de la Saint-Louis à Sète. L’auteur y a croisé un sans-abri turc avec lequel il a pêché pendant une semaine. S’il n’a rien attrapé, il a trouvé l’inspiration pour ce roman d’une rare justesse sur la fraternité et l’espoir.
Alexandre a tout perdu. Sa compagne Solange, surprise dans les bras d’un autre à la terrasse d’un restaurant parisien. Cinq années de vie commune qui s’évaporent en un instant : « En une fraction de seconde, je venais de perdre la femme que j’aimais et à laquelle j’étais prêt à consacrer mon existence. »
L’architecte sombre dans l’alcool. Un soir, il enjambe la balustrade de son balcon au cinquième étage. Il tombe « du bon côté ». Cette chute devient révélation.
Direction Sète. L’appartement de son enfance. Sous les toits du quai d’Orient, face au croisement des canaux. Là où son père a disparu un jour de pêche, laissant derrière lui un bateau vide et des questions sans réponses.
Sur les quais, Alexandre croise les pêcheurs du canal. Des hommes simples, vrais, attachants. Parmi eux, il y a Jonas, sans-abri au sourire lumineux. « Le Jonas que j’ai connu était l’homme le plus gentil du monde », confiera plus tard Alexandre à son fils, et
Auguste, le fort en gueule qui va mettre le Turc, doyen du groupe, au défi d’accrocher une dorade royale de cinq kilos. Le concours est lancé. Huit hommes y participent, chacun portant ses blessures, ses rêves inachevés.
Les journées qui suivent font penser à Le vieil homme et la mer d’Hemingway. Même combat solitaire face aux éléments, même quête de sens par la pêche, mais ici, la solitude se transforme en fraternité.
Le canal entre l’étang de Thau et la Méditerranée devient théâtre d’un duel homérique. Pas seulement entre l’homme et le poisson. Entre l’homme et ses démons intérieurs.
Chaque pêcheur révèle sa vérité au fil des lignes tendues. L’écrivain excelle à tisser ces destins brisés qui se reconstruisent dans la camaraderie simple des matins sur l’eau.
Après La Fantasia, prix Méditerranée du premier roman, Loris Chavanette confirme son talent, servi par des phrases courtes qui claquent comme les vagues contre la coque dès le prologue durant lequel Alexandre promet à son fils de lui raconter l’histoire de Jonas le pêcheur. « C’est grâce à lui si tu t’appelles Jonas. » Cette promesse, qui structure tout le récit, lui donne son souffle et sa nécessité.
Le roman transcende l’anecdote et l’aspect autobiographique pour toucher à l’universel. La pêche devient métaphore. On ne pêche pas que des poissons. On pêche l’espoir dans les eaux troubles du désespoir. On remonte à la surface des trésors insoupçonnés : l’amitié, la solidarité, l’amour de la vie.
L’épilogue émeut aux larmes. Ces hommes abîmés par l’existence se révèlent dans leur vérité profonde. Conte moderne oscillant entre rire et larmes, Le Concours de pêche rappelle que l’espoir renaît toujours. Même quand on croit avoir tout perdu. Surtout quand on croit avoir tout perdu.
Le concours de pêche
Loris Chavanette
Éditions Allary
Roman
248 p., 19,90 €
EAN 9782370735607
Paru le 21/08/2025
Où ?
Le roman est situé principalement à Sète. On y évoque aussi Paris.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Alexandre n’a pas attendu que sa fiancée le trompe pour être malheureux. Depuis la disparition de son père en mer, alors qu’il n’était qu’un enfant, il est incapable de vivre pleinement les choses. Mais cet été-là, quand il débarque à Sète, sa ville natale, il fait la connaissance d’une bande de pêcheurs à l’occasion d’un concours de pêche improvisé, où chacun doit miser ce qu’il a de plus précieux. Parmi eux Jonas, un vieux sans-abri moqué par tous, parie un mystérieux briquet en or.
Alexandre et Jonas, ce sont deux solitudes qui se rencontrent et s’entraident, dans une réécriture sétoise du Vieil Homme et la mer d’Hemingway. Conte moderne mêlant l’humour au tragique, Le Concours de pêche nous révèle ce qu’il reste d’espoir quand on croit avoir tout perdu.
Les critiques
Babelio
Actualitté (Audrey Le Roy)
Les Automn’Halles
Les premières pages du livre
« Prologue
Il avait un chapeau de cowboy sur la tête qui était dix fois trop grand pour lui et qu’il portait comme un nouveau Davy Crockett. J’étais allé le chercher à la fête qu’avait organisée son meilleur ami de l’école primaire, Jules, et c’était un peu sa première virée : il avait mis des jours à trouver le costume qu’il voulait vraiment et se sentait comme un chef au bras de son père. Il était heureux, ne craignant ni le passé ni l’avenir, insouciant comme on l’est à l’âge de l’innocence, encore assez vert pour s’imaginer des choses insensées. On s’émerveille d’un rien quand on est haut comme trois pommes.
Il marchait devant, et moi j’essayais seulement de ne pas le perdre des yeux. Au moment où le quai de la ville prend un virage, il disparut derrière une allée de palmiers. Il faisait bleu, je ne lui courais pas derrière. Un joli voilier tout élancé et gracieux passait là, baignant dans la tranquillité sereine du canal doré par la lumière d’une agréable fin d’après-midi. Le printemps souriait sous mes yeux et dans ma vie. Je savais qu’en tournant à mon tour, je le verrais avancer à petits pas rapides et précipités, parfois en esquissant une danse comme il l’avait vu faire dans la cour de récré. Mais le quai était vide. Pas de cowboy à l’horizon. Je l’appelai et personne ne répondit. Je répétai. Le silence. Je regardai autour de moi et fus traversé d’un soupçon. Je me précipitai immédiatement vers le bord du quai, de crainte qu’il ne soit tombé à l’eau bêtement. L’eau était lisse et pas le moindre chapeau bizarre ne flottait à la surface. Alors je ne me retins plus et je criai fort.
« Papa, je suis là ! » Il s’était caché derrière un arbre, en partie camouflé par un bouquet de lauriers, et me tirait dessus avec son revolver en plastique ; il martelait « pan pan pan » avec une conviction extraordinaire. Bien sûr, je portai tout de suite les mains à la poitrine, poussai un cri de douleur et fit quelques pas sur le quai avant de m’effondrer à ses pieds en secouant la tête. « Je t’ai eu, je t’ai eu ! » clamait-il dans sa toute-puissance, mais il avait beau me remuer pour que je me relève, je restais au sol sans bouger. Il y alla plus fort jusqu’à ce que je bondisse en l’attrapant par la taille pour le soulever en l’air. Il riait aux éclats. On joua un instant, puis il s’arrêta soudainement en fixant le sol et pointa du doigt quelque chose qui était inscrit par terre :
— C’est quoi ça, papa ?
— Je sais pas moi, c’est toi qui sais lire maintenant.
Il se pencha sur la pierre pour déchiffrer les mots. De sa voix frêle et mal assurée, il lut à haute voix : « I-ci a vé-cu Jo-nas le pê-cheur ! »
Il paraissait intrigué par ces mots.
— C’est qui ça Jonas ? C’est drôle, il a le même prénom que moi ! s’étonna-t-il.
Je m’accroupis pour me mettre à sa hauteur, et il vit que j’hésitais à répondre. Comme il insistait, je lui appris que c’était un homme célèbre ici à Sète.
Naturellement, il me demanda pourquoi.
— C’était un pêcheur hors pair.
— Comme moi ! me coupa-t-il d’autorité.
— Oui, comme toi, dis-je en souriant.
Ses yeux étaient ronds comme des billes et me fixaient pour que je continue à parler, mais j’avais du mal à rassembler mes idées, un peu surpris par une telle rencontre.
— Il y a beaucoup de gens qui ont mon prénom ? fit-il. À l’école, je suis le seul Jonas.
— C’est un prénom rare, tu as raison. Mais tu dois savoir une chose : tout ce qui est rare est précieux.
J’ignore comment, mais les enfants ont une sorte de sixième sens qui leur fait poser des questions auxquelles personne n’aurait jamais pensé une seule seconde. Peut-être parce qu’ils osent.
— Tu l’as connu toi ? me demanda-t-il de son air innocent et cafouilleur.
— Oh oui, c’était même un ami, tu sais.
— Comme moi et Jules ?
— Oui, si l’on veut.
— C’était vraiment un très bon ami alors…
Je hochai la tête, un peu ému.
— Il est gentil ton Jonas à toi ? Parce que Jules parfois il est pas gentil, lui.
Je passai ma main dans ses cheveux pour dégager une mèche qui tombait sur son front.
— Le Jonas que j’ai connu était l’homme le plus gentil du monde.
— Plus gentil que moi ?
— Aussi gentil, lui dis-je en l’admirant.
Il ne paraissait pas satisfait de ma réponse et commençait à me faire les gros yeux.
— Je vais même te dire un secret, c’est grâce à lui si tu t’appelles Jonas.
— Ah bon ! bondit-il devant le prénom qu’il portait, inscrit sur la dalle luisante dans le soleil tombant.
Je le pris par la main pour qu’on continue à rentrer tranquillement à la maison. Il faisait ses petits pas entre mes jambes en s’amusant et en me mettant à l’épreuve.
— Je te raconterai un jour son histoire, ai-je dû promettre.
— Maintenant ! m’intima-t-il en s’arrêtant.
— Non, plus tard !
— C’est quand plus tard ? Demain ?
— Quand tu seras plus grand, assénai-je avec une virilité forcée.
— C’est quand ça « grand », papa ?
Je ne savais pas quoi lui répondre. Quand est-ce que l’on devient vraiment « grand » me demandai-je ?
— C’est quand… quand… quand tu seras assez fort pour ne pas laisser les autres te dire ce que tu dois faire.
— Tu veux dire c’est quand je ne serai plus obligé de faire ce que vous me dites toi et maman ?
— Oui, c’est… à peu près ça, acquiesçai-je sans conviction et alarmé déjà du moment où il faudrait le voir partir.
Il afficha une mine dubitative et me serra la main plus fort.
— J’ai hâte d’être grand maintenant.
Le soleil filait à minuscules enjambées lui aussi. Je serais obligé de tenir un jour ma promesse. C’est comme ça, entre les eaux du canal et une rangée de palmiers, qu’est née l’idée de ces pages. Une nuit, tout est venu d’un coup, mes doigts sur le clavier n’étant que le prolongement de ma mémoire fragmentée, d’un coup ressuscitée. C’est pour mon fils que j’écris, mais je crois que c’est aussi un peu pour moi.
Parfois, on ne veut pas se retourner sur certaines choses, comme si une malédiction s’attachait à ces souvenirs. Ce n’était pourtant pas du tout le cas ici. Le Jonas du passé me rappelait plutôt ce qu’on appelle parmi nous, sans trop savoir ce que c’est mais avec un crépitement d’âme : un miracle. Mais moi j’avais vu ça de mes propres yeux, je savais ce que ça faisait. Car le miraculé c’était moi.
1 Solange
Le boss m’avait pourtant prévenu : « T’as pas intérêt à te rater sur ce coup-là, sinon tu sautes ! » Du vingt-huitième étage de ma tour, j’ai vu le soleil se coucher dans un orange sanguin émaillé de rose comme si l’apocalypse avait sonné pour de bon. J’avoue, la contemplation de ce ciel m’a fait perdre une minute ou deux. J’avais un gros dossier à boucler et ce n’était vraiment pas le moment. Un texto à Solange pour lui dire que je rentrerais tard et qu’elle ne m’attende pas pour dîner, puis à nouveau le moi mécanique, le nez sur mes plans.
J’entends souvent dire que la vie est un combat et qu’il faut avoir l’âme d’un guerrier pour s’en sortir. Ce n’est pas faux, mais moi je faisais surtout semblant, une journée après l’autre.
Le gros dossier en question concernait une de ces tours géantes qu’on aperçoit en atterrissant à Charles-de-Gaulle. En général, elles sont plusieurs collées les unes aux autres et il y a un square minable au milieu. Depuis les années 1960, des gens y vivent, et moi, mon travail, c’est de faire en sorte qu’ils y restent aussi longtemps que possible. J’étais censé relooker des HLM pour leur donner une seconde vie. Un coup de gomme par-ci, un coup de crayon par-là, un peu de verdure, et le tour était joué. Je participais à l’exploitation rentable de la misère humaine avec le secours de l’argent public. Parfois, je devais aussi dessiner de nouveaux immeubles du haut de mon vingt-huitième étage. Mais le boss préférait me refiler des taudis à restaurer. Je disais oui à tout.
Ça m’embêtait quand même pour Solange. La pauvre, ce n’était pas la première fois que je lui faisais le coup. J’ai quitté le cabinet aux alentours de minuit. De la rue on pouvait voir les étages allumés et des automates devant leurs écrans. La ligne 1 du métro grouillait de fantômes cravatés, pâles comme moi, les cernes tirés jusque-là, éteints comme des cierges consumés. Au bout d’un certain moment on ne se rend même plus compte. Dans la rame, je somnolais en silence. Les deux virages successifs à Étoile m’ont fermé les yeux et l’instant d’après je dormais comme un môme, bercé par la ferraille. Quand je me suis réveillé, j’avais raté ma station. Je suis descendu à Bastille, mais, au lieu de prendre la ligne dans l’autre sens, j’ai décidé de faire le chemin à pied sous la lune. On avançait vers la fin de l’automne et les rues de Paris étaient glissantes de feuilles mortes. J’ai fait un détour par la place des Vosges pour humer l’air des arcades la nuit. Plusieurs sans-abri tapissaient le sol, recroquevillés sur eux-mêmes, le froid leur collant à la peau.
C’est là que je l’ai vue embrasser Pierre à la terrasse d’un restaurant. Lui avait la main sur ses seins, qu’il pressait comme des pamplemousses, tandis qu’elle arrivait à faire les choses avec plus de discrétion. En me voyant passer devant eux, ils se sont à peine arrêtés un instant et tout ce que Solange a trouvé à me dire, encore l’écume aux lèvres, ce fut un guttural « désolé Alex ! ». Il fallait bien qu’elle reprenne sa respiration la pauvre enfant. En même temps qu’est-ce qu’il y a à dire dans ces cas-là ? Au moins ça avait le mérite d’être franc du collier, sans le larmoiement habituel. Plus tard, j’ai su qu’ils ne s’aimaient même pas. Il n’y avait pas l’once d’un sentiment dans toute cette affaire, seulement le désir ardent et implacable d’une femme qui trouve dans les bras d’un autre la chaleur que son homme ne lui donne plus.
Je lui avais sacrifié cinq ans de ma vie. On avait emménagé ensemble depuis trois années déjà, avec tout le rituel amoureux qui va avec, à coups de petits dîners au restaurant du coin, moi tapant dans la main du serveur qui me voyait pour la centième fois, elle se jetant sur la coupe de champagne offerte avec le ramequin d’olives, les dîners chez les mêmes amis, et vas-y que tu m’invites et vas-y que je te rends l’invitation, cinq, dix, quinze, vingt fois, sorte de manège social n’en finissant pas de tourner avec pour pompon le récit des vacances des uns et des autres ou, mieux, les projets de vacances les plus lointaines possibles, comme si les couples se livraient entre eux la bataille de la plage la plus exotique, du plus luxueux hôtel, du plus beau temple à visiter ab-so-lu-ment, du dernier cocktail à la mode, bref le traditionnel bain bourgeois à l’eau tiède.
C’est au cours d’un de ces dîners, quand la conversation a tourné autour de l’art culinaire en Mandchourie, que mon meilleur ami me l’a piquée, je suppose. Il venait à peine de rentrer de Chine et je voulais lui présenter ma fiancée. Il œuvrait comme cuistot dans un restau bobo à Belleville, j’ai tout de suite pensé que ça nous changerait des polémiques sur le dernier Goncourt. Il n’a pas eu besoin de Ferrari pour me la voler, juste un léger roulement de langue en articulant le nom d’un plat chinois imprononçable, et le rire a jailli tout de suite, scintillant de désir.
Je venais de casser ma tire-lire pour un gros diamant, décidé à faire ma demande dans le mois. La table était réservée dans un château célébrissime. Enfin, ça s’est joué à rien… Le pire dans tout ça, c’est que je suis sûr qu’elle aurait dit oui, alors que je devais la rendre sacrément malheureuse pour qu’elle se jette dans les bras du premier venu. Comme quoi on peut passer à côté de sa vie juste en se fabriquant un idéal en carton-pâte.
En une fraction de seconde, je venais de perdre la femme que j’aimais et à laquelle j’étais prêt à consacrer mon existence. Si encore elle avait essayé de me rattraper dans la rue humide, je lui aurais tout pardonné du moment qu’elle ne m’abandonne pas. Je savais au fond de moi que j’entrais dans un long et rigoureux hiver.
Ma première réaction a été de vouloir me jeter sous une voiture. Le chauffeur a pilé et m’a laissé traverser lâchement. Restait la Seine, comme pour tous les désespérés. J’avais rencontré Solange sur le Pont-Neuf. On s’était tout bêtement accrochés en voiture. Elle avait son permis depuis à peine deux jours et pleurait telle une enfant. Et c’en était fini de moi. Garrotté comme un bagnard pour cinq ans. Elle était plus jeune que moi et n’avait connu que très peu d’hommes. J’ai donc fait son éducation sexuelle pour le reste de sa vie… qu’elle ne passerait pas avec moi. Pierre n’a eu qu’à la cueillir comme un coquelicot s’abandonnant au vent. C’est ça de sortir avec une femme plus jeune que soi : on n’empêche pas les papillons de batifoler. Je voulais la garder celle-là, pas comme les autres que j’avais plus ou moins poussées vers la sortie. J’y croyais, mais quand on aime, on ne se méfie de rien. Depuis le premier jour de notre rencontre, tout ce que j’avais fait dans la vie, c’était pour l’attacher à ma peau. Mon travail ne me rendait pas forcément heureux, mais tous les matins je me levais en sachant que je la retrouverais le soir et que j’aurais de quoi lui offrir sa prochaine envie, sa prochaine folie. Mais aujourd’hui, je sais. Je sais qu’elle m’a libéré d’un cachot où je m’étais enfermé moi-même à double tour en jetant la clé par la fenêtre.
Parfois il faut juste un peu de chance. Les coups de pouce du destin ça existe bel et bien, et là on est prêt à entrer dans la danse du monde, comme une valse au milieu de la nuit vous fait voir les étoiles autrement. Bon, c’est vrai, j’avais quand même pris un coup sur la tête ce soir-là en les découvrant tous les deux. Il a fallu que j’évacue d’une manière ou d’une autre : je me suis donc mis à boire, vraiment boire. On n’oublie pas facilement la vision d’une telle dégueulasserie. Ça vous trotte dans la tête nuit et jour. Seulement quand je vomissais, la tête dans la cuvette, je mettais ça de côté. Puis je recommençais.
Une après-midi, on m’a retrouvé en plein coma éthylique aux toilettes du travail. Je me suis réveillé à l’hôpital avec une sonde dans la gorge, les perfs et tout l’attirail. Le médecin m’a fait parler un peu. Son diagnostic était que je traversais une sévère dépression. Il ne fallait surtout pas que je reste seul. Je suis donc allé m’installer chez ma mère à Vincennes.
Mon malheur lui ramenait son fils. Au début ça s’est plutôt bien passé. Elle me surveillait pour que je ne boive pas et je passais mon temps enfermé dans ma chambre à regarder des séries sur mon ordinateur ou à lire des romans piochés au hasard dans la bibliothèque. Je ne répondais plus au téléphone et ne voulais voir personne. De toute façon, j’étais devenu pour tout le monde une espèce de nuisible. Voilà où j’en étais à la trentaine. Les premières semaines, le boss s’est montré compréhensif, il faut dire qu’il y était bien obligé. Mais plus les semaines passaient, plus il insistait pour que je me retape rapidement afin de reprendre le travail et clore cet important dossier pour la boîte.
Au bout d’un moment, j’avais épuisé les séries et j’avais lu à peu près tout ce qui me tombait sous la main. Solange m’interdisait de lire la nuit parce que je gênais son sommeil. Elle ajoutait qu’il fallait que j’arrête de vivre par procuration. Bref, les jours passaient lentement, mais au moins ils passaient, l’un après l’autre avec la litanie d’une résilience solitaire et sourde. J’ai fini par aller à la librairie boulevard Saint-Michel. J’ai marché depuis le château de Vincennes en longeant les quais de Seine. J’ai dépassé Notre-Dame puis j’ai continué jusqu’au Pont-Neuf sans m’en rendre compte. Arrivé là, je me suis souvenu que j’y avais rencontré Solange la première fois. Au milieu de la foule, mes jambes se sont mises à trembler frénétiquement et la nausée est montée. C’était plus fort que moi, tout me ramenait à ma vie d’avant et à la place des Vosges, où je les avais surpris enlacés. Je me suis effondré dans l’une des niches du pont. Les touristes même avaient pitié de moi.
Le soir, j’ai raconté la crise à ma mère, un peu comme un aliéné sachant que le médecin est tenu au secret.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi, Alexandre ?
— Rien. Il y en a plein des gens fous sur Terre qui ne font jamais de mal à personne. C’est mon tour.
— Tu vas pas faire une bêtise, hein ? Tu sais que je t’aime.
Ça m’énervait profondément toutes ces petites attentions, ces mielleries qu’elle me servait comme si j’étais encore un enfant. Et plus elle me dorlotait, plus cela me rendait malade d’être aussi faible et incapable. Solange me l’avait dit une fois : « Tu es l’homme le plus banal que j’aie jamais rencontré. Je sais pas pourquoi je me suis mise avec un type comme toi. Le besoin de sécurité sans doute. Allez, ressers-moi une coupe, sois gentil ! » Elle avait raison. C’est pour ça qu’elle s’était laissé embarquer par un autre. Une soudaine envie de manger des plats épicés.
— Il faut que tu te changes les idées, Alexandre. Pourquoi tu n’irais pas à la mer un peu ? m’a demandé ma mère.
En guise de réponse, elle a reçu un regard noir.
— Tu veux te débarrasser de moi, c’est ça ? lui ai-je dit.
— Je te connais c’est tout.
— Si ça te fait plaisir de le penser, ai-je fait avec une pointe d’exaspération en me levant pour aller dans ma chambre.
— Pourquoi on peut jamais parler avec toi ?
— Ah oui, tu veux qu’on parle de papa et pourquoi c’est à cause de toi qu’il s’est barré ?
Je me vengeais sur elle de cette sensation d’écrasement qui me déchirait de l’intérieur. Ma déchéance physique n’était que le reflet de cette destruction en règle de mon corps et de ma tête. Tout devait être piétiné, des promesses déçues aux regrets, des couches de souvenirs et de frustrations superposées me plongeant dans l’angoisse avec cette question toujours en filigrane : est-ce que j’étais capable de vivre des choses vraies qui vous tapent dans le foie ?
Dans la nuit, je suis sorti en douce acheter de l’alcool. Je me saoulais seul à nouveau. À un moment, je suis allé sur le balcon en titubant. Le visage de Solange apparaissait sans cesse devant moi, comme un fantôme refusant de disparaître ; je lui donnais des baisers imaginaires en parlant tout seul. Je me souviens m’être infligé plusieurs coups sur la figure sans savoir pourquoi, puis j’ai enjambé la balustrade pour me retrouver à cinq étages au-dessus de la ruelle. « Je ne ferais pas plus de bruit que ce pigeon écrasé sur la chaussée », ai-je pensé. J’ai même lâché une main pour voir. Après, le trou noir.
Je me suis réveillé sur le balcon la tête en sang. J’avais basculé du bon côté. La chance me souriait, enfin si on peut appeler ça de la chance. On aurait songé à un suicide, me suis-je dit. Ça m’aurait peut-être grandi dans les yeux des autres. Qu’est-ce qu’elle en aurait pensé Solange ? J’espère que ça l’aurait un peu remuée quand même, mais je n’en étais pas du tout sûr.
Quand je suis allé dans la salle de bains pour me passer de l’eau sur le visage, il y avait un drôle de type dans le miroir. Il avait la figure à moitié couverte de sang. Les cheveux avaient poussé, la barbe aussi. C’était bien moi pourtant. J’en étais donc arrivé là. Un amour perdu peut mener à ça, une sorte de clandestinité vis-à-vis de soi-même.
Là, devant la glace, j’ai pris conscience que quelque chose devait changer dans ma vie. Après avoir mis quelques affaires dans un sac, j’ai écrit sur une feuille qui traînait : « Je vais voir la mer, là où est papa.
2 Papa
Papa était parti pêcher seul en mer un beau matin. On avait découvert son bateau au niveau des filières, un endroit précis au large où des milliers de bouées sous-marines offrent un festin de coquillages aux poissons. Mais il n’y avait personne dans l’embarcation. Le bateau était vide et le corps n’a jamais été retrouvé. On pensait qu’en se baignant, il avait été englouti par un requin ou encore qu’il était parti à la manière de Martin Eden au milieu des poissons de toutes les couleurs, dans un océan de désespoir qui prend fin quelque part dans les abysses intimes et sourdes. Bref, je n’ai jamais su la vérité, ce qui est peut-être un châtiment aussi cruel que la disparition elle-même.
Le voilier avait pu être remorqué dans le port de Sète. Il n’y avait plus rien à en tirer. Avant qu’il soit envoyé à la casse à bateaux, je suis allé le voir une dernière fois avec ma mère pour nous recueillir. On n’a sauvé que le gouvernail en noyer. Une messe a été célébrée au large avec le jet d’une couronne de fleurs. Maman me serrait la main pendant que le prêtre récitait des prières. Il n’avait pas de famille à part nous. À la fin de la cérémonie, quand le bateau sur lequel nous étions a commencé à repartir vers la terre, je suis resté tourné vers le large sans pouvoir lâcher des yeux la couronne de fleurs. En la regardant devenir de plus en plus petite, je pleurais comme pleure un enfant de dix ans ayant perdu son père.
Lorsque j’ai été en âge de comprendre, maman m’a raconté les mauvais traitements que ses parents lui avaient infligés étant jeune. Les coups et les humiliations à répétition l’avaient fait placer dans une institution de protection de l’enfance. Il en avait gardé de profondes séquelles, mais au moins il n’avait plus eu de bleus sur les bras et le visage. Les coups de ceinture avaient disparu de la surface de sa chair, bien qu’ils aient laissé des cicatrices profondes au-dedans.
Il n’y avait que dans la peinture qu’il avait trouvé une sorte de refuge. Dès le plus jeune âge, il quittait sa maison pendant des journées entières et faisait l’école buissonnière. On le retrouvait sur le quai d’une gare en train de dormir sur un banc après avoir dessiné une locomotive ou de simples arbres sur la route, noirs et décharnés, splendides de solitude et de misère. Il peignait sur toutes les feuilles mortes qu’il trouvait, souvent avec du brou de noix bon marché qu’un boutiquier lui donnait pour l’aider. La peinture chassait ses démons, mais il faisait des cauchemars qui le réveillaient en pleine nuit, même trente ans après. Son existence entière ne tenait que par des fils de soie. Il n’était pas comme les autres enfants ; et plus tard il n’a jamais été comme les autres adultes.
Il avait appris à dessiner tout seul en observant les peintres des rues manier leur palette sur les quais de la ville. Il s’était même lié d’amitié avec certains, comme Battista, un ancien ami de Brassens, qui faisait de jolies aquarelles du port et de la colline de Sète. Dès qu’il le pouvait il allait au musée Fabre à Montpellier écouter les guides conférenciers pour tout apprendre sur l’histoire de la peinture, les courants, les révolutions. C’est comme ça qu’il a fait la connaissance de ma mère : elle travaillait au guichet du musée pour se faire de l’argent de poche, lui flânait dans les salles, s’immobilisant pendant des heures devant une toile. Elle l’a tout de suite trouvé différent. Ils sont tombés amoureux au premier regard. Elle avait succombé à la folie douce de l’artiste.
Ma mère était une des plus belles femmes de la cité, avec ses longs cheveux châtains, ses yeux en amande et un air timide, presque gêné. Mon père rendait fou de jalousie les hommes de la ville, qui ne comprenaient pas pourquoi elle avait choisi ce saltimbanque, ce raté. Elle aurait pu avoir tous les garçons qu’elle désirait, mais c’est avec mon père qu’elle est partie. Ses parents se sont violemment opposés à cette relation.
Pour la haute bourgeoisie de Montpellier à laquelle appartenait ma mère, fréquenter un Sétois, surtout un artiste sans travail, c’était comme descendre dans un cul-de-basse-fosse. Sa famille n’a pas supporté une telle humiliation et les présentations avec mon père ont fini en drame absolu. Ma mère était en troisième année de médecine à l’université de Montpellier et on lui a fait comprendre que si elle voulait gâcher sa vie en restant avec lui, elle s’excluait d’elle-même des siens. Son père lui avait dit qu’avec les artistes ratés de ce genre ça finissait toujours mal et qu’il l’aurait prévenue. C’est comme ça qu’elle a quitté Montpellier pour s’installer à Sète dans le petit studio de mon père, dans le quartier derrière les halles. Sans son diplôme de médecine, elle est devenue secrétaire médicale.
Mon père, lui, enchaînait les petits boulots de saisonnier. Le reste du temps, malgré la fatigue, il luttait contre ses toiles et buvait l’amour aux lèvres de ma mère. Elle croyait à son talent et a fini par le convaincre de montrer ce qu’il faisait au collège Paul-Valéry, où un poste de professeur de dessin était vacant. Le directeur a accepté de le recevoir alors qu’il n’avait pas le moindre diplôme. Après avoir vu les créations de mon père et compris que ce dernier s’y connaissait plus en histoire de la peinture que les professeurs les plus qualifiés, il a décidé de lui donner une chance. C’est ainsi que le simple autodidacte est devenu un professeur transmettant sa passion.
Moins d’un an après, ma mère me mettait au monde. Mais les crises d’angoisse ont repris le dessus chez papa. Plusieurs fois par an, il devait suivre des traitements pour ne pas s’enfoncer à nouveau. Les personnalités aussi sensibles que la sienne ont du mal à se confronter à la dure réalité du monde, et il n’y avait guère que lorsqu’il m’emmenait pêcher avec lui sur son bateau qu’il paraissait paisible et calme, apaisé par le bercement des vagues, le silence et la contemplation du large. Ces souvenirs sont les plus précieux que je garde de nous.
Ma mère avait été assez forte pour encaisser les crises et la solitude au début, mais l’atmosphère est devenue de plus en plus irrespirable à la maison, tant et si bien qu’il a été question de séparation. En sentant le sol se dérober sous ses pieds, mon père est entré dans un état second, criant sa rage, qui remontait à loin. Il a attrapé ma mère par les épaules et s’est mis à la secouer de toutes ses forces, les yeux injectés de sang, en hurlant qu’elle l’avait trahi, puis, dans son accès de folie, il a mis le feu à ses toiles sur la terrasse de l’appartement en nous forçant à regarder. Je sens encore l’odeur de la fumée. »
À propos de l’auteur
Loris Chavanette © Photo DR
Loris Chavanette, historien, est l’auteur de La Fantasia (Albin Michel, 2020, prix Méditerranée du premier roman). (Source : Éditions Allary)
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