Tous aux abris, la psychiatre déjantée Eva Rojas est de retour! Apparue il y a un an et demi dans l’excellent album « Je suis leur silence », la psy barcelonaise, toujours accompagnée par les « voix » de ses aïeules décédées, fait un come-back fracassant dans « Je suis un ange perdu ». Dans ce deuxième tome, elle se retrouve d’emblée en mauvaise posture. Lorsque l’inspectrice Merkel et son adjoint Garcia sont appelés sur une scène de crime, en l’occurrence deux jambes qui dépassent d’une chape de béton, ils retrouvent Eva perchée sur une grue quelques dizaines de mètres plus haut. A-t-elle vu ce qui s’est passé? Est-elle mêlée à ce meurtre? Fidèle à ses (mauvaises) habitudes, la jeune femme accepte de répondre, mais seulement en présence de son psychiatre, le docteur Llull. Une fois bien installée dans un fauteuil, Eva explique comment tout a commencé une semaine plus tôt, lorsqu’un de ses patients a disparu. Pas n’importe quel patient, puisqu’il s’agit de João, 19 ans, une jeune star montante du club de football de la ville… Révélé par Zidrou, avec lequel il a signé « Lydie », « La Mondaine » et « Les Beaux Etés », l’auteur catalan Jordi Lafebre vole désormais de ses propres ailes en signant à la fois les dessins et le scénario de ses albums. Après « Malgré tout » et « Je suis leur silence », sa BD « Je suis un ange perdu » s’avère à nouveau une vraie réussite, mêlant suspense, humour et dialogues décapants. Cela valait bien la peine de lui poser quelques questions sur la genèse de cette nouvelle enquête.
Pour notre plus grand plaisir, votre psychiatre Eva Rojas est de retour dans « Je suis un ange perdu ». Est-ce que vous aviez prévu dès le départ de la faire revenir dans une nouvelle histoire?
J’avais absolument envie de créer un univers suffisamment ouvert pour me permettre de continuer à faire vivre le personnage d’Eva, mais aussi tous les personnages secondaires. Lorsque j’ai fait l’album « Malgré tout », qui est une histoire complète avec une vraie fin, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas prolonger l’aventure. Cela m’avait vraiment frustré parce que j’avais tellement d’envie de continuer à animer ces personnages que je m’étais mis à aimer comme des amis. C’est pour cette raison que j’ai choisi de laisser une fin beaucoup plus ouverte à l’album « Je suis leur silence ». En plus, dès le départ, j’avais plein d’idées en tête pour faire une suite.
On sent que vous aimez beaucoup vos personnages…
Oui c’est vrai. Mes personnages sont comme mes copains. Je les aime, je les connais, j’ai plein de détails sur eux qui me trottent dans la tête. J’imagine toute leur vie. J’adore vraiment passer du temps avec eux.
Est-ce que ça veut dire que vous avez écrit la biographie de chacun d’entre eux?
En tout cas, j’imagine beaucoup de détails sur leurs vies. Je m’amuse à créer tout un univers, parce que cela donne davantage de profondeur au récit. Parfois ça se retrouve dans le scénario, parfois pas. J’aime bien le fait d’imaginer un univers très riche parce que je crois que cela se ressent dans l’album. Grâce à cette profondeur, le lecteur a l’impression qu’il nage dans la mer plutôt que dans une piscine.
Dans « Je suis un ange perdu », il y a notamment un personnage de footballeur, qui s’appelle João. Est-ce qu’il s’inspire de footballeurs réels? Il peut faire penser à Lamine Yamal, par exemple, qui joue au FC Barcelone.
Non, pas du tout, c’est un personnage complètement imaginaire. Je suis fan de foot et tous les deux ou trois ans, je vois apparaître des nouvelles stars comme João ou comme Messi. C’est ça qui m’a inspiré. João représente le paradoxe d’être déjà extrêmement populaire à un âge où, en général, on ne sait pas encore tout à fait qui on est. Quand on est un jeune joueur adulé, le public veut tout connaître sur vous. On est tous comme ça. Et en même temps, on oublie que ces jeunes sportifs ne jamais que des adolescents, qu’ils ne savent pas encore quelle personne adulte ils vont devenir. C’est un paradoxe que je trouvais très intéressant à explorer, en particulier la dualité qui existe entre le personnage privé et le personnage public. Parfois, il y a des choses qu’on préfère garder pour soi. La popularité empêche cela, car on a tous envie de connaître les secrets de nos idoles. Je trouve que dans le monde du foot, il y a beaucoup de pression, beaucoup d’argent et en même temps cela reste un jeu.
Si je comprends bien, le monde du football était donc un univers idéal pour donner de la profondeur à vos personnages, comme cela avait été le cas pour le monde du cava dans le premier épisode?
C’est exactement ça. Dans « Je suis leur silence », il y avait déjà cette volonté d’entrer dans un univers, en l’occurrence une famille active dans le monde viticole. C’est un milieu un peu secret, dans lequel il y a beaucoup de choses qui se trament et qu’on a envie de visiter. Pour moi, un club de foot est un monde assez similaire. C’est un univers fermé, qui titille la curiosité. D’où l’intérêt d’y faire entrer un personnage comme Eva, qui déboule dans cet univers avec sa force et son caractère hors du commun, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Je crois que vous connaissiez bien le monde du cava. Vous êtes aussi un expert du monde du football professionnel?
Non, pas forcément. Je ne connais personne qui travaille dans le milieu du foot, mais c’est un monde qui m’intéresse. Je travaille un peu comme un journaliste. Mon objectif est surtout de faire un portrait social. J’essaie de retranscrire l’esprit de notre société. Je tente de capter l’essence de ce que j’observe en permanence et de l’insérer dans mes personnages. Je pense que ce serait plus difficile pour moi de transposer mes récits dans un univers totalement différent, que ce soit au Moyen-Âge, en Russie, ou même dans un monde imaginaire. Quand je marche dans les rues de Barcelone, j’essaie de saisir ce qui se passe autour de moi. C’est la ville où j’habite et dans laquelle j’ai grandi. Mes BD sont donc aussi un portrait de Barcelone, en tout cas de la Barcelone que je connais.
Après le cava, après le foot, est-ce qu’il y a d’autres symboles de Barcelone que vous souhaiteriez explorer dans vos futurs albums?
J’ai plein d’envies. Il y a une quantité infinie de sujets à explorer. Un thème qui m’intéresse beaucoup pour un futur album, c’est celui de la crise immobilière créée par les Airbnb. C’est un monde qu’on connaît tous et qui touche beaucoup de gens, mais finalement on ne sait pas exactement comment ça fonctionne. Je pense donc que ça pourrait être un sujet intéressant pour une prochaine enquête d’Eva. Cela dit, rien n’est écrit pour le moment. En disant ça, j’improvise totalement. Ce qui est certain, par contre, c’est qu’il y a une foule de sujets liés à Barcelone que je pourrais utiliser pour des chroniques sociales. Pour moi, les albums d’Eva sont toujours divisés entre d’une part des personnages confrontés à des troubles mentaux et d’autre part des problèmes de société. Je travaille donc d’un côté le personnage, avec sa vie familiale, son passé, son parcours. Et de l’autre côté, je tente à chaque fois de trouver un prétexte social qui me permet d’installer une enquête, un peu à la façon d’un polar.
Vous définiriez vos albums comme des polars?
Le polar est un genre très élastique, qui te permet de tout faire. Il y a des polars noirs, des polars fantastiques, des polars réalistes, des polars politiques, des polars d’espionnage. Le polar peut fonctionner dans énormément de cas de figure. En ce qui concerne mes bandes dessinées, elles sont un mélange entre polar et comédie humaine.
Vos scénarios sont en tout cas plus légers et plus lumineux que ceux de Zidrou, avec qui vous avez beaucoup travaillé…
C’est vrai, mais en même temps j’essaie d’aborder des sujets qui sont très sérieux. Je trouve qu’il faut parler de la maladie mentale, par exemple. Et cela vaut aussi pour le sujet des discriminations à l’encontre des personnes transgenres ou pour celui de la montée de l’extrême droite, qui sont deux autres sujets très sérieux que j’évoque dans ce deuxième tome. En même temps, je préfère approcher ces thématiques de manière plus légère, précisément pour aider le lecteur à réfléchir. Ce n’est pas à moi de faire la morale ou de la politique, mais par contre je touche des sujets dont je pense qu’il est essentiel de parler. La comédie, c’est un moyen très puissant pour parler de sujets sérieux.
Pourquoi le sujet de la maladie mentale vous intéresse-t-il tellement?
Je pense que la maladie mentale, c’est la maladie du vingt-et-unième siècle. Les chiffres explosent, les hôpitaux psychiatriques sont remplis, les antidépresseurs sont les médicaments les plus prescrits. Et la moyenne d’âge des personnes touchées baisse de plus en plus. Les adolescents sont très nombreux à être perdus et les psychiatres n’arrivent pas vraiment à expliquer pourquoi. Ils ont des idées sur la question et ils formulent certaines théories, mais eux aussi sont perplexes par rapport à la forte hausse des maladies mentales. Je crois donc qu’il faut absolument en parler. Il y a encore un certain tabou, mais il faut accepter de mettre le sujet sur la table. C’est uniquement en normalisant le sujet qu’on pourra commencer à guérir.
Ce qui est frappant dans vos BD, c’est que leur structure n’est pas du tout linéaire. Pourquoi cela?
Tout simplement parce que la réalité, non plus, n’est pas linéaire. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, toutes les nouvelles sont mélangées. Au lieu de se focaliser uniquement sur les informations du jour comme c’était le cas avant, on alterne sans cesse entre l’avenir, le passé et le présent. Du coup, quand j’écris un récit, je trouve que c’est plus intéressant de m’adapter à la manière dont les lecteurs aiment lire un récit aujourd’hui. Je joue avec l’envie de connaître la fin, par exemple, avec un côté un peu puzzle. J’adore titiller l’intelligence du lecteur. Pour moi, les trucs linéaires, c’est devenu un peu trop facile. Parce qu’on a tous pris l’habitude de lire d’une manière qui n’est pas linéaire.
Concrètement, comment est-ce que vous travaillez? Vous imaginez d’abord un récit dans son intégralité et puis vous le découpez en morceaux?
Oui c’est ça, je joue avec mon récit pour en faire une sorte de puzzle. Une fois que j’ai en tête les personnes dont je veux faire le portrait, je me représente leur réalité. Et comme je perçois celle-ci d’une manière non-linéaire, j’utilise beaucoup de flashbacks en choisissant de mettre en avant certains épisodes marquants. Je m’intéresse surtout à ces petits moments qui sont essentiels parce qu’ils déterminent une partie de la vie des personnages. J’adore insérer des sortes de « double clic » dans mes récits, un peu comme des liens Internet. Cela me permet de faire un lien avec le passé de mes personnages et d’expliquer certains traits de leur personnalité.
Vous êtes passé de simple dessinateur à auteur complet. Est-ce que vous avez appris le métier de scénariste sur le tas ou est-ce que vous avez suivi une formation particulière?
Je connais plein de scénaristes et il n’y a pas un seul d’entre eux qui a suivi une formation de scénariste. L’écriture est une envie, une passion, un désir énorme. Par contre, c’est vrai qu’il y a une certaine technique qui s’apprend au fur et à mesure. Cela se fait en parlant avec d’autres scénaristes et en découvrant leur approche du métier, qui est à chaque fois différente. Moi, j’ai appris ce métier petit à petit. Je me sens en formation permanente. Et ça, c’est vraiment très intéressant pour un auteur.
Qu’est-ce qui vous prend le plus de temps? L’écriture du scénario ou le dessin?
C’est un ensemble. Il y a parfois le Jordi dessinateur qui prend le dessus, et à d’autres moments c’est le Jordi scénariste. Il y a un vrai dialogue qui s’installe entre ces deux parties de moi. Ce que je constate en revanche, c’est que je parle de plus en plus de scénario et de moins en moins de dessin. Malgré tout, le fait d’être dessinateur reste extrêmement important pour moi. Je me sens dessinateur. Qu’est-ce que j’ai envie de dessiner? Qu’est-ce que j’ai envie vraiment d’exprimer dans mes planches? Ce sont des questions qui continuent à m’occuper énormément.
En parlant de dessin, j’ai l’impression qu’il y a encore davantage de dynamisme et de mouvement dans cet album, avec un côté un peu Christophe Blain par moments…
Ah oui peut-être. Je me permets sans doute davantage de choses que par le passé. Je suis comme un explorateur. Je découvre des nouveaux trucs graphiques à chaque album et je m’amuse à jouer avec.
Vous avez déjà signé deux tomes consacrés à votre psychiatre Eva Rojas. Est-ce que du coup, on peut parler d’une série? Etes-vous en train de travailler sur un tome 3?
Il faut d’abord laisser le temps au tome 2 de sortir! Pour moi, chaque album est comme une ascension du Mont Everest. Et là, je viens à peine de redescendre de la montagne. J’ai un respect énorme pour chaque album individuellement, je ne veux donc pas tous les mettre dans le même panier. J’ai besoin d’entamer une réflexion profonde pour trouver les bonnes idées pour un nouvel album et je veux prendre le temps nécessaire pour pouvoir le faire. Et ça, ce n’est jamais gagné. Je viens de finir le deuxième tome. Je crois que j’ai fait de mon mieux. Là, je travaille sur des plus petits projets qui vont me permettre de me détendre un peu, d’élargir mon champ de vision. Ce n’est que d’ici quelques mois que je prendrai le temps de m’attaquer à mon prochain album long.