la particule

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Fanny et Jules Frémont ont peut-être trouvé l’affaire qui pourra sauver leur agence immobilière, s’assurer le mandat de vente d’un château. Mais en cette fin de XIXe siècle, le propriétaire ne veut traiter qu’avec un homme à particule. Alors Fanny va proposer à Tancrède de Chassagne de Montbazon d’être leur associé. Après bien des rebondissements, l’affaire va finir par se conclure et nous offrir une pétillante comédie, riche en rebondissements.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le pari fou de Fanny l’intrépide

Nadine Luton-Walter nous offre une farce rondement menée, qui retrace l’ascension sociale d’une jeune femme à la fin du XIXe siècle. Entre hommage à George Sand et théâtre de boulevard, on est emporté par l’énergie et l’humour de son héroïne. Un premier roman pétillant de malice qui couronné du Prix Jean Anglade 2025.

Fanny entend ne pas croupir dans sa campagne alsacienne et se lance dans l’immobilier. Mais pour une femme, à la fin du XIXe siècle, il est impossible de diriger une entreprise. C’est pourquoi elle embarque son frère Jules dans l’aventure. Seulement voilà, les quelques petites transactions à leur actif n’ont guère rapporté d’argent. Aussi doivent-ils très vite se renflouer, faute de quoi ils devront mettre lao clé sous la porte. En apprenant que le châtelain voisin souhaitait vendre sa vaste propriété au centre duquel est érigé un beau château, ils se disent que la chance pourrait leur sourire, à condition d’obtenir le mandat. Un seul problème : Granville ne fera affaire qu’avec l’un de ses pairs, un homme à particule. Un obstacle qui ne rebute pas notre héroïne. Elle décide d’endosser les habits d’une aristocrate après avoir fait la connaissance de Tancrède de Chassagne de Montbazon, l’un des invités du châtelain.
Ce jeune homme qui ne brille que par son oisiveté et vient de perdre sa fiancée accepte l’association qu’elle lui propose. Mais la partie est loin d’être gagnée.
Les nombreuses péripéties et rebondissements viennent enrichir l’intrigue avec une virtuosité remarquable. Entre fausses identités, quiproquos amoureux et manœuvres commerciales, le lecteur se laisse emporter par ce tourbillon d’événements. Chaque chapitre apporte son lot de surprises et de retournements de situation.
La belle soif d’émancipation de Fanny Frémont fascine. Cette héroïne aussi astucieuse que déterminée refuse de se soumettre au destin qu’on lui assigne. À une époque où les conventions et les hiérarchies dictent les règles du jeu, elle use d’ingéniosité pour tracer son propre chemin.
L’écriture de Nadine Luton-Walter est alerte et subtile, jonglant habilement entre humour et critique sociale. Derrière les quiproquos bien orchestrés, ce roman brosse un tableau ironique des conventions de l’époque. Un monde où le nom et le rang importent plus que les compétences réelles.
Entre hommage à George Sand et théâtre de boulevard, on est emporté par l’énergie et l’humour de son héroïne. La primo-romancière revisite avec panache les codes du roman de mœurs et de la comédie de situation, en y insufflant une modernité pétillante.
En filigrane, le roman interroge aussi la condition féminine de cette époque. Fanny incarne ces femmes qui refusent les limites imposées par la société patriarcale. Son parcours illustre les obstacles mais aussi les possibilités d’affranchissement pour qui sait faire preuve d’audace et d’intelligence.
Ce roman s’inscrit dans la lignée des récits à la fois légers et profonds, où les éclats de rire masquent des vérités plus graves sur les illusions du prestige et les combats pour exister dans un monde codifié.
Ce premier roman malicieux, à la fois divertissant et finement observé, a séduit le jury du Prix Jean Anglade 2025, dont j’ai l’honneur de faire partie. Dans sa préface, Julien Sandrel, le président du jury, souligne que l’héroïne, « a le charme audacieux d’une Bridgerton, et l’indépendance teintée de féminisme d’une Enola Holmes ».
J’ajouterai, sans dévoiler les délibérations du jury, que très vite ce coup de cœur a rallié les suffrages. La preuve qu’une plume fraîche et un regard aiguisé sur la société peuvent encore nous surprendre et nous enchanter.

Le Jury du Prix Jean Anglade 2025

Signalons la séance de dédicace le samedi 25 octobre à Mulhouse, Librairie 47° Nord (de 10h à 17h).

La Particule
Nadine Luton-Walter
Presses de la Cité
 Nadine Luton-Walter
336 p., 22 €
EAN 9782258212657
Paru le 25/09/2025

Où ?
Le roman est situé dans la campagne alsacienne.

Quand ?
L’action se déroule à la fin du XIXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
Fanny a besoin d’une particule pour sauver son affaire. Tancrède de Chassagne de Montbazon a besoin d’un emploi pour sauver ses fiançailles. Un duo savoureux pour une comédie romantique où l’héroïne a le charme audacieux d’une Bridgerton, et l’indépendance d’une Enola Holmes. Des rebondissements dignes de Marivaux ou de Molière ! (Julien Sandrel)
1895. Fanny tient une agence immobilière au cœur d’un petit bourg dans la campagne alsacienne. Jolie devanture, présentation très professionnelle… il ne manque que les clients.
Pour sauver cette agence qui pourvoit aux besoins de sa famille, elle doit impérativement décrocher la vente du château Granville. Or, par orgueil, le propriétaire ne signera qu’avec un nom à particule. Fanny décide alors de se faire passer pour une aristocrate. Elle convainc Tancrède de Chassagne de Montbazon, un invité du château rencontré par un heureux hasard et quitté par sa fiancée à cause de sa paresse chronique, de faire équipe avec elle. Visage gracieux malgré son fichu caractère, à vingt-quatre ans, la jeune femme dispose encore d’une année avant de coiffer sainte Catherine !
Sur le papier, cela devrait donc fonctionner…
Une comédie romantique jubilatoire où tout respire la modernité.
« Par les temps qui courent, se laisser emporter par cette bulle de fraîcheur est aussi salutaire que bienvenu. » Julien Sandrel

Les critiques
Babelio 

Les premières pages du livre
Préface de Julien Sandrel
C’est important, un premier roman.
Pour la plupart des auteurs, l’écriture procède d’une nécessité. Mais l’aventure de la publication, c’est autre chose : il faut accepter de livrer au monde ses émotions, son univers, sa poésie, son humour, ses valeurs. Il en faut, du courage, pour se mettre à nu de la sorte, même si l’on se dissimule derrière des héros de fiction. Je me souviens du vertige qui s’est emparé de moi, à l’instant où j’ai sauté le pas. Après avoir façonné, choyé, poli un manuscrit pendant des mois, décider de l’envoyer à un éditeur n’a rien d’anodin.
Alors puisque j’ai eu la chance que mon premier roman rencontre les lecteurs et change ma vie durablement, j’ai désormais à cœur de transmettre. Passer le relais et assister à la naissance d’un auteur est un privilège. Le prix Jean Anglade du premier roman récompense chaque année une littérature populaire, exigeante, remplie d’humanité – à l’image de l’œuvre de l’écrivain auvergnat. Voilà pourquoi présider l’édition 2025 de ce beau prix fut pour moi un bonheur, doublé d’un véritable honneur.
La plume de Nadine Luton-Walter m’a tout de suite séduit. Bien que son roman soit une comédie romantique historique, tout dans cette histoire respire la modernité. L’héroïne, Fanny, a le charme audacieux d’une Bridgerton, et l’indépendance teintée de féminisme d’une Enola Holmes. Le style est fluide, très actuel, et l’intrigue, hautement romanesque, est savoureuse : on prend un plaisir fou à suivre ses rebondissements dignes d’une pièce de Molière ou Marivaux. On rit, on espère, on tourne les pages pour connaître l’issue des aventures de Fanny… et qu’est-ce que ça fait du bien ! Par les temps qui courent, se laisser emporter par cette bulle de fraîcheur est aussi salutaire que bienvenu. Je préfère d’ailleurs vous prévenir : si à la fin de votre lecture, un sourire éclaire votre visage, rassurez-vous, c’est tout à fait normal

Chapitre 1
Fanny Frémont ramassa ses jupes et traversa la chaussée pour sauter dans le trolleybus dont la clochette tintait depuis le haut du boulevard. Elle descendit rue des Thermopyles, juste devant l’agence.
Frémont & Frémont offrait une devanture étroite derrière laquelle se trouvaient exposées des maisonnettes artisanales en bois peint, une haute maison de poupée à étages décorée de meubles miniatures, ouverte sur deux façades pour signifier la disponibilité d’appartements et, enfin, comble du modernisme, la représentation d’une photographie de la rue principale de la ville que Fanny avait découpée avec soin dans Le Petit Citadin et que Jules avait encadrée de quatre baguettes festonnées. Tout cela faisait extrêmement professionnel.
Il ne nous manque que les clients, songea Fanny en poussant la porte de l’agence. Pourvu que le poêle soit allumé. J’ai absolument besoin d’un café chaud pour tenir, ce samedi matin.
Il faisait frais ce printemps, et les rares clients qui franchissaient le seuil de Frémont & Frémont devaient se sentir « happés par la chaleur qu’offre une maison ».
« Maison qu’ils n’ont pas encore mais qu’ils rêveront de posséder dès qu’ils auront vu les biens que nous avons dans notre catalogue, avait expliqué Fanny à son frère.
— Quel catalogue ? Quels biens ?
— Ceux que nous allons nous débrouiller pour trouver, Jules. On n’a pas le choix. C’est très simple : ou nous rentrons de l’argent rapidement ou nous mettons la clé sous la porte.
— J’ai entendu dire que la vieille Gervaise Basson a trépassé la semaine dernière. Elle avait une bicoque à la sortie de la ville, à côté du château. Je pourrais en toucher deux mots à son fils, George le Roux. Il habite près du Marché couvert où je l’ai aidé à décharger des charrettes de pommes de terre, cet hiver.
— Excellente idée. Convaincs-le de nous laisser vendre sa masure. Et fais vite avant que l’agence Martel ne lui mette le grappin dessus. »
Les temps étaient difficiles. Malgré l’engouement provoqué par l’idée de John Arthur au début du siècle, de vendre et de louer des biens immobiliers aux clients désireux d’en acquérir, entreprise qui essaima de nombreuses agences le long des décennies suivantes, les affaires marchaient de façon chaotique pour Frémont & Frémont. Principalement parce que l’agence était tenue par une femme, jeune de surcroît. D’où la présence indispensable de Jules. Malgré cela, personne n’était dupe en ville et les langues allaient bon train ; peu de gens étaient prêts à faire confiance à une femme pour une question aussi importante que l’investissement d’une maison. L’immobilier, ce n’est pas de la vente de tartes aux pommes.
« Je ne vois pas pourquoi tu as besoin de moi, avait protesté Jules quand Fanny l’avait sommé, un an plus tôt, de porter un pantalon en drap de laine noir, une cravate à épingle et des chaussures cirées. L’agence est au nom de père. C’est écrit en lettres grasses sur chaque morceau de papier : Éloi Frémont, directeur de la société par actions Frémont & Frémont.
— Mais tu sais bien que pour signer une affaire, les hommes veulent serrer la main d’un autre homme.
— Les clients réclament le patron, avait renchéri leur mère dans le petit appartement au-dessus de l’agence. C’est toujours la même fredaine.
— Les idiots ! Si leur vœu était exaucé, ils serreraient la main d’un fantôme. Ha ! ils en feraient une tête !
— Jules, promets-nous de garder ce détail pour toi.
— Évidemment. Je ne suis pas crétin. »
Assertion qui avait valu un échange de regards prudents entre Fanny et sa mère. Aucune des deux femmes ne doutait de l’intelligence de Jules mais pas une n’aurait misé sur sa diplomatie. En revanche, il présentait bien avec sa haute stature, ses cheveux bruns fournis et ses yeux clairs, les mêmes que Fanny, et il ne rechignait jamais à la tâche. C’était l’essentiel.
Et puis, il fallait manger. Comme l’avait dit Fanny, c’était très simple.

La jeune femme posa la bouilloire sur le poêle chaud rempli de copeaux – par bonheur, sa mère ou l’une de ses sœurs était descendue l’allumer pendant qu’elle faisait visiter un garni à l’autre bout de la ville. Elle déboutonna sa veste cintrée, retira son petit chapeau en feutre brun et réchauffa ses mains au-dessus de la plaque en fonte. Du courrier dépassait de la boîte aux lettres encastrée dans la porte. Fanny le préleva : l’hebdomadaire Le Petit Citadin et une seule et unique enveloppe au grain épais. Estampillée Banque d’Alsace. Exactement ce qu’elle redoutait.
Le cœur battant, elle s’assit devant la Remington, une lourde machine à écrire noire, déchira l’enveloppe et lut les mots dans un brouillard d’angoisse.
Délai de vingt et un jours à dater d’aujourd’hui… Dette non recouvrée… Liquidation…
Frémont & Frémont était né un an plus tôt, juste avant qu’Éloi Frémont ne soit emporté par la fièvre typhoïde. Il avait eu le temps de signer – sans s’en rendre compte – les papiers indispensables à la licence et Fanny était parvenue à louer leur maison rue Miraille, dont il ne voulait pas bouger de son vivant. Une maison délabrée et ruineuse, aux pièces hautes de plafond, aux murs froids, qui mettait la famille au supplice. Le moindre argent gagné passait dans le bois et le charbon pour chauffer ce nid à courants d’air. Devenue veuve, Irène Frémont avait prestement enterré son mari et s’était installée au 13 rue des Thermopyles, un logement modeste à étage déniché par Fanny. La jeune femme avait organisé le rez-de-chaussée en agence et installé sa mère, son frère et ses deux sœurs au premier. Jules travaillait comme manutentionnaire aux Galeries Primrose lorsqu’il ne courait pas le guilledou, mais l’argent qu’il rapportait peinait à nourrir cinq personnes, et Irène décrochait de moins en moins de ménages à faire, à cause de son dos. Quant aux sœurs de Fanny, Esmée et Hortense, elles n’étaient pas en âge de travailler – du moins, leur mère rechignait à les envoyer trop tôt à l’usine et refusait de les placer, même en tant que gouvernantes ou préceptrices comme leur niveau d’instruction les y autorisait – et pas davantage en âge de se marier.
« Toi, en revanche… avait dit un soir Irène en observant sa fille aînée, tandis qu’elle reprisait une fine chemise de batiste.
— Moi, quoi ? Si tu penses au mariage, n’y compte pas.
— Il le faudra bien pourtant, ma petite chatte.
— Et me soumettre à un époux ? Un potentat qui se prendra pour mon seigneur et maître pour le restant de mes jours ? Excuse-moi, maman, mais je ne veux pas vivre ce que tu as vécu. Je fuirai la maison, plutôt. »
Irène pouvait difficilement désapprouver. Fanny avait été sa principale confidente durant les années de mauvais traitements infligés par Éloi Frémont. Cris, boisson, gifles… Comment cet homme brutal et grossier avait-il pu lui donner quatre si bons enfants ?
À l’époque, Éloi Frémont avait été choisi par ses parents, abusés par sa prétentieuse maison de la rue Miraille, une coquille vide gagnée lors d’une partie de cartes un soir de beuverie, et Irène, la dernière d’une longue fratrie sans biens, n’avait eu d’autre choix que de leur obéir. Mais les temps étaient différents et aujourd’hui, elle espérait une vie plus douce pour ses propres enfants, Fanny, Jules, Esmée et Hortense. Aucun d’entre eux, d’ailleurs, n’accepterait de se marier sans amour.
D’où l’idée de Fanny. Transformer la maison de la rue Miraille en quatre appartements à louer, encaisser les loyers pour rembourser le prêt généré par les travaux et poursuivre sur cette lancée en ouvrant une agence immobilière.
« Jules sera la caution masculine nécessaire à ce genre d’entreprise », avait-elle décrété avec autorité.
Son rôle de fille aînée lui avait appris à se défendre tôt dans la vie, tant pour seconder sa mère que pour protéger son frère et ses sœurs. Il était clairement établi qu’elle avait un caractère de cochon malgré son gracieux visage, « et que jamais aucun homme ne voudrait d’elle », si bien qu’on la considérait comme dévouée à la famille à vie. Mais à vingt-quatre ans, Fanny disposait encore d’une année avant de coiffer sainte Catherine.

Jules entra dans l’agence comme une tornade, apportant avec lui l’odeur du froid et de la rue.
— On est tirés d’affaire, Nini !
C’était un grand jeune homme brun plein d’allant, le sourire engageant et le corps athlétique grâce aux travaux physiques qu’il dégottait ici et là. Il exhiba un carnet de croquis de sous sa veste et montra un crayonné à Fanny. Elle plissa les yeux devant la petite maison champêtre qui s’étalait joliment sur la page, à l’abri d’un mur de pierres sèches couronné de buissons de cistes roses. Le toit pentu était doucement ombragé par des tilleuls en retrait.
— Mazette, un vrai petit coin de paradis… Où est-ce ?
— À côté du château Granville.
— Quoi, la masure de Gervaise Basson ?
— Tout juste ! J’ai réussi à convaincre George le Roux de me signer le contrat. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— J’en dis que ce dessin est mensonger. Et pas qu’un peu, Jules ! La bicoque de Gervaise Basson est un taudis sans nom. Je suis passée devant récemment. Elle tombe en ruine.
— Pas tout à fait.
Jules déposa le carnet sur la table et forma un cadre imaginaire avec ses mains :
— Je t’assure que si on la regarde d’en bas, accroupi entre la gouttière et la fosse à purin, c’est exactement ce point de vue qu’on a.
— Ah oui ? Et l’abruti qui sera d’accord pour signer un compromis de vente entre la gouttière et la fosse à purin, tu le connais ?
Jules soupira. Son enthousiasme retombait comme un soufflé.
— Je sais bien… Mais c’est ça ou déposer le bilan.
Fanny soupira elle aussi. Et désigna la lettre sur le bureau.
— La banque nous laisse vingt jours pour payer la dernière traite.
— Autant dire qu’on ferme boutique.
Silencieux, le frère et la sœur se laissèrent choir sur les deux chaises dures qui formaient, avec la table en pin, le poêle qui ronronnait comme un gros chat noir et le haut classeur en bois où étaient rangés les dossiers, le maigre mobilier de l’agence.
Fanny reprit distraitement le croquis esquissé par son frère.
— Tu pourras toujours te placer comme dessinateur professionnel au Petit Citadin. Tu as tellement de talent, sais-tu. (Puis, observant mieux le dessin  Dis-moi, Jules… C’est quoi, cette collection de chapeaux en arrière-plan ?
— Une fête au château Granville.
— Une fête en ce moment ?
— Oui, jusqu’à lundi. Le châtelain veut vendre, d’après ce que j’ai compris. Il a réuni tout le gratin du comté pour attirer un acquéreur. On pouvait voir les capelines et les hauts-de-forme de ces messieurs-dames par-dessus le mur mitoyen.
— Vendre ? (Fanny se redressa d’un coup de reins.) Vendre le château ? Mais c’est ça qu’il nous faut, Jules ! Pas le trou à rats des Basson !
— Ah ouais ? Et tu as une particule ?
— Une particule ? Pour quoi faire ?
— Granville ne signera qu’avec un nom à particule. Un noble, si tu préfères, un aristocrate.
— Comment sais-tu cela ?
— J’ai traîné du côté des cuisines du château. Une de mes bonnes amies y a été embauchée le temps de la fête. Tu la connais, Denise Fortenmeyer.
— Moui, possible… Une particule ! murmura Fanny, rêveuse. Bon sang, si nous nous appelions les de Frémont au lieu de Frémont tout court, nous pourrions faire affaire avec Granville !
— Ça réglerait nos ennuis, pour sûr. Vendre un château serait une sacrée réclame pour l’agence et mettrait du beurre dans nos épinards.
— Mais voilà, nous ne sommes pas de vieille souche. Pas l’ombre d’un quartier de noblesse dans notre arbre généalogique.
— Et pourquoi ne pas nous en inventer un, comme cet auteur dont Hortense nous rebat les oreilles, Bazla… Blaza… ?
— Honoré de Balzac. La particule était un nom de plume. De toute façon, tout le monde nous connaît ici.
Découragée, Fanny se leva. Au-dehors, le crieur de journaux passa devant l’agence, sa casquette perchée sur l’arrière du crâne. Il déplia le journal du sommet de sa pile et colla contre leur vitrine l’encart de la dernière page : AGENCE de Courtiers Immobiliers MARTEL.
— Ouste, vaurien ! cria Jules en faisant de grands gestes tandis que le garnement filait en riant.
— Ça nous apprendra à rêvasser. Du café ?
— C’est pas de refus.
Le frère et la sœur burent leur breuvage en silence. Jules lut la lettre de la banque avant de la fourrer dans un tiroir, le front soucieux.
— Vingt jours… Maman est au courant ?
— Non, et j’aimerais mieux ne rien lui dire pour le moment. Il nous reste un délai.
— Que pouvons-nous faire pendant trois semaines ? Même pas un mois !
— Tenter le tout pour le tout. (Fanny se leva, les épaules lasses.) J’ai peut-être un couple de pigeons pour la bicoque des Basson.
Elle attrapa son réticule et quitta l’agence, tandis que Jules glissait son croquis quelque peu mensonger dans la vitrine de Frémont & Frémont.

Chapitre 2
La maison était sombre, trapue, malodorante, et donnait sur le mur d’enceinte du domaine Granville, pas très haut dans cette partie du parc. Qui voudrait vivre là ? se demandait Fanny en frissonnant. Par bonheur, le couple qui se tenait devant elle, un homme et une femme parés de vêtements tape-à-l’œil, les Ravier, n’avait d’yeux que pour le château. La femme, surtout.
— Quelle adresse ! se pâmait-elle en joignant ses deux mains gantées devant la fenêtre fermée du premier étage, où Fanny les avait vivement entraînés pour fuir l’impression de claustrophobie dégagée par le rez-de-chaussée. Le Château Granville !
— N’est-ce pas ? roucoula Fanny. La noblesse du châtelain rejaillirait forcément sur vous si vous achetiez cette maison. Ça devait être une dépendance du domaine, à l’origine, la loge du gardien ou peut-être un pavillon de chasse.
Plus certainement une étable avec grenier à foin réaménagé, au vu des planches mal équarries sous leurs pieds, mais il valait mieux taire ce détail. Fanny estimait pouvoir rallier Mme Ravier à sa cause si elle manœuvrait bien, car la dame semblait particulièrement vaniteuse. Le mari en revanche serait plus difficile à convaincre. Il montrait du doigt chaque point négatif – et il y en avait un certain nombre dans la maison Basson.
— Ça s’effrite ici, grogna-t-il en désignant une poutre rongée.
— Eh bien, il s’agit d’une… colonnade de 1460, improvisa Fanny avant d’ajouter, finaude, à l’intention de Mme Ravier : l’année de construction du château Granville.
— Oooohhhh, minauda la femme.
— 1460 ? Je comprends mieux pourquoi ça tombe en ruine. Et ce trou dans le mur ?
— Euh… une niche moyenâgeuse.
— Admirable ! s’extasia Mme Ravier.
— Admirable, ouais, grommela le mari. Mais moi, c’est de l’imagination de mademoiselle que je parle.
— Enfin, Toussaint, nous aurions des châtelains pour voisins ! Te rends-tu compte ? C’est tellement chic.
— C’est surtout couillon. Notre adresse ne serait pas le Château mais rue du Château. Tu saisis la nuance, Thérèse ?
Désireuse de couper court, Fanny empoigna l’espagnolette de la fenêtre mais l’huisserie résista. Elle dut forcer sous le regard ironique du mari et maudit Jules de n’avoir pas fait les vérifications d’usage avant de mettre cette fichue baraque en vente.
— Et voici le jardin ! s’exclama-t-elle lorsque la fenêtre céda enfin, la projetant en arrière. Une merveille de… charme bucolique.
Fanny s’interrompit. Sous leurs yeux s’étalait une cour grise et vermoulue dévorée de chiendent. Toussaint Ravier émit un ricanement. Sans se démonter, Fanny désigna d’un large mouvement du bras les jardins Granville au-delà du mur d’enceinte, d’où dépassaient les arbrisseaux roses figurant sur le croquis de Jules, mais aussi de généreux massifs savamment taillés, des plates-bandes foisonnantes de couleurs, projetant de fières hampes et d’éclatantes corolles tout le long des pelouses.
— Je veux parler du parc du château ! Ces magnifiques parterres fleuris enchanteront vos yeux jour après jour. Et vous n’aurez même pas à lever le petit doigt pour les entretenir puisque le jardinier des châtelains du château s’en chargera.
— Oooohhh, « le jardinier des châtelains du château » !
Toussaint Ravier fusilla sa femme du regard et tourna le dos au domaine des voisins, sans rapport avec l’infâme bicoque qu’ils visitaient depuis un quart d’heure. Désireux d’en finir, il revint vers l’étroit escalier menant au rez-de-chaussée.
— Allons voir cette cour, Thérèse.
Et, tout en s’éloignant :
— Sapristi, l’agence aurait pu nous envoyer le patron plutôt qu’une employée.
Fanny ne tenta pas de les retenir ; elle aurait bien le temps de les retrouver en bas. Il fallait d’abord refermer cette fichue fenêtre qui bloquait à nouveau ; plus moyen de caler la gâche dans le meneau.
Tandis qu’elle s’acharnait, les accents distingués d’un couple lui parvinrent depuis la pelouse du château derrière le mur d’enceinte.
— Pourquoi vend-il ? demandait une élégante voix féminine.
— Pour plus grand, répondit un timbre masculin aux intonations aristocratiques.
— Ce château ne lui suffit donc pas ?
— Pas assez m’as-tu-vu, ma chère. Il veut des douves.
— Grands dieux, que compte-t-il faire de douves ?
— Y noyer sa femme, peut-être.
— Seigneur. Il est vrai qu’on la dit affreusement commune.
Captivée, Fanny se pencha sur l’appui de la fenêtre et distingua le sommet d’un chapeau haut de forme et d’un gracieux canotier ceint d’un ruban en faille. Les Ravier entrèrent également dans son champ de vision, furetant dans la cour.
— Grandville est un nouveau riche, ne l’oubliez pas, très chère, poursuivait l’homme. Il raconte que sa famille a perdu son titre pendant la Révolution française mais d’après Père, qui est absolument incollable sur le bottin de l’aristocratie européenne, les Granville n’apparaissent dans aucune lignée.
Fanny était tout oreilles. Quelle étonnante conversation ! Les voix ampoulées, les considérations patriciennes, tout ce à quoi Jules avait fait allusion un peu plus tôt dans la matinée…
Hélas, les Ravier en avaient fini avec la cour – minuscule, il est vrai – et revenaient dans la maison avec force chamailleries. Le bruit de leurs talons résonnait dans l’escalier.
— Mais enfin, Toussaint, un château ! répétait Thérèse Ravier d’une voix geignarde. Ce n’est pas rien, tout de même. N’est-ce pas, mademoiselle ?
— Comment ? Oui, oui…
Fanny tenta de faire abstraction de leurs voix pour continuer de suivre le passionnant échange sous la fenêtre :
— A-t-il trouvé un acheteur ? demandait la femme aux accents distingués.
— Non, ma mie. D’où ce pince-fesses. Il compte…
Mais Thérèse Ravier éclata de colère contre son mari à cet instant et ses mots couvrirent le reste de la phrase :
— Tu n’y comprends rien, Toussaint ! Il s’agit de la dépendance d’un château ! Un château, bougre d’âne ! N’est-ce pas, mademoiselle ?
— Mais oui, maugréa Fanny.
— De quelle année disiez-vous qu’il date, mademoiselle Frémont ?
— Quoi donc ? Le château ? Hem… de 1640.
— Dites donc, ma petite dame, tonna le père Ravier, vous ne seriez pas en train de nous rouler dans la farine ? Tout à l’heure, vous parliez de 1460 !
— Vraiment ? Oui oui, si vous voulez… 1460.
— Comment, si on veut ? s’étonna Mme Ravier. Il s’agit quand même d’un haut lieu de prestige, d’une demeure ancestrale… On ne peut pas se permettre d’être approximatif, jeune fille.
Fanny, toujours penchée à la fenêtre mais ne percevant plus que des bribes de l’élégante conversation derrière le muret, eut alors un mouvement d’humeur qui devait la hanter longtemps – elle ne parlait pas à son frère ou à ses sœurs :
— Bon sang, si seulement vous pouviez la fermer !
— Comment ?
Outrée, Thérèse Ravier posa une main sur sa gorge brûlante. Son mari en revanche manqua d’applaudir, mauvais :
— Voyez-vous ça…
— Viens, Toussaint, s’étrangla Mme Ravier. Si c’est ainsi qu’on traite les clients importants dans cette agence, nous n’avons rien à y faire !
Affolée, Fanny tenta de rattraper sa bourde :
— Non, je vous en prie. Je… je parlais de la fenêtre !
— Eh bien, mademoiselle, vous pouvez aussi bien parler à mon arrière-train désormais, trompeta Toussaint Ravier. On s’en va !
— Mais… et le château ? Et les châtelains ?
— Nous nous en passerons, ma jolie.
Il partit d’un pas de hussard, sa femme vexée en remorque.
— Hors de question de débourser un fifrelin pour ce trou à rats. Dépêche-toi, Thérèse !
Fanny se retrouva seule et abattue. Elle regarda les Ravier fuser hors de la maison ; lui, vouant aux gémonies l’agente immobilière avec de grands moulinets des bras, elle, pleurnichant qu’on ne l’avait jamais traitée ainsi.
— Cette fois c’est la fin, murmura Fanny. Mais pour être honnête, je comprends le mari. Moi aussi, j’aurais fui.
Désemparée, elle revint à l’espagnolette de la fenêtre et s’acharna dessus avec rage, histoire de faire passer sa colère. De nouveau, les voix attirèrent son attention. Le couple d’aristocrates s’était quelque peu écarté du muret et la femme montait le ton, à présent. Fanny pouvait distinguer le haut de leurs silhouettes, maintenant. Très élégante, la jeune femme portait un manteau croisé couleur prune avec une double rangée de boutons nacrés et des manches bouffantes serrées par de longs gants en satin. L’homme arborait un haut-de-forme de style Dorsay, une redingote anthracite à taille haute et des pantalons ajustés.
— Moi qui pensais que nous aurions un week-end romantique ! se plaignait la jeune femme. En réalité, Tancrède, vous profitez juste d’un raout chez une relation de votre père.
— Je ferais cela ?
— Ne le niez pas.
— Allons, ma chère, le cadre ne vous plaît pas ? C’est pourtant idyllique à souhait, très aéré…
— Il est certain que vous ne manquez pas d’air, mon ami. Que feriez-vous sans l’argent de papa ?
— Par bonheur, la question ne se pose pas.
— Eh bien moi, je vous la pose ! Vous passez votre temps à fréquenter votre club, à siroter du whisky trente ans d’âge et à bichonner vos chevaux. (L’élégante jeune femme prit une voix meurtrie  Et vous ne pensez jamais à moi, à notre couple…
— Comment ? Nous sommes là, pourtant. Loin de chez nous, pour trois belles journées.
— Parce que vous êtes l’émissaire de votre père, chargé d’une mission délicate. Et vous ne m’avez emmenée que pour donner à cette visite des allures amicales.
— Voyons, très chère, Granville s’attend à rencontrer ma fiancée. Vous ne voudriez tout de même pas le décevoir ?
— Je me moque de votre Granville. Je suis ici pour vous.
— Isaure…
— Oh, Tancrède, le coupa-t-elle. M’aimez-vous ?
— Quelle curieuse question, ma mie. Nous avons toujours su que nous allions nous marier. La messe est dite depuis longtemps, si je puis m’exprimer ainsi. C’est même la seule chose qui me vaut la satisfaction de Père : votre main, très chère.
— Eh bien, tout cela manque terriblement de romantisme à mon goût.
— Puis-je savoir quelle mouche vous pique, Isaure ? Mon frère aîné hérite du domaine des Chassagne et fait une carrière militaire, le benjamin est entré dans les ordres, et moi…
— Vous, vous m’épousez. Ou plutôt, vous épousez la fortune de ma famille. Je sais parfaitement que les Chassagne de Montbazon ont un nom illustre mais peu de moyens depuis…
Le jeune homme toussota, peu désireux de la laisser poursuivre sur cette voie qu’il jugeait périlleuse. Mais la jeune femme s’emportait :
— Épousez-moi maintenant si vous m’aimez !
— Enfin Isaure, bien sûr que je vous aime. C’est une chose entendue.
— Entendue par nos parents, et nous y avons souscrit sans nous poser de questions.
— Et quelles questions aurions-nous dû nous poser ?
— M’aimez-vous ?
Le jeune homme commençait à montrer de l’impatience :
— Je viens de vous le dire.
— M’aimez-vous vraiment ? Au point de… perdre votre fortune pour moi ?
— Ma fortune ? Certes. Sans hésiter.
La voix d’Isaure se fit plus dure.
— Évidemment, vous n’en avez aucune. Je considère donc que seule la fortune de mon père vous intéresse.
— Puis-je savoir ce que vous avez, aujourd’hui ?
— En Angleterre, il existerait des femmes que certains appellent des suffragettes et qui prétendent que nous… hem…
— Oui ?
— Eh bien, que nous, les femmes, pourrions… voter, je crois… choisir un mari… Ce genre de choses.
— Billevesées ! Isaure, ma chère, notre mariage aura lieu en la sainte chapelle des Montbazon dans exactement quinze mois. D’ici là, économisez vos petites méninges. Réfléchissez à la robe que vous allez porter, au bouquet de fleurs que vous souhaitez composer et autres activités essentielles pour une jeune fille de bonne naissance. Mais par pitié, ne vous mettez plus en tête de me parler politique !
— Je vous parle d’amour, Tancrède.
La jeune femme fondit en larmes, ou du moins, émit des bruits qui pouvaient le laisser penser car Fanny ne vit aucune larme rouler sur ses joues pâles. Son compagnon se laissa néanmoins abuser et siffla entre ses dents, fort mécontent à présent :
— Pas d’effusion larmoyante, je vous prie ! Que voulez-vous, au juste ?
— Je veux que vous m’épousiez par amour et non pour l’argent de mon père.
— Eh bien, considérez cela comme réglé, je vous épouse par amour.
— Prouvez-le-moi.
— Comment voulez-vous que je vous prouve une telle chose ?
— Débrouillez-vous !
Et la jeune femme tourna les talons, tête haute.
— Isaure !
Elle déploya son ombrelle d’un coup sec.
— Ne m’adressez plus la parole avant de m’avoir fourni une preuve de vos sentiments, Tancrède. Je ne logerai pas sous le même toit que vous d’ici là.
— Isaure, ne soyez pas stup… euh, revenez, pauvre sott… euh, très chère !
— Certainement pas. Je rentre de ce pas à Fouessac. Avec tante Uma. Et votre voiture, naturellement.
Et elle planta là son compagnon.
Hébété, Tancrède de Chassagne de Montbazon regarda s’éloigner la fine silhouette distinguée de sa non moins distinguée fiancée, et se frotta la nuque.

Chapitre 3
Stupéfaite, Fanny repoussa doucement la fenêtre. L’élégante scène de ménage à laquelle elle venait d’assister lui fit mesurer que l’on se querellait dans les hautes sphères aussi bien que dans les basses classes et se fixa en surimpression à la débandade des Ravier. Elle frissonna en regardant les murs humides autour d’elle. L’odeur de salpêtre prenait à la gorge ; il fallait qu’elle sorte d’ici en vitesse.
Et tandis qu’elle dévalait l’escalier étroit comme un raidillon, une solution la frappa. Lumineuse, évidente. Cet homme, cette scène…
Il n’y avait pas un instant à perdre ! Elle se précipita hors de la maison des Basson, traversa la cour aux pavés disjoints, contourna la fosse à purin et s’élança vers le mur d’enceinte.
— Pssst ! Monsieur ! Hé ho !
Elle fit des bonds pour attirer l’attention du jeune homme de l’autre côté. Celui-ci, les bottes plantées dans l’herbe du château, émergea lentement de son état de stupeur en voyant dépasser à intervalles réguliers une tête du mur de pierres sèches.
— Qui m’appelle ? demanda-t-il, effaré.
— Par ici !
Fanny se hissa sur la pointe des pieds et Tancrède se hissa du col pour regarder par-dessus les moellons.
— … Que signifie ?
— Peut-on se parler, monsieur ?
— Qui êtes-vous ?
— Nous ne nous connaissons pas, mais cela peut s’arranger. Je vous ai entendu discuter avec votre fiancée.
— Plaît-il ?
— Pouvez-vous m’attendre un instant ? Ne bougez pas !
Empoignant ses jupes à pleines mains, Fanny se précipita hors de la courette des Basson, remonta le chemin communal poussiéreux, bordé d’orties et de pissenlits, et franchit les grilles en fer forgé du domaine Granville. Intimidée par les hauts pilastres, elle freina quelque peu sa course dans l’allée ombragée de chênes séculaires et retint son souffle devant la majesté du château, son corps de bâtiment aux pierres pâles. Avisant les tilleuls aux houppiers ronds qui bordaient les flancs de la propriété, elle traversa la pelouse et fila vers le mur du domaine.
L’homme se tenait là, près des buissons fleuris. Le chapeau et la redingote gris sombre étaient parfaitement identifiables. Fanny lui fit signe.
— J’ai tout entendu ! s’exclama-t-elle en arrivant à sa hauteur, une main pressée contre son cœur pour reprendre son souffle. La fortune de sa famille, votre manque de romantisme, les fiançailles menacées… J’étais juste là, derrière !
Elle désigna le mur au-dessus duquel se profilait le toit rongé de vrillettes de la maison Basson. Le jeune homme la considérait, ulcéré.
— Vous écoutez aux portes… Aux murs ?
Tancrède de Chassagne de Montbazon dépassait Fanny d’une bonne tête. Vu de près, il semblait terriblement hautain. Fanny s’efforça de garder son calme. Ses mains tremblaient, son corps entier tremblait, à cause de sa course mais aussi de la prestance de cet homme, son air de courtoisie glacée. Pourtant, pas question de flancher ; elle devait penser à Frémont & Frémont, à sa mère, à son frère et ses sœurs. Elle posa spontanément une main sur le bras de l’individu, comme pour l’empêcher de partir.
— Nous pourrions nous sauver mutuellement la mise, monsieur. Je suis au bord de la faillite et vous, au bord de la rupture.
— Mais qui diantre êtes-vous ?
L’homme se débarrassa de la main de Fanny comme s’il se fût agi d’un torchon poisseux.
— Je suis agent immobilier et la personne idéale pour vendre le château de Gran… de M. Granville. Sauf qu’il ne veut traiter qu’avec une particule, donc…
— Donc vous sautez sur les gens pour leur faire la peur de leur vie ? Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mademoiselle.
— Ah oui, il faut se présenter dans votre milieu avant de s’adresser la parole, n’est-ce pas ?
Elle lui tendit la main et tenta un accent précieux :
— Fanny Frémont, de l’agence Frémont & Frémont.
Mais Chassagne ne parut nullement impressionné par sa prestation.
— Que voulez-vous que ça me fasse ?
Fouettée, Fanny retrouva sa dignité.
— Serait-ce votre nom ? Monsieur Que-Voulez-Vous-Que-Ça-Me-Fasse ? À moins que dans votre monde, on ne se présente pas à une dame en retour ?
Vexé, Chassagne claqua des talons et égrena :
— Tancrède de Chassagne de Montbazon. Pour vous servir.
— Précisément, vous pourriez me servir. Et je pourrai vous aider.
— Mais… je n’ai besoin d’aucune aide !
— Allons, vous venez de vous faire envoyer paître par votre fiancée.
— De quel droit vous mêlez-vous de mes affaires ?
— Prêtez-moi attention une toute petite minute et nous…
— Écartez-vous !
Le jeune homme attrapa Fanny par les épaules, bras tendus comme si elle dégageait une odeur pestilentielle, et la poussa sur le côté pour s’éloigner à grands pas.
— S’il vous plaît ! s’écria Fanny, désespérée. Je vous ai surpris par hasard, je vous le jure ! Mais c’était aussi le fruit de la chance car il m’est venu une idée de génie.
Elle lui courut après sur la pelouse et quelques têtes, dans l’allée, se tournèrent vers eux. Affreusement gêné, Chassagne s’arrêta net. Fanny, dans son élan, lui fonça dedans. Elle se rattrapa in extremis au revers de son veston.
— Il faut que vous m’écoutiez !
— Avant toute chose, lâchez-moi.
— Voilà, voilà, fit-elle en réajustant son col tandis qu’il fulminait de plus belle.
— Dites ce que vous avez à dire et disparaissez de ma vue !
— C’est très simple. Granville s’attend à vous recevoir avec votre fiancée, n’est-ce pas ? J’ignore pourquoi c’est important pour lui – ou pour votre père, je n’ai pas saisi les enjeux – mais le fait est que vous vous retrouvez en carafe. Ai-je raison ?
— En… carafe ?
— Abandonné, quoi. Eh bien, j’ai la solution : présentez-moi comme votre fiancée !
— Comme ma…
Chassagne faillit s’étouffer d’épouvante. Fanny en profita pour battre la brèche :
— Adoubée par vous, j’ai quasiment la particule au doigt – je veux dire accolée à mon nom – et je pourrai convaincre Granville de signer un mandat d’exclusivité avec mon agence. Je vous embaucherai le temps de mener à bien cette affaire, vous serez payé en pourcentage sur la vente du château, et cette manne d’argent en bouchera un coin à votre fiancée Minaure.
— Isaure.
— Isaure. Qui ne vous traitera plus de bon à rien. Qu’en dites-vous ?
Chassagne faillit avoir une attaque.
— De « bon à… » ?
— Eh bien… c’est ce que j’ai cru comprendre… Mais ne vous frappez pas, il vaut mieux être bon à rien que mauvais en tout, pas vrai ? Alors, c’est d’accord ? Unissons nos efforts : en un week-end, l’affaire sera bouclée et nos deux vies sauvées.
— Enfin, pourquoi ferais-je une telle chose ?
— Je viens de vous le dire, il faudrait suivre un peu : pour sauver votre couple.
Ulcéré, Chassagne contemplait Fanny comme s’il se trouvait devant une échappée d’asile.
— Mais d’où sort cette…
— De la rue des Thermopyles.
Fanny s’interrompit, se reprochant âprement ses manières qu’elle jugeait trop populaires face à la distinction de cet homme. Elle s’estimait pourtant très au point en général, de bon ton et de bonne instruction grâce à l’éducation attentive de sa mère et à l’enseignement reçu à l’école communale du bourg, amélioré par la suite par les cours particuliers de Mlle Legoff. Mais devant M. de Chassagne de Montbazon, elle pouvait mesurer l’écart entre leurs deux mondes. Tout distingué qu’il fût, Chassagne n’avait rien de délicat ; il se dégageait de lui beaucoup de prestance et d’autorité. Ses cheveux étaient noirs et drus, sa mâchoire bien découpée, sa taille haute, ses épaules larges. Elle se sentait intimidée comme une très jeune fille et étonnée par sa réaction, le sentiment d’être falote, empotée. Elle s’interdit toutefois de réfléchir à l’image qu’elle renvoyait, à ce qu’il pouvait penser d’elle. Il représentait – peut-être ! – le salut de l’agence, et cela seul devait être présent à son esprit.
— Que dites-vous de ma proposition ? reprit-elle plus posément, en s’efforçant de respirer avec calme. Je vous offre dix pour cent de la vente du château et vous offrez un bijou de prix, ou que sais-je, gage de votre amour, à Pléthore.
— Isaure.
— Isaure. Vous sauvez votre relation et je sauve mon agence.
Chassagne plissa les yeux. Il commençait lentement à saisir.
— Un bijou ? répéta-t-il. Si je comprends bien, je vous fournirais une particule et vous me fourniriez… de l’argent ?
— Ne prenez pas l’air dégoûté en prononçant ce mot. L’argent n’est pas forcément sale, vous savez.
— C’est vous qui dites cela ? Vous qui comptez tromper un brave homme avec une fausse identité ?
— Je ne suis pas certaine que nous parlions du même Granville. Le connaissez-vous ?
— Assurément. Je l’ai rencontré au cercle de jeu de mon père. Et vous-même ?
— Cela ne risque pas. Lorsqu’il vient au bourg, Granville ne regarde jamais la valetaille. Il nous roulerait dessus avec son fiacre si nous nous trouvions sur son chemin.
— J’avoue que dans notre milieu, il n’a pas non plus une réputation sans tache. Mais passons. Il ne s’agit pas de lui.
— En effet, il s’agit de vous et de moi. J’ai besoin d’argent et vous avez besoin…
— De redorer mon blason auprès d’Isaure. J’ai bien compris que vous aviez compris.
— Exactement. (Fanny se permit enfin un sourire  En fait, vous comprenez vite, c’est juste qu’il faut vous expliquer longtemps.
— Abstenez-vous de ce genre de commentaire. Tout d’abord, qu’est-ce qui vous fait croire que je possède une particule nobiliaire ?
— Avec votre allure ?
— Ce n’est pas parce que je suis issu de la noblesse que j’ai une particule. Cela ne va pas de soi, figurez-vous.
— Je sais, pas mal d’entre vous l’ont perdue pendant la Révolution. Une époque où il valait mieux garder la tête sur les épaules, pas vrai ?
Chassagne se raidit tandis que Fanny se reprochait sa saillie.
— De toute façon, vous vous êtes présenté tout à l’heure, monsieur Chassagne de…
— Tancrède de Chassagne de Montbazon.
— Ciel, deux particules pour le prix d’une ! Avouez que j’ai la main heureuse.
— Ma famille descend des croisades, fit Chassagne, très sec.
De nouveau, Fanny s’exhorta à plus de tenue. Il ne fallait pas le faire fuir. Sa nature joyeuse et volontaire, qui généralement était un atout dans ses entreprises, pouvait ici représenter un frein. Elle prit un ton respectueux :
— Une noblesse d’épée, comme c’est impressionnant. (Et, après un instant de flottement  Eh bien, faisons-nous affaire ?
— C’est-à-dire… Vous êtes une femme et…
— Les femmes n’ont que de « petites méninges qu’il faut ménager » ? Dans votre milieu peut-être, monsieur, mais dans le mien, nous autres surnommées le « sexe faible » n’hésitons pas à utiliser notre cerveau pour nous frayer un chemin dans la vie.
Chassagne, horrifié par ce ton passionné, fit un pas en arrière. Fanny s’affola :
— S’il vous plaît ! C’est moi qui ferai tout le travail – l’éternelle distribution des rôles à travers l’histoire, en somme. Je vous en prie ! Vous êtes en pénurie de fiancée ? (Elle écarta les bras en un geste d’offrande de sa personne.) Je vous en procure une ! Et un emploi salarié par-dessus le marché. Je vous promets qu’Essore ne saura jamais…
— Isaure.
— Isaure ne saura jamais rien de notre entente, hormis de la partie financière. Vous aurez un contrat en bonne et due forme sur le papier à en-tête de l’agence Frémont & Frémont, prouvant que vous êtes désormais employé.
— Associé.
— Ass… ?
— Nous ne travaillons pas, dans mon milieu. C’est très mal vu. En revanche, nous pouvons entretenir une danseuse.
— Pardon ?
— Une tocade, si vous préférez. Une activité qui nous amuse même si elle nous coûte un peu d’argent.
— Je vois. En l’occurrence, cette activité vous en rapporterait si nous faisions affaire.
— D’où ma condition : associé ou rien.
Acculée, Fanny formula à contrecœur :
— Associé.
— Je veux cinquante pour cent de la vente.
— Cinquante pour cent ! Hors de question. Vingt pour cent.
— Quarante.
— Trente.
— Trente-cinq.
— Vous êtes dur en affaires.
— Comment croyez-vous qu’on l’ait eue, notre particule ?
— Je dois reconnaître… De toute façon, il me faut un requin, pas un poisson d’eau douce. Soit. Trente-cinq pour cent si nous vendons ce château.
Elle lui tendit le plat de la main en signe d’accord mais son geste ne récolta qu’un regard sévère.
— Vous ne passerez jamais pour une aristocrate avec des façons pareilles, grommela Chassagne.
— Parfait, vous m’apprendrez les rudiments. Vous serez mon mentor en bonnes manières, mon maître ès usages aristocratiques.
— Parce qu’en plus, je vais devoir vous élever au grain ?
— Il me semble que vous aurez un peu de temps : on vous a laissé tomber comme du crottin de cheval – pardonnez l’expression très imagée, mais je me dois d’être honnête.
Chassagne inspira profondément pour prendre sur lui, et scella leur entente avec la première leçon :
— « Crottin », tout comme son synonyme « merde », des termes à utiliser avec parcimonie. Et discernement. Certes, d’une manière générale, un solide « merde » vaut mieux qu’un modeste « mince », d’extraction trop commune, mais dans les cas où « crotte, crottin » et autres joyeusetés de cet ordre sont inappropriés, choisissez plutôt « zut » ou « flûte ».
— D’accord, elle vous a jeté comme une flûte. C’est bien vu d’ailleurs, vous lui avez sacrément joué du pipeau.
Et, glorieuse, Fanny glissa son bras sous celui de son nouveau « fiancé ». L’espoir revenait en force, la vie reprenait des couleurs. »

À propos de l’autrice

Nadine Luton-Walter © Photo DR

Auteure pour la jeunesse pendant une dizaine d’années et secrétaire de rédaction du magazine Technikart, Nadine Luton-Walter, après de nombreux voyages humanitaires et l’organisation d’ateliers d’écriture en Afrique, au Liban, est retournée vivre dans son berceau familial alsacien ; elle intervient désormais en milieu scolaire (ateliers d’écriture et création d’un journal). La Particule est lauréat du Prix Jean Anglade du premier roman 2025. (Source : Presses de la Cité)

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