INTERVIEW – Rodolphe: « Derrière son visage angélique, Ed Pump est un salopard fini »

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

En avril 1871, en Arizona, un adolescent échappe par miracle à l’attaque de la diligence dans laquelle il se trouve. Comme tous les autres voyageurs sont morts, il profite de l’occasion pour voler l’identité du neveu d’une des victimes. Devenu Edward G. Pump, il est recueilli par le shérif local, qui lui ouvre les portes de sa maison. Mais il est loin de se douter qu’il vient de faire entrer le loup dans la bergerie… Mené de main de maître par Rodolphe et Laurent Gnoni, « Un si gentil garçon » est le premier tome d’une nouvelle série baptisée « Pump », dans laquelle on suit l’ascension fulgurante d’un opportuniste manipulateur. Un personnage dont le nom, mais aussi le parcours, font forcément penser à un certain Donald Trump. L’occasion de poser quelques questions au scénariste Rodolphe qui, à 77 ans, est toujours au sommet de son art.

Comment avez-vous eu l’idée de « Pump »?

Elle est venue d’une suggestion de mon éditeur, Nicolas Anspach. C’est un garçon qui tranche avec la plupart des autres éditeurs dans la mesure où c’est quelqu’un qui a des idées. Nicolas a une grande culture. Il est très à l’écoute, notamment de la radio, et il lit beaucoup. Un jour, il m’a demandé si je connaissais les origines de la fortune de la famille Trump. C’est comme ça que c’est parti.

Ce n’est donc pas une idée que vous aviez en tête depuis longtemps…

Non, en effet. Mais en réalité, cette discussion avec mon éditeur n’a été qu’un grain de sable. Parce qu’en fait, je ne parle pas de Trump dans ma BD. Ce Trump-là n’existe pas. Mon Pump, dont le nom vient d’un personnage d’Hergé, s’inspire de l’origine de beaucoup de grosses fortunes américaines. Celle des Trump, bien sûr, mais aussi celles des Kennedy par exemple, et d’autres. La question que je pose, c’est « d’où est venu l’argent? » Et puis, parallèlement à ça, j’en profite pour me lancer dans une interrogation sur le genre du western, où on voit toujours des types sortir des flingues à tout bout de champ et dégainer plus vite que les autres. Mais comme je le dis toujours, dans les histoires de mine d’or, ce ne sont pas ceux qui creusent qui gagnent le plus de pognon, mais ceux qui vendent les pelles. Dans cet album, je raconte l’histoire de gens qui vendent des pelles.

Vous levez déjà un coin du voile sur la suite? Parce que finalement, on ne sait pas encore trop comment Ed, votre personnage principal, va devenir riche.

A la fin du tome 1, il n’a que 17 ans et il est déjà propriétaire d’un saloon et d’un bordel. C’est quand même pas mal! Moi, ce qui m’a intéressé, c’est de suivre un personnage qui ne s’exprime pas avec ses six coups, mais à travers une intelligence un peu diabolique. Il s’en sert pour s’enrichir, pour s’approprier des choses et pour tricher, même par rapport à un testament. L’autre chose qui m’a bien plu, c’est de donner à ce personnage une apparence angélique. Il est beau comme un dieu, blond, les yeux bleus, toute les femmes lui tombent dessus. Alors qu’en réalité, c’est un salopard fini.

C’est le fil rouge de votre album. Lorsqu’ils croisent Ed, les gens disent systématiquement « Ah mais quel gentil garçon ». Mais finalement, c’est quand même vraiment un sale type, non?

Oui, absolument! C’est même un assassin, puisque dans ce premier tome, il va jusqu’à tuer quelqu’un par empoisonnement. Mais ce qui rend la chose intéressante, c’est que malgré tout, le lecteur s’y attache quand même. Et pourquoi s’y attache-t-il? Parce que l’histoire est racontée à la première personne. On entre dans la peau de ce personnage, il y a une forme d’empathie qui se crée, mais avec des mouvements de recul, parce qu’on se demande ce qu’il est en train de raconter, ce beau gosse. Il est en train de raconter qu’il tue quelqu’un, qu’il se marre de la fortune des autres, qu’il n’a absolument aucune morale. Son seul code de conduite, c’est sa propre réussite.

C’est dans cette absence de morale que vous refaites le lien avec Donald Trump? Ou est-ce que ce lien est finalement très artificiel?

Non, ce n’est pas un lien artificiel. Cela a été l’idée de départ, la petite étincelle qui a mis le feu. Comme Nicolas Anspach l’écrit dans la préface, Donald Trump a été un détonateur. Cela dit, soyons honnêtes, cette bande dessinée ne raconte pas du tout l’histoire des Trump. A ma connaissance, les Trump n’ont jamais empoisonné personne.

Comme vous le disiez, Ed Pump est un personnage angélique qui n’est finalement pas si angélique que ça. Est-ce qu’il va continuer à tourner de plus en plus mal?

Je ne peux évidemment pas tout vous révéler, mais à la fin du tome 1, on laisse Ed avec sa cousine, ou en tout cas sa soi-disant cousine, dont on devine déjà qu’elle est, elle aussi, une très belle femme. J’ai essayé d’induire un petit doute chez le lecteur dès qu’il la voit. N’y a-t-il pas autre chose derrière l’apparence et la beauté? Dans le tome 2, on va découvrir qu’il y a effectivement autre chose. Qui sait, peut-être que leur rencontre va les amener à mettre leurs talents en commun.

Est-ce que vous avez déjà une idée du nombre de tomes que va faire cette série ou est-ce que vous vous laissez guider par votre inspiration?

A priori, je suis parti pour raconter l’histoire en trois tomes, en tout cas pour le premier cycle, qui se déroule dans l’Ouest américain dans les années 1870. Mais j’ai déjà d’autres idées pour rebondir, notamment avec les enfants ou les petits-enfants des personnages actuels. Cela pourrait devenir une sorte de saga familiale. Et puis, j’aimerais bien aborder également le Chicago des années 1930, dans lequel Ed Pump ou ses descendants pourraient certainement faire preuve de leur esprit machiavélique. Mais aujourd’hui, on est encore très loin de ça. Le tome 1 sort seulement maintenant, donc il ne faut pas pousser. Attendons d’abord de voir les réactions des lecteurs.

En général, comment est-ce que vous travaillez? Est-ce que vous savez à l’avance où va aller votre personnage? Ou est-ce que vous vous laissez guider par lui?

Non, je ne sais pas du tout à l’avance où il va aller. Pour moi, il est surtout important que le personnage existe. À partir du moment où c’est le cas, il suffit de suivre ses traces et de voir ce qu’il peut faire ou ne peut pas faire. Par rapport à une situation donnée, s’il grimpe la colline et qu’il y a un arbre qui roule, est-ce qu’il va se faire écraser? Est-ce qu’il va réussir à sauter de l’autre côté? Est-ce qu’il va sauter dessus comme les Canadiens l’ont réussi avant? En fonction de la vérité qu’on a donnée au personnage, il ne peut pas faire 50 choses différentes. Donc il faut simplement être très à l’écoute du personnage qu’on a créé. Quand je travaille sur une histoire, elle m’obsède, même la nuit. Je vois devant moi le paysage qui s’éclaire et j’avance à la lampe torche. Je vois le lendemain, peut-être le surlendemain, mais pas beaucoup plus loin. Je suis donc très admiratif des gens qui sont capables d’écrire une histoire en sachant pertinemment où elle va les mener. Moi, ça me démotiverait de savoir exactement où je vais, car je suis le premier spectateur de mes scénarios.

Vous en êtes aujourd’hui à plus de 200 albums…

300, à ce qu’il paraît.

Comment fait-on pour encore trouver l’inspiration quand on a déjà inventé autant d’histoires?

Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question. Je me rends compte qu’on a tendance à imaginer que je construis mes histoires, que je les assemble, comme une Tour Eiffel en allumettes. Mais en réalité, ce n’est pas ça du tout. Je creuse, je suis un mineur. Et je ramène à la surface des trucs qui sont dans ma tête depuis que je suis gamin. Cela remonte à mes premières lectures de Stevenson, Dickens, etc. Je réinterprète, je réécris des histoires sur lesquelles j’ai rêvé. Ce sont des fragments que j’ai en moi. Je n’ai donc pas le sentiment d’inventer des histoires, mais plutôt de faire sortir des choses qui existent déjà et de leur donner une forme.

Vous travaillez avec pas mal de dessinateurs différents. Est-ce que vous travaillez différemment avec chacun d’entre eux?

Oui, bien sûr. Généralement, à de très rares exceptions près, quand je suis en train d’écrire une histoire, c’est pour un dessinateur en particulier. Je communique beaucoup avec les gens avec lesquels je collabore et c’est comme ça que naissent les idées. Je viens par exemple de sortir un autre album qui s’appelle « Rockabilly » avec le dessinateur Christophe Dubois. On travaillait ensemble sur une autre série, qui s’appelait « Terre », et c’est en discutant avec lui que l’idée de « Rockabilly » est née.

« Pump », « Rockabilly », vous semblez particulièrement inspiré par les Etats-Unis…

Pour tout vous dire, j’ai même un troisième album américain qui va sortir en novembre aux éditions La Boîte à Bulles. Il s’appelle « Blue Tattoo » et c’est l’histoire d’une fillette enlevée par les Indiens dans les années 1840. Elle faisait partie d’une colonie de mormons, des fous de Dieu, lorsqu’ils ont été attaqués et massacrés par des Indiens. Deux gamines ont été enlevées et ont vécu un calvaire absolument monstrueux, traitées comme des esclaves. Elles ont fini par être échangées avec une autre tribu indienne, où ça s’est mieux passé, et elles ont été tatouées. Ce qui m’a frappé dans cette histoire, c’est une photo d’Olive Oatman. On la voit en femme victorienne, grande robe, la voilette, l’élégance, le chignon, l’image un peu imposante, si ce n’est que sous la voilette, on aperçoit des tatouages bleus sur son visage. Le contraste est assez étonnant. Je me suis donc renseigné sur ce personnage, qui a vécu une vie surprenante. Ce sera mon troisième bouquin américain de cette fin d’année.

Qu’est-ce qui vous inspire tant aux Etats-Unis pour le moment? Est-ce que c’est justement ce personnage de Trump, avec son côté outrancier et sans morale?

Non, je crois que c’est le hasard. Autrefois, j’avais fait une série qui s’appelait « Trent », avec Léo au dessin, qui se passait dans la police montée au Canada. Avec le même Léo, je raconte les aventures de Cathy Austin, qui se déroulent en Afrique, en Amazonie, en Ecosse. Il n’y en a pas une seule en Amérique, et il n’y en aura pas. Donc c’est vraiment un hasard. Je n’ai pas une fascination particulière pour les Etats-Unis. C’est un sujet qui m’intéresse, mais pas plus que d’autres.