Ma note Ma chronique Nous sommes à Paris en 1864. Mélanie a six ans quand sa sœur Clémence meurt, emportée par une maladie foudroyante. Le vide qu’elle laisse ne peut être comblée par sa mère, si distante, et encore moins par son son père, tout entier dévoué à ses affaires. L’enfant erre comme une âme en peine jusqu’au jour où elle se met au piano qui sert de décoration dans leur grand appartement, mais dont personne ne se sert. Ce piano qui va vite devenir un refuge, un confident, un moyen d’échapper au « grand silence de mort ». Elle apprend seule, obstinément, malgré les réprimandes maternelles, pressentant que « c’est là, sous le couvercle de bois, que se cache la seule réponse possible au silence originel ». Le désir dans la cage Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre Tu as six ans, Mélanie Bonis, tu es une enfant sage et douce, et tu aimais ta sœur, drôle, la vie, ses boucles brunes. Tu l’aimais. Son prénom entre tes lèvres était à la forme de l’amour. Personne n’a jamais touché au piano droit du 18 rue Montmartre. Tu ne sais pas quand, comment il est arrivé dans le modeste appartement, qui l’a installé, qui l’a désiré. Tu n’as jamais cherché à savoir. Le piano est là, dans le salon, depuis toujours. Ainsi vont les décors de l’enfance, paysages de l’évidence, didascalies à accepter. Tu pressens peut-être que c’est là, sous le couvercle de bois, que se cache la seule réponse possible au silence originel, au grand silence de mort. Tu laisses les mains s’amuser, explorer, parcourir l’ivoire, touches noires et blanches, résonances, douceurs. Tu apprends toute seule, tu persévères. Tu as huit ans, et une petite fille t’invite au goûter qu’elle donne pour son anniversaire. Un piano droit est là, au milieu du salon. Tu entends que l’on avait sollicité les services d’une pianiste qui ne viendra pas, qui a eu un empêchement. Une maladie, un rhume. La mère surtout le déplore. Comment dansera-t-on, cet après-midi, si le piano se tait ? Quel malheur que cette pauvre fille se soit décommandée, un jour qui s’annonçait si joyeux, la fête est gâchée d’avance. Tu écoutes gémir et regretter. Tu regardes le piano, le tabouret vide. Du bout des lèvres, alors, tu dis : « Je peux jouer, si vous voulez. » Les mots t’ont presque échappé, tu as oublié la peur. Le désir, seulement. Les yeux se tournent vers toi, les sourcils se lèvent. « Tu sais jouer du piano ? » Tu es née en 1858. Tu es une enfant bien élevée. Tu ne parles pas à table. Tu crois en Dieu. Tu aimes Dieu. Tu es rayonnante quand tu penses à lui, quand tu lui parles. Tu regardes le ciel et tu crois à l’absolu. Tu aimes Dieu, passionnément. Tu souhaites t’élever, vibrer, frémir, et tu as bien compris que Dieu était la seule extase qui te serait autorisée, la seule qui convient aux jeunes filles. Tu te jettes corps et âme dans cette extase. Tu pries, et tu aimes. Tu grandis. La guerre éclate en juillet 1870 et tes douze ans sont dévoués, discrets, soucieux de l’avenir du pays, de la paix, de la simplicité des choses. Tu as treize ans quand des émeutes éclatent, à Montmartre, à Belleville, ouvrant une longue révolte que tu comprends mal. Vous avez souffert de la faim pendant plusieurs mois, l’hiver a été rude dans Paris assiégé, et désormais, à table, on parle de la « Commune », on ne sait qu’en penser. Ta mère se souvient de son père, révolutionnaire de 1848, et l’évoque avec une fierté mâtinée d’incompréhension. Les temps ont changé, et tes parents ont peur. Ils veulent mieux que ce qu’ont connu leurs parents à eux, leurs parents ouvriers, et mieux que ce qu’ils connaissent en travaillant eux aussi tous les jours. Ils veulent mieux que l’insurrection. Les mois passent, soixante-douze jours, le printemps est là, et tu es grande, maintenant. On pense à ton avenir, à celui de ta sœur Eugénie. On pense mariage, ascension. On pense à votre sécurité. Cet homme parle à ta mère et à ton père. Il leur dit que tu es douée. Il pense que tu devrais prendre des leçons, avoir un professeur. ROMANCE SANS PAROLES Tu t’es rendue chez des demoiselles qui t’enseignaient l’instrument et le solfège, tu as appris à lire la musique, clé de sol, clé de fa, clés d’ut, tu as dessiné des portées, compris les rondes, les blanches, les noires et les croches, les soupirs et les demi-soupirs, les forte et les pianissimo, crescendo, ritardando, peu à peu la jungle te devenait pays. Tu as apprivoisé tes mains, tu t’es appliquée à positionner tes poignets, ton dos, tes pieds, tu as levé le menton, pris appui sur tes pouces et découvert la force de tes auriculaires. Tu t’es pliée aux méthodes que pratiquaient tes professeures, tu as écouté les règles, on ne pose pas le pouce sur les touches noires, on termine le trait avec l’auriculaire dans les aigus, il faut mettre le quatrième doigt après le pouce en descendant, tu étais conquérante plutôt que docile, la technique venait parfaire et élever la magie. Les gammes résonnaient du matin au soir, do ré mi fa sol la si do, do dièse, ré, ré dièse, mi, fa, tu faisais tes exercices, jour après jour, tu notais des doigtés, tu travaillais ton phrasé, tu apprenais les morceaux par cœur. Bientôt tu as joué Beethoven, Mozart, Mendelssohn, puis Liszt, Schumann, Chopin, et le piano t’était mieux qu’un ami, un corps. Au rythme des leçons et du travail, tu as eu quatorze ans, quinze ans, seize ans, dix-sept ans, dix-huit ans, une autre gamme, une autre montée. Tu as quitté l’enfance sans y prendre garde. Tu regardais ton piano. Tu as laissé flotter les notes de ton accord final, en mode majeur, et tes mains ont lentement quitté l’ivoire, comme en apesanteur. Tu n’osais pas lever les yeux, tu écoutais le silence, puis les pas solennels qui approchaient. « Mademoiselle. » Tu as défié le regard de Monsieur Thomas. « Vous commencerez à la fin du mois de janvier, en classe d’harmonie et d’accompagnement pratique. Vous êtes admise. » Extraits « Tu sais que les femmes ne sont pas prises au sérieux, tu mesures la prodigieuse exception qui t’a ouvert les portes de la classe de composition, Tu redoutes les sarcasmes comme l’indifférence. Tu veux que ton travail soit estimé pour ce qu’il est, et tu formes donc le vœu, en toute logique, que l’on te prenne pour un homme. Tu proposes Mel. Un prénom tranchant, conquérant, trois lettres posez-la. Un prénom d’homme. » p. 00 « Tu feuillettes les programmes, tu arpentes tes étagères, tu rouvres tes partitions. Tu lis et relis ces mots que tu connais si bien. Des hommes. Un métier d’hommes. Un talent d’hommes. « Une fierté nouvelle, éclatante, redresse ton menton et ouvre tes épaules. Tu n’avais jamais éprouvé cela aussi nettement, tu t’étonnes de la force qui t’anime et te tient aussi droite, aussi sûre : à trente ans passés, tu découvres un continent, celui de la confiance en soi. » p. 127 À propos de l’autrice Alissa Wenz © Photo Chloé Vollmer-Lo Après une formation de piano et de chant en conservatoire, des études de lettres à l’École normale supérieure, ainsi qu’une formation théâtrale, Alissa Wenz choisit de partager sa vie entre la chanson et l’écriture. Autrice, compositrice interprète, elle s’accompagne au piano, et travaille en trio avec Agnès Le Batteux (violoncelle, trompette) et Léo Varnet (accordéon, guitare). Elle se produit dans de nombreuses salles à Paris et en région, soutenue par Contrepied Productions. Elle a étudié à la Femis, et poursuit des activités de scénariste et enseignante de cinéma. Elle est également écrivaine. Après À trop aimer (2020) et L’Homme sans fil (2022), elle a fait paraître l’album Je, tu, elle (2022). Fascinée par le destin romanesque de Mel Bonis, grande compositrice post-romantique récemment redécouverte, elle retrace sa déchirante quête d’émancipation dans Le Désir dans la cage, adresse sensuelle et vibrante d’une musicienne à une autre, d’une femme à une autre. (Source: alissawenz.com / Les Avrils) Site internet de l’autrice Tags
★★★★ (j’ai adoré)La liberté par la musique
Alissa Wenz nous entraîne dans le Paris du Second Empire, où Mélanie Bonis lutte pour faire entendre sa voix dans un monde qui la voudrait silencieuse, prisonnière des conventions. Une histoire de passion, de courage et de résilience.
Sur les conseils d’un ami de la famille qui décèle son talent, sa mère décide d’engager un professeur et très vite, elle révèle des dons exceptionnels. Elle est présentée à César Franck, qui l’admet au Conservatoire. « Tes repères ont tremblé ce jour-là, ton humilité ne l’avait pas préparée au conte de fées ». Quand elle croise le chanteur Amédée-Louis Hettich, elle s’imagine déjà un avenir radieux. Il écrit et lui demande de mettre ses paroles en musique. Leur entente est si forte qu’elle les entraîne vers l’amour. Mais la famille a d’autres plans, car il faut assurer un avenir à la jeune fille bien rangée, lui trouver un mari digne de son rang. Alors sur injonction familiale, elle épouse Albert Domange, qui a près de deux fois son âge et doit abandonner ses études et renoncer à son ambition. « Tu ne vas plus au Conservatoire. Tu ne touches plus au piano familial. Le couvercle reste fermé. » Désormais, sa vie consiste à gérer la maison et le personnel et à assurer une descendance aux Domange.
Mais une telle passion ne meurt pas. Mélanie compose en secret et retrouve Amédée. « Tu veux que ton travail soit estimé pour ce qu’il est, et tu formes donc le vœu, en toute logique, que l’on te prenne pour un homme. » Sous le pseudonyme masculin de Mel, elle publie ses compositions. Les Gitanos, sa valse espagnole pour piano, obtient le premier prix du concours de Piano-Soleil. Enfin, elle est jouée dans les grandes salles de concert parisiennes.
En nous plongeant dans le Paris du Second Empire puis dans celui de la Première Guerre mondiale, Alissa Wenz fait bien plus que restituer l’atmosphère de cette époque charnière. Elle montre comment une passion peut s’affranchir des conventions sociales et mener à l’émancipation. « Une fierté nouvelle, éclatante, redresse ton menton et ouvre tes épaules. Tu n’avais jamais éprouvé cela aussi nettement, tu t’étonnes de la force qui t’anime et te tient aussi droite, aussi sûre : à trente ans passés, tu découvres un continent, celui de la confiance en soi ».
A ce propos, soulignons combien l’utilisation de la seconde personne du singulier accentue la proximité avec le personnage. On ressent avec force les injustices et les inégalités dont est victime Mel, on partage sa soif de liberté, sa passion pour la création.
Si, après L’homme sans fil, le portrait d’un hacker, Alissa Wenz change totalement de registre, c’est pour se rapprocher à son tour de ses passions, la musique et l’écriture. Mais c’est avant tout pour rendre un hommage appuyé à une figure oubliée de la musique. C’est désormais chose faite, et bien faite.
Alissa Wenz
Éditions Les Avrils
Roman
304 p., 22 €
EAN 9782383110408
Paru le 20/08/2025
Le roman est situé principalement en France, à Paris, à Sarcelles, à Neuilly-sur-Seine, à Étretat, à Étiolles, à Genève.
L’action se déroule de 1865 à 1937.
Paris, 1865. Dans l’appartement des Bonis, personne ne touche au piano. Pourtant, à sept ans, Mélanie s’y aventure et seule, tente, apprend. Bientôt, elle entre au Conservatoire, côtoie Debussy, Satie, signe ses premières compositions Mel — un prénom d’homme — et rencontre le chanteur Amédée-Louis Hettich. Ensemble, ils créent. Plus que tout, ils s’aiment. Mais les parents de Mélanie préfèrent pour elle un mariage avec un industriel fortuné. Un siècle nouveau recouvre l’ancien ; Mel se débat, court, ment, souffre, s’obstine entre raison et passion. Et jusqu’à son dernier souffle invente sa musique.
Babelio
CitaZine (Isabelle Mercier)
Blog Vagabondage autour de soi
« Tu regardes le visage glacé de la petite fille. Elle ne respire plus, c’est fini.
Tout est silence autour de toi.
Tu comprends. Ça ne sera plus jamais. Clémence Bonis, plus jamais. Ses boucles brunes, muettes. La robe blanche, les dentelles. Le corps de porcelaine, étendu sur le lit. Les lèvres toutes fines, pâles, plus jamais.
Clémence est morte. Une main adulte lui a fermé les yeux. La bouche reste étrangement ouverte, comme une promesse qui n’aurait pas eu le temps d’être formulée.
C’est un matin de l’année 1864, à Paris.
Tu as six ans et tu aimais ta sœur, ta sœur Clémence, deux ans à peine, une toute petite fille, presque un bébé. Ta sœur tombée malade, oui, la maladie comme une chute, tant les choses sont allées vite, incompréhensibles, scandaleuses. Dans le lit, la vie qui s’en va, en quelques jours, la vie qui disparaît, qui a déjà disparu. Ta sœur Clémence, l’enfant morte, l’enfant plus-jamais. Hier elle riait encore. Clémence. Toi, tu te nommes Mélanie.
Tu n’es pas allée à l’école ce matin. Ton autre sœur, Eugénie, non plus. On a oublié. Ton père, ta mère, tout le monde a oublié. Bien sûr. Tout le monde pensait à Clémence, et Clémence est morte, la main adulte lui a fermé les yeux.
Ils t’ont oubliée, et te voici là, Mélanie, plantée devant le petit lit, la petite sœur, le petit visage et les yeux clos de Clémence.
Le silence t’étouffe, il a dévoré le 18 rue Montmartre, il te fige. Tout était tellement agité ce matin, tellement bruyant, dans cet appartement étroit où se pressaient les adultes, farandole grotesque, ils espéraient, ils croyaient encore, ils s’affolaient. Soudain, il n’y a plus rien. Du coton, du vide, et l’abysse ouaté dont sont tissés les cauchemars. La mort n’est rien d’autre que cela. Peut-être qu’un jour il te faudra trouver une réponse au silence, une riposte.
Tu aimerais crier.
Tu ne sais pas.
Le silence est aussi à l’intérieur de toi.
L’après-midi, on se souvient. Ta mère vous emmène à l’école.
Dans la cour, les petites filles s’amusent. Ta peine est invisible. Ta peine est immense, élastique, elle s’est fondue en toi, elle a épousé les contours de ton corps, le déguisement est imparable. Ta peine n’est rien d’autre que toi. Personne ne s’en rendra compte.
Tu ne saurais dire ce qui te bouleverse le plus : la mort de ta sœur, ou l’indifférence du monde à cette mort.
Les petites filles rient fort autour de la marelle. Tu t’approches. Tu n’oses pas. Tu oses, pourtant. Tu avances, fais quelques pas vers leur gaieté, tu espères. Tu aimerais que quelqu’un te prenne dans ses bras, tu aimerais être consolée. Tu devines, sans le formuler, que désormais quelque chose en toi sera inconsolable, toujours, et qu’il te faudra simplement apprendre à vivre avec l’inconsolable en toi. Mais tout de même. Une caresse, une chaleur. Tout de même, tu espères.
Une camarade vient à ta rencontre et tu as un mouvement de la tête vers elle, une respiration, tu veux parler, dire ta dévastation, mais tu souris car tu es bien élevée. La petite fille te sourit à son tour. Elle dit : « Tu n’es pas venue ce matin. »
Elle rit.
« C’était bien, on était plus tranquilles sans toi ! »
Les autres rient avec elles. Toutes, des rires, qui s’éparpillent en éclats de verre. Cette insouciante méchanceté de l’enfance.
Quelque chose se dérobe sous tes pieds. Tu pleures. Tu flanches. Tu voudrais dire, tu ne parviens pas, ça chaloupe dans tous les sens, ça te chavire, ça te renverse. « Ma petite sœur est morte ce matin. » Ça y est, tu as réussi, les mots sont sortis de toi. Les mots reviennent, tu répètes, « ma petite sœur est morte ce matin, ma petite sœur est morte ». Les mots et les larmes se mélangent, tu ne fais plus la différence, c’est la même chose, le même mouvement, l’eau, la voix, la même chose, ta petite sœur est morte ce matin et tu le dis et tu pleures et tu entends la musique de cette phrase entre tes lèvres, et ta peine qui est toi-même éclate enfin aux yeux du monde et tu répètes, tu répètes inlassablement, ta petite sœur est morte ce matin, C’est comme une incantation, une mélodie, et tu ne vois plus rien, tu pleures tellement, ton corps est secoué d’innommable, ta petite sœur est morte ce matin, tu l’as dit, tu l’as presque chanté, tu l’as chanté aux petites filles de l’école, tu l’as chanté aux oiseaux et aux arbres et aux rires et au vent. Elles ne rient plus. Elles te regardent. Elles voudraient t’aider, peut-être, mais c’est impossible. Toi et ta peine, vous êtes toujours seules. Il n’y a plus rien à dire.
Le piano est là, indéniable. Un meuble. Personne n’y a jamais touché. Ton père, non, ton père, contremaître en horlogerie, ton père horloger n’aurait pas le temps.
Ta mère, passementière, ne supporte pas que tu t’y aventures, et referme le couvercle avec autorité dès que retentissent tes notes balbutiantes. Elle est fatiguée, elle a mal à la tête, elle ne veut pas, elle interdit. Le couvercle claque.
Elle ne sait pas que ce geste brutal et sonore opprime ton désir autant qu’il l’irrigue.
Tu veux apprendre.
Tu t’obstines. Tu rouvres le couvercle. Tu profites des absences maternelles. Tu joues. Tu éprouves des notes, des sonorités. Les doigts se placent n’importe où, le résultat n’est pas agréable, mais tu es patiente. Tu écoutes, tu cherches à saisir les sons, tu veux en découdre.
Un jour, tu comprends. Tu trouves toute seule.
Do.
Tu es à la maison. Do, do, do. La maison.
Do do do ré mi, ré.
La mélodie est restée en suspens, c’est comme si tu avais ouvert la porte, comme si tu flânais. Tu regardes autour de toi, tout est possible. Tu es sortie.
Do do do ré mi, ré. Au clair de la lune.
Tu t’es arrêtée sur ce ré, irrésolue, et c’est une promesse autant qu’une promenade.
Puis, tu continues.
Do mi ré ré do. Mon ami Pierrot.
Tu as trouvé toute seule la fin de la mélodie. Tu rentres à la maison. Do mi ré ré do. Le retour, l’apaisement. Do mi ré ré do, mon ami Pierrot, on rentre à la maison, on ferme la porte, le chemin trouve son sens.
Do. La maison.
Tu as sept ans. Tu as trouvé toute seule, et la joie te transporte.
Il te semble que tu viens d’inventer un monde.
Tu apprends, en dépit de ta mère incommodée par ce tapage, ta mère qui jamais ne t’embrasse, jamais ne te câline, jamais ne te parle tendrement comme parlent tendrement les mères de tes amies. Ta mère qui réprimande souvent et ne félicite jamais, ta mère que tu n’entends jamais rire, ni chanter. Ta mère si dure et si distante, depuis quand ? Depuis toujours, depuis la mort de Clémence ? Ta mère qui t’en voudrait, à toi, la grande, toi qui as insolemment survécu ? « On était plus tranquilles sans toi. » Peut-être que ta mère aurait été plus tranquille sans toi, elle aussi. Peut-être qu’elle préférait Clémence, peut-être qu’elle pense que Dieu aurait dû te choisir toi, te rappeler à lui, toi, plutôt qu’elle. Tu ne sais pas, tu ne penses pas cette distance, cette dureté, elles te sont devenues naturelles, quotidiennes, inexplicables et irrévocables, elles occupent désormais une place évidente dans le paysage, comme le piano de la rue Montmartre, évidente et définitive.
Tu n’es pas embrassée, et tu apprends le piano seule.
Tu retrouves d’autres mélodies, des mélodies anciennes, des chansons, « Ne pleure pas Jeannette, nous te marierons avec le fils d’un prince », toutes les mélodies, toutes les chansons, « Cadet Rousselle a trois maisons », « Non non ma fille tu n’iras pas danser », et tu inventes les tiennes, esquisses de nouveaux airs, tu ouvres des chemins, des fenêtres, tu sors de ta maison imaginaire et tu te promènes, encore et encore, sur le miracle des notes.
On s’étonne. On accepte. Tu t’installes, ouvres le couvercle. Tes doigts gambadent, virevoltent, maladroits, curieux, c’est de la musique et ce n’est pas de la musique, c’est-à-dire que c’est ta musique, et qu’elle invente son propre langage, ses propres règles ; elle imite ces chansons que tu aimes, ces chansons venues de la plus lointaine enfance et de la plus lointaine tendresse, et pourtant elle s’en démarque, elle vient chanter tes déluges, elle est déjà ce qui sera : toi.
On aime ce que tu joues, et les petites filles dansent. Tu as été une remplaçante enchanteresse, une magicienne.
De ce jour-là, on se met à dire de toi : Mélanie Bonis joue du piano. Mélanie Bonis est pianiste.
Tu t’exprimes peu et bien, et tu fais la révérence. Tu sais merveilleusement te taire.
Tu écoutes tes parents. Tu dis tes prières le matin, le midi, le soir. Tu n’as jamais raté une messe le dimanche. Tu te confesses chaque semaine.
Tu travailles bien à l’école, et tu connais ton catéchisme. Tu n’es pas gourmande. Tu n’es pas colérique. Tu n’es pas envieuse. Tu n’es pas orgueilleuse. Tu n’es pas paresseuse.
Tu manges raisonnablement, tu te lèves tôt, tu ne hausses jamais le ton.
Tu vis avec parcimonie et pudeur, et pour rien au monde tu ne voudrais déplaire, contrarier.
Tu obéis à tes parents, tu obéis aux institutrices, tu obéis à Dieu.
Les églises te sont aussi familières que le piano de la rue Montmartre et la froideur de ta mère. Aussi familières et évidentes. Tu t’y sens chez toi.
Tu es lointainement promise à un beau mariage dont tu ignores les traits. Tu ne penses pas aux hommes, tu ne penses qu’à Dieu. Tu sais simplement que tu te marieras, un jour. « Ne pleure pas Jeannette, avec le fils d’un prince. » Tu pressens, confusément, que telle est la destinée des filles, faire un beau mariage, de beaux enfants. Aimer Dieu. S’exprimer peu et bien. Obéir.
Quelque chose en toi, pourtant, dissone. Quelque chose aimerait dissoner.
Le jour de ta première communion, tu aimes ta robe blanche, mais tu détestes le bonnet dont l’on t’a affublée, un bonnet ridicule, tenu par un énorme nœud sous le menton. Tu détestes aussi la pommade avec laquelle on a fait taire tes mèches rebelles, et qui lisse tes cheveux en un chignon sévère. Tu sens que l’on t’a enlaidie au prétexte de contenter Dieu, et cela te déplaît. Tu aimerais te sentir belle. Cette envie ne t’inspire aucune sorte de honte.
Quelque chose en toi aimerait trouver le chemin de l’audace.
Ils ont tout fait pour se hisser hors de la misère, et ce n’est pas fini.
Ils voudraient être du côté des heureux, du côté des forts.
En attendant, ta mère veut que tu deviennes couturière.
Tu connais le visage de l’homme qui rend visite à tes parents. Il vient régulièrement, ce sont des visites de courtoisie. Il s’assoit à leur table, boit le thé, fait la conversation. Il est ce que l’on pourrait appeler : un ami de la famille.
Ta mère s’est habituée aux notes que tu joues, elle ne proteste plus, et il t’arrive de t’installer au piano en présence de cet homme, tandis qu’ils parlent comme parlent les adultes, avec tout le sérieux de l’inconsistance. Leurs voix se perdent en bonnes manières, quand la fantaisie s’invite sans ambages sous tes doigts d’enfant. Tu n’es rien d’autre que cela, peut-être, une enfant qui joue, qui joue au piano comme on jouerait au voleur. Ce sont d’étranges mélodies, parfois gracieuses et souvent inquiétantes. On ne t’a jamais rien expliqué, alors tu cherches, tu proposes des unions inattendues, tu inventes un chemin dans la jungle, et il y a de la beauté dans ton désordre. Il arrive que cet ami cesse de participer à la conversation et tende l’oreille. II t’écoute. Il s’étonne. Il y a les touches qui se précipitent sous tes doigts, bien sûr, il y a ton agilité, mais il y a aussi, surtout, ta ferveur, qui lui inspire comme un étourdissement. Ta façon de faire corps avec l’instrument, de te pencher sur lui, de le couver. La façon dont tu respires avec les bras, les poignets, le dos, la façon dont ton souffle épouse ta musique.
Ta mère, ton père n’ont pas beaucoup d’argent, ils ne peuvent s’offrir ce luxe. Ils déclinent. Tu seras couturière, et le piano n’est pas nécessaire à la couture.
Non, bien sûr, répond l’homme, mais savoir jouer du piano est un atout quand on cherche un mari.
La mère, le père réfléchissent. Il est vrai qu’une femme qui joue du piano est douce et sensible. Bien élevée, bien éduquée. Ils veulent le meilleur pour leurs filles, la musique est certainement une précieuse carte à jouer en vue du beau mariage.
On accepte de te payer des leçons.
Tu as souhaité apprendre l’orgue, par amour des églises. On t’a présentée au grand César Franck, qui l’enseignait au Conservatoire national de musique et de déclamation. Tu connaissais les œuvres de César Franck, l’Églogue pour piano, l’oratorio Ruth. Il t’a reçue, il t’a écoutée.
Quelque chose en toi l’a happé quand tu as joué Bach devant lui. Tes longues mains, bien sûr, ta dextérité, ta façon d’exécuter les traits, ta précision.
Et autre chose. Quoi exactement, il n’aurait su le dire.
C’était une sorte de fièvre, de conviction. Une façon de brûler, de donner.
Tu ne faisais pas semblant. Tu n’imitais pas. Tu ne forçais rien.
Il a lu dans cette franchise quelque chose comme une grande promesse. Il t’a trouvé du talent.
Tu avais dix-huit ans quand César Franck t’a parlé du Conservatoire national, où il enseignait. À toi, Mélanie Bonis. Il ne regardait personne d’autre. Il t’a parlé du Conservatoire, et il t’a dit qu’il aimerait t’y présenter.
Tes repères ont tremblé ce jour-là, ton humilité ne l’avait pas préparée au conte de fées. Tu as baissé les yeux et, le soir venu, tu as prié pour un avenir de musique.
« Tu n’épouseras pas Amédée. Tu pleures comme tu n’as jamais pleuré auparavant. Les larmes te deviennent un temple, une maison dans laquelle il faut tout réapprendre. Tu ne vois plus les heures, tu vis au rythme saccadé des sanglots, et peu à peu tu acceptes, tu consens à devenir cela : une femme qui pleure, une femme malheureuse, qui agira, s’agitera et mourra dans le cercle du malheur. Dans ce cercle il y aura peut-être des amusements, il y aura peut-être du bon et du beau, et il n’est pas impossible que tu y croises un jour d’autres formes d’amour, mais au plus profond de ta vérité et de ta mémoire, tu seras désormais une femme qui pleure, et tu le sais.
Tu ne vas plus au Conservatoire. Tu ne touches plus au piano familial. Le couvercle reste fermé.
Tu n’y arrives pas.
Tu penses qu’une femme qui pleure ne peut plus jouer de piano, qu’il faut de la joie pour vivre en musique. Tu ne peux plus. » p. 62
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