Nourrices

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Dans une campagne reculée, une femme accepte de nourrir une enfant confiée par la ville. Mais quand le nourrisson meurt, elle décide d’échanger l’enfant contre un bébé trouvé dans la forêt. C’est le premier secret qu’elle détient sur ce commerce aussi méconnu que dérangeant : celui des nourrices.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les enfants des autres

Pour son premier roman, Séverine Cressan a choisi de mettre enscène les nourrices à travers un drame intime et social où la maternité se joue entre légendes, misère et survie. Et où les femmes luttent contre la marchandisation de leur corps.

Sylvaine vit avec Andoche dans un hameau isolé, partagé entre la dureté du quotidien et les maigres ressources offertes par la terre. Après avoir sevré son fils Jehan, elle accepte de nourrir une « petite de la ville » : une proposition pragmatique, presque cynique, où se vend un lait qui abat les frontières entre intimité et marché. Lorsqu’en pleine nuit un oiseau frappe à sa fenêtre, elle le suit, comme guidée par un souffle ancien, et découvre, dans une clairière éclairée par la lune, un nourrisson abandonné glissé dans un vieux tissu avec à son côté un petit carnet dont on découvrira le contenu au fil du roman. Le bébé accepte son sein avec une voracité presque surnaturelle, nouant un lien primitif et fusionnel entre eux.
Alors, lorsque Gladie, la petite fille dont elle a la charge, meurt, l’amour maternel – incontrôlable et insolent – la pousse à commettre un acte désespéré : substituer l’enfant trouvé à celui qu’on lui avait confié. C’est l’origine d’une spirale tragique, d’une mécanique sociale tordue et secrète : l’industrie du lait maternel, qui a longtemps fait des nourrices, ces mères du manque, les piliers invisibles d’un système où les corps sont une monnaie. Dans cet univers brut et mystérieux, traversé par les ombres de la forêt, les chants nocturnes et les présages, voilà que ces femmes invisibles et dont les corps sont exploités, se rebiffent. Elles ont soif de reconnaissance, de vérité. Car « Qui peut vivre dans le monde sans savoir qui il est ? Et d’où il vient ? Personne. Les bêtes n’ont pas besoin de savoir cela, elles naissent, vivent et meurent sans question car elles sont les enfants de la terre. Les humains, c’est autre chose. Ils ont besoin de savoir sinon, ils passent leur vie à chercher le point d’ancrage qui leur fait défaut. Ce faisant, ils en oublient de vivre. »
C’est lors d’un voyage vers la ville où se rendent les nourrices qui seront engagées pour seconder les parents et nourrir leurs enfants sur place, mais aussi celles qui se verront confier un enfant et la ramèneront chez eux le temps de le sevrer que le roman va basculer. Comme le Meneur a refusé à Sylvaine le droit de se joindre au cortège, elle a choisi de les suivre à bonne distance. Pendant deux jours, elle va s’accrocher, soutenue par les stratagèmes mis en place par les femmes pour ralentir leur progression.
La quête de Sylvaine et de ces femmes exploitées est servie par une langue riche et sensuelle. Elle pénètre la chair, fait palpiter l’air humide des nuits rurales, fait sentir les seins gorgés de lait, décrire les frissons d’un lien naissant. Sans oublier la violence « Il m’a forcée presque tous les jours pendant toute une lune. Je savais bien où il voulait en venir. M’engrosser pour vendre mon lait. L’argent promis par le meneur lui avait tourné la tête. » En contrepoint de ces mauvais traitements, le fantastique s’immisce subtilement. La forêt devient personnage, la maternité devient mythe.
En parlant de maternité volée, de maternité donnée, de corps marchandés, mais surtout de maternité que l’on cherche à arracher à l’injustice, Séverine Cressan réussit une remarquable entrée en littérature puisque Nourrices a été présélectionné pour le Prix Talent Cultura, est finaliste du Prix Première Plume, et figure parmi les trente titres en lice pour le Prix du Roman Fnac 2025.
Son style, riche et imagé, décline avec intensité les thèmes universels de l’amour, de la séparation, de l’agression, de l’adoption et du deuil avec une sensibilité qui touche profondément le lecteur.

Nourrices
Séverine Cressan
Éditions Dalva
Roman
272 p., 21,50 €
EAN 9782487600461
Paru le 00/08/2025

Version audio


Nourrices lu par Cristelle Ledroit, Julia Taraquois

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans ce village, c’est du corps des femmes qu’on tire l’argent qui fait vivre les familles. Car ici, on vend une denrée précieuse : le lait maternel. Sylvaine, son garçon à peine sevré, accueille chez elle une «petite de la ville». Mais une nuit, en pleine forêt, elle découvre un bébé abandonné et, à ses côtés, un carnet qui raconte son histoire. Elle recueille ce nourrisson avec lequel elle tisse immédiatement un lien fusionnel. Quand la petite dont elle a la garde meurt, Sylvaine décide d’échanger les bébés. L’enfant mystérieuse se substitue à Gladie, l’enfant de la ville qui lui a été confiée…
Avec ce premier roman sensuel et bouleversant, Séverine Cressan révèle les rouages troublants d’une industrie méconnue. Dans ces pages inoubliables, elle nous entraîne dans un univers où la nature et l’enchantement ne sont jamais loin et réinvente l’histoire de ces mères invisibles.

Les critiques
Babelio 
L’Éclaireur Fnac (Sarah Dupont) 
Blog Dans la bulle de Manou 
CitaZine (Isabelle Mercier) 
Blog Vagabondage autour de soi 

Les premières pages du livre
« L’enfant de lune
C’est nuit de lune pleine.
Roux, colossal, aussi rond qu’un ventre sur le point d’enfanter, l’astre flotte bas dans le ciel couleur d’ardoise. Une brume épaisse recouvre la plaine comme un châle, se masse dans les replis du relief, s’effiloche à l’orée de la forêt. Dans le creux de la vallée se niche le village endormi, masqué par le voile blanchâtre, nébuleux. Seule la ramure imposante d’un chêne centenaire émerge du brouillard, île de verdure entourée par la ronde des toits qui se serrent.
À l’abri des hommes, dans la profondeur des bois, les mille voix de la nuit chuchotent, murmurent, conversent à voix basse. Les stridulations des grillons répondent aux battements d’ailes, les craquements aux hululements. Au cœur de ce monde palpitant, frémissant, l’oiseau vole, plane jusqu’à la chaumière solitaire, toque à la fenêtre. De petits coups brefs, répétés, insistants. Un cliquettement incessant qui réveille, appelle Sylvaine. Elle ouvre les yeux, distingue, dans la clarté inhabituelle de la pièce, la table entourée des quatre chaises, le montant du berceau, le manteau de la cheminée. L’oreille tendue, elle perçoit, entre les ronflements bruyants de son homme, la respiration régulière des nourrissons, leurs bruits de bouche familiers semblables à des couinements de souriceaux. Elle porte la main à sa poitrine douloureusement gonflée, pense à Gladie qui s’est endormie au sein sans avoir eu la vigueur de téter. Le manque d’appétit et de vitalité de la nouvelle née l’inquiète. Doit-elle se lever, la réveiller, lui proposer le sein ? Ou la laisser dormir tout son saoul pour qu’elle reprenne des forces ? Le long voyage qu’elles ont effectué depuis la Ville jusqu’ici l’a épuisée sans doute. La nourrice décide d’attendre que la petite l’appelle. Mais c’est le cliquetis, tic-tac entêtant du bec pointu sur la vitre, qui la hèle, la convoque. Sylvaine ne peut résister, obéit à cette force inconnue qui l’attire, l’aimante au-dehors, met ses muscles en mouvement. Elle quitte le lit tiède, s’avance à pas feutrés vers la porte et sort de la chaumière.
La terre humide sous ses pieds nus la fait frissonner. Tel un renard à l’affût d’une proie, elle se tient immobile, renifle l’air frais saturé d’odeurs, humus foisonnant de vie, feuilles printanières, jeunes pousses tendres. Elle guette, écoute les bruissements de la nuit, les feuilles qui chuintent sous la brise, les branchages qui craquent au passage des hérissons, sous la course des rongeurs et des belettes. Les pupilles dilatées, elle reconnaît les contours de la cour, la forme du poulailler, croise le regard lumineux d’un chat tapi sur le muret. Tandis qu’elle observe, aux aguets, les sens en alerte, la brume monte de la plaine, s’embusque dans la forêt, rampe jusqu’à ses pieds, enveloppant ses mollets dénudés dans un nuage cotonneux.
Doucement, Sylvaine se met à hululer telle une chouette saluant l’arrivée de la nuit. Elle écoute ces sons sortis de sa gorge malgré elle, découvre avec étonnement leur tessiture si différente de celle de sa voix habituelle. Elle a chaud soudain, malgré le froid nocturne, déboutonne rapidement sa chemise, libère ses lourds seins gorgés de lait. Sous la pression exercée par une main invisible, le breuvage blanc perle lentement dans un goutte-à-goutte régu-lier. Le lait coule sur son ventre rebondi, reliquat de sa grossesse.
Au loin, le tambourinement persiste, s’intensifie. L’oiseau frappe l’écorce d’un arbre, apostrophe la nourrice, l’exhorte à le suivre. Les hululements timides émis par Sylvaine se muent en croas-sements éclatants. La voix de son esprit se tait.
Bête redevenue sauvage qui répond à l’Appel, elle traverse la cour, s’élance dans la forêt, insensible aux piqûres des brindilles et morsures des cailloux sous ses pieds nus. Elle court, vole presque, et sa chemise blanche est une ombre claire, mouvante, dansante. On la croirait animal gracile, hermine ou biche, tant elle se glisse avec aisance et légèreté entre les arbres, se faufile sans bruit dans la nuit. Sa course éperdue se déploie hors du temps, dans un espace irradié de rayons lunaires.
Hors d’haleine, elle s’arrête près d’un bouleau, se met à quatre pattes, feule à la manière d’une louve blessée. Elle hume le sol, cherche, flaire, contourne l’arbre. Une clairière circulaire, baignée de rais de lumière, s’étend devant elle. En son centre gît une tache claire. Elle s’en approche à pas de félin. Un minuscule nourrisson de quelques heures est posé au sol, serré dans un morceau de vieille toile fine. Sa tête repose sur un mince carnet à la couverture mordorée. Sylvaine s’accroupit, se penche vers le nouveau-né. Celui-ci la fixe de ses yeux couleur de nuit, intensément, sans ciller.Ce regard est tendu par une attention infinie, si tranchante et déterminée qu’il est impossible de s’y soustraire.
Des yeux céruléens
Juste présents
Immensément
Regard d’airain, résolu, volontaire,
Arc tendu vers l’à venir,
Fil d’acier qui dit la fragilité et la force, la vulnérabilité et la puissance, l’éphémère et l’immuable
Deux âmes se rencontrent
Le temps s’étire, disparaît dans un souffle
Les êtres sont transportés dans un espace d’au-thenticité et de nudité
Lieu de la rencontre immémoriale et fondatrice
Sylvaine démaillote l’enfant, le pose, entièrement nu, sur son ventre mou encore humide de lait, s’allonge sur le sol moussu. Petit animal entêté, le nourrisson rampe vers la poitrine offerte, cherche le téton de ses lèvres ouvertes. Il le saisit à pleine bouche, aspire avec tant de force que c’en est douloureux. Le lait jaillit facilement. Pendant que le nouveau-né tète, la nourrice l’enveloppe de sa chaleur, le nourrit de ses caresses, le contient de ses mains câlines. Elle suit la lente progression de l’astre rougeoyant dans le ciel, l’observe décroître au fil de son ascension en songeant à l’étrange ballet qu’elle a dansé pour venir à la rencontre de l’enfant. Elle emmaillote le nourrisson repu, se lève, le serre contre son cœur, s’avance jusqu’à la lisière de la clairière. Le nouveau-né geint doucement. Sylvaine s’arrête, se retourne, remarque le livre oublié. Elle revient sur ses pas pour le prendre, puis rentre à la chaumière, forte du pacte passé avec la nuit profonde. La lune luisante, parvenue au faîte de sa course, semble la regarder et lui sourire du haut de sa loge souveraine.

Elle m’a demandé de t’écrire. C’est le prix à payer, elle a dit. Sur le coup, je me suis dit que je m’en sortais bien. De l’argent, j’aurais pas pu lui en donner.
Je l’ai prévenue tout de suite : J’ai pas de quoi. Tu sais écrire ? elle m’a demandé. Bien sûr, j’ai répondu avec fierté. Elle est allée chercher ce cahier et me l’a tendu. Reviens quand tu l’auras rempli. C’est le prix à payer. Et j’écris quoi dedans ? Écris à l’enfant.
Je suis restée tout ébahie. Je comprenais pas ce que ça pouvait lui rapporter d’avoir un carnet tout rempli de mes mots. Mais c’était pas cher payé pour retrouver ma liberté. J’ai glissé le cahier dans mon corsage et je suis repartie en me félicitant de m’en tirer à si bon compte. J’étais même assez excitée parce que c’était la première fois que j’avais un cahier comme ça. Les autres, ceux que Maé m’avait cédés, ils étaient déjà vieux, tout remplis de son écriture à lui. Je devais écrire dans les marges ou dans les blancs qu’il avait laissés. En plus, celui-là est bien plus beau que les autres. La couverture est en cuir, épaisse, avec des reflets dorés. J’avais l’impression de posséder un trésor qui allait rester bien caché de tous.
J’avais hâte de m’y mettre. Le soir même, je me suis installée pour écrire. Mais j’ai été incapable de tracer une seule lettre. Le papier tout blanc m’impressionnait, comme un trou de neige géant où je risquais de tomber et de me noyer. J’ai rangé le cahier et je suis allée me coucher, en me disant : ça ira mieux demain. Mais le lendemain, tout pareil. Je m’installe à la table, j’ouvre le carnet à la première page et je reste comme une niaise avec le crayon à la main sans savoir quoi écrire.
Je me rends compte que la vieille chouette m’a joué un vilain tour. Ça a l’air de rien et c’est diablement difficile. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? Et à toi en plus, qu’es même pas une personne ?J’ai encore rangé le carnet sans avoir rien inscrit dedans et je suis allée au lit. Les jours suivants, j’ai préféré pas le sortir. Je me disais que ça valait pas le coup, si je savais pas ce que j’allais y mettre.
J’y pensais quand même souvent. Si j’arrive pas à le remplir, le marché conclu avec la vieille se fera pas. Je me rongeais les sangs mais j’osais plus ouvrir le cahier par peur de rester devant comme une poule stupide.
Ce matin, j’ai décidé de le rapporter à la vieille.
J’y arrive pas, je lui ai dit. Y a rien qui vient. Elle a cligné des yeux plusieurs fois, comme si elle essayait de me voir de son regard aveugle. Assieds-toi là, elle a dit en tapotant le dossier d’une chaise. Elle a préparé une infusion. On a bu en silence. Je me suis calmée peu à peu. J’avais même pas remarqué que j’étais aussi nerveuse.
Elle a posé le cahier ouvert à la première page devant moi, m’a tendu un crayon et a dit : Raconte. Raconte comment c’est difficile d’écrire pour toi.
C’est ce que je viens de faire.

Sylvaine feuillette le livre qui est trésor indéchiffrable, contemple les tracés sinueux, les courbes et les déliés qui dessinent des arabesques mystérieuses. Elle n’a jamais appris à lire, ne peut donner voix à ces inscriptions qui semblent avoir été creusées par des insectes laborieux dans le papier rugueux. Elle sait que la solution de l’énigme qui l’a conduite à l’enfant de lune est incrustée dans ces sillons énigmatiques. Elle a songé demander à quelqu’un de lui faire entendre le message caché dans ces pages, a repoussé cette idée, sentant que ce serait violer un mystère sacré, profaner une tombe destinée à rester silencieuse. Elle accepte l’obscur et l’abscons, fait taire sa curiosité, jouit de ce secret qui, même s’il lui échappe complètement, n’appartient qu’à elle seule. Elle referme le livre, en caresse la couverture de cuir souple et grenu. Au son des pas de son homme qui rentre, elle le glisse hâtivement dans le berceau des bébés qui dorment, son petit Jehan, Gladie et l’enfant de la nuit.
Andoche ôte sa veste, s’assoit, trifouille sa barbe broussailleuse. Ses yeux d’un bleu presque transparent cherchent un appui dans la pièce, ne savent où se poser. Il commence à parler d’une voix sourde.« J’ai réfléchi, vois-tu. Y a notre Jehan, qui n’est plus si petit, pour sûr, puisqu’il est sevré mais faut bien s’en occuper quand même. Avec la petite de la Ville et celle que tu as ramenée, ça nous fait trois bambins. Je sais que tu t’es attachée à elle et puis j’admire ton bon cœur de prendre comme ça une petite tombée d’on ne sait où et de la traiter comme si c’était ta propre fille, mais il faut regarder les choses en face. Tu vas t’épuiser avec toute cette marmaille et tu risques de plus avoir du bon lait. »
Andoche marque une pause. Il hésite à poursuivre, voudrait que sa femme lui vienne en aide en lui disant, tu as raison, il faut qu’on trouve une solution. Il se racle la gorge comme si ce qui restait à énoncer, le plus dur, était un quignon de pain qui obstruait sa trachée.
« Quand tu as ramené la petite cette nuit-là, j’ai rien dit, même que c’est pas l’envie qui m’en manquait, et je t’ai fait confiance. J’ai bien vu qu’y avait un truc spécial entre elle et toi, comme une corde invisible qui la tiendrait attachée à toi et toi à elle.
J’aurais dû la couper tout de suite cette fichue ficelle et emmener le bébé au Tour. Sûr que l’hospice aurait trouvé une nourrice… Ça fait maintenant une semaine que tu la nourris, et pour rien ! On peut pas se le permettre. La Gladie, elle, elle nous rapporte de quoi vivre. Et on en a besoin : avec les beaux jours qui approchent, je vais pas vendre beaucoup, juste le bois de cuisine. Alors voilà ce que je pense : la petite, on peut pas la garder. Elle nous met en danger. »
Sylvaine n’est pas surprise par ces propos. Elle les attendait depuis le soir où elle est revenue avec l’enfant. Et pourtant, ces mots lui font l’effet d’une lave incandescente qui brûle ses cils et ses paupières. Le minuscule ruisseau de ses larmes échoue à éteindre ce feu.
Le bûcheron s’approche de sa femme, lui serre l’épaule maladroitement, en signe de soutien et de réconfort.
« Tu as un grand cœur, je sais, et c’est pour ça que tu me plais. Ton travail, tu le fais avec droiture et conscience, pas comme la Michaude ou d’autres. Pour sûr, elle s’encombre pas du nombre de marmots celle-là – trois, quatre, voire cinq ! – et tant pis si y en a qui meurent. Tout ce qui l’intéresse, c’est de toucher les pensions. Mais t’es pas comme elle. Et je voudrais pas, si la petite de la Ville passe pas l’hiver, qu’on pense que c’est de ta faute, que tu as choisi d’en nourrir une autre, alors que t’étais déjà engagée. Tu sais toi-même que c’est pas raisonnable. Dis-moi quand tu seras prête. »
Sylvaine comprend ce que son homme n’ose pas formuler. Il lui laisse le temps de prendre congé de l’enfant de lune puis il l’emmènera au Tour d’abandon. Elle sait que là-bas, on entasse les orphelins sur de la paille souillée de leurs excréments et on essaie de les nourrir de lait d’animaux ou de bouillies, en attendant de trouver une nourrice. Rares sont ceux qui en réchappent.
La jeune femme ne réagit pas quand Andoche sort prestement. Le silence se fait dans sa tête, dans son corps. Un silence opaque et dru, une nuit noire sans fond. Elle s’approche du berceau, remarque que l’enfant de lune est éveillée. La nouvelle née a les yeux ouverts, fixés sur un point invisible. Des yeux couleur de nuages chargés de pluie et d’orage. Sylvaine est happée par ce regard, y plonge instantanément. Elle se laisse absorber par cette mer de grisaille, emporter par le roulis des vagues, s’abandonne avec confiance aux remous et tourbillons aqueux. Elle part en voyage vers une terre immémoriale, navire qui vogue sur un océan infini à la teinte d’acier.
Les plaintes de Gladie la sortent brutalement de ce rêve éveillé. Les nourrissons ont faim. La nourrice déboutonne son corsage, en sort ses deux seins lourds. Elle s’assied à côté du berceau, place l’enfant de lune à sa droite et s’étonne encore une fois de la vigueur avec laquelle cette nouvelle née tète. Dès que le lait jaillit, elle installe la petite de la Ville à sa gauche, et celle-ci n’a plus qu’à déglutir pour avaler le lait qui coule facilement, grâce à l’effort de succion de sa sœur de lait. Sylvaine se félicite d’avoir trouvé ce stratagème qui permet à Gladie de boire sans effort. Contrairement à ce que son homme croit, l’enfant de la nuit ne met pas en péril la petite de la Ville. Les deux bébés qui lui ont été confiés, l’un par la loi des hommes et l’autre par la lune rousse, sont maintenant repus. Leurs paupières se ferment doucement, tandis que leurs doigts fins se délient et s’étirent comme pour attraper un objet imaginaire.
Sylvaine nourrit ensuite Jehan. Elle coupe une tranche de pain, remplit une écuelle de lait de chèvre, s’assoit à la table en installant Jehan sur ses genoux. Elle mâche des morceaux de pain, les trempe dans le lait puis les donne à son fils. Cette technique qu’elle a apprise de la vieille Margot permet à l’enfant de digérer convenablement. La jeune mère ne s’embarrasse pas de cuillère. elle porte la bouillie de sa bouche à celle de son petit de ses doigts alertes, léchant le liquide laiteux qui coule le long de ses phalanges, essuyant de son index les gouttes qui dégoulinent sur le menton de son bébé pour les sucer. Elle apprécie cette manière animale de nourrir son garçon, cet échange de fluides, lait et salive mêlés, qui s’est substitué au ruissellement de sa poitrine. De don, le nourrissage devient partage.
Le repas achevé, Jehan babille, émet des gloussements, idiomes signifiants dans sa langue secrète. Mais Sylvaine n’a pas le cœur à participer à l’élaboration de ce langage neuf, à s’aventurer dans ce territoire inconnu. La décision d’Andoche picasse comme un pivert contre la paroi de sa boîte crânienne. Elle sait qu’elle ne peut s’opposer à la volonté de son mari mais refuse de perdre l’enfant de lune. Elle sort à nouveau le livre, l’ouvre en espérant y trouver une clé qui ouvrirait la porte d’une voie nouvelle où l’enfant de la nuit pourrait cheminer en sa compagnie.

Je me suis arrêtée parce que je savais plus quoi écrire. La vieille s’en est rendue compte tout de suite. Elle a laissé la tambouille qu’elle était en train de préparer et s’est plantée devant moi. T’as fini ? elle a demandé. J’ai essayé de feinter en disant que c’était à cause de ma main qui me faisait mal. C’est vrai que ça tire. J’ai pas l’habitude d’écrire autant, moi. Même si j’aime bien former les lettres. J’aime le dessin qu’elles ont, chacune le sien. Ce que je préfère, c’est les majuscules avec leurs courbes qui font penser aux vols des oiseaux. J’écris souvent mon nom qu’avec des majuscules, juste pour le plaisir. ZAIG. Dommage qu’on ait pas le droit de mettre les deux points sur les grandes lettres. Je trouve que ça ferait plus joli.
La vieille me regardait et j’ai senti qu’elle me lâcherait pas. Que je resterais là aussi longtemps qu’il faudrait. Peut-être même jusqu’à ce que le cahier soit rempli. Au moins, j’aurai payé ma part et nous serons quittes. Ses yeux laiteux qui me fixaient, ça me mettait mal à l’aise, comme si elle était capable de voir ce que j’avais dans la tête. J’ai fini par lâcher : je sais plus quoi dire. Raconte d’où tu viens, elle a dit.
Je vis dans la grande ferme depuis la mort de mémé. De son vivant, on habitait toutes les deux à l’entrée du hameau, dans une ancienne étable qui était devenue notre maison. Mémé avait pas de champ, juste un petit carré de terre où on plantait des patates, des carottes et des navets. Dès que j’en ai été capable, elle m’a envoyée travailler. D’abord chez des voisins, puis à la grande ferme. Je faisais tout ce qu’on me demandait et je revenais avec des œufs, du lait, du beurre ou de la farine.
Mémé aimait pas parler de ma mère qui était pourtant sa fille. Et moi, j’osais pas poser de questions, j’avais trop peur qu’elle se mette en colère. Elle était pas tendre même si au fond, je sais qu’elle m’aimait bien. C’est pour ton bien, elle disait quand elle me rossait. Moi, je trouvais ça bizarre qu’elle pense que les coups pouvaient me faire du bien. Mais vu que les adultes ont toujours raison, je bronchais pas et je gardais mes commentaires pour moi.
Quand les claques me cuisaient trop, je pensais à ma mère. Je l’imaginais grande et belle, encore plus que la Joséphine. Douce et gentille aussi. Je l’ai jamais connue, alors je pouvais lui donner la figure et le caractère que je voulais. Dans mes espoirs, elle revenait me chercher après avoir épousé un riche fermier qui avait des bonnes à tout faire. Et on laissait mémé toute seule pour la punir.
Quand mémé est morte, j’ai été prise à la ferme pour de bon. J’étais trop petite pour rester seule. Je m’échappais parfois pour aller voir la Joséphine. Je jouais un peu avec ses enfants mais je venais surtout pour être pas loin d’elle. Elle était toujours occupée à un travail. J’attendais le moment où elle allait tourner les yeux vers nous. J’agrippais son regard et elle me souriait. J’en étais toute retournée. Comme si j’existais vraiment pour quelqu’un.

Extrait
« Il m’a forcée presque tous les jours pendant toute une lune. Je savais bien où il voulait en venir. M’engrosser pour vendre mon lait. L’argent promis par le meneur lui avait tourné la tête. Nourrir un bébé, ça a jamais empêché une femme de travailler. Elle le traîne partout avec elle mais c’est pas pour ça qu’on lui épargne de la besogne. Du coup, avec cette histoire de pension, c’est coup double pour le patron. » p. 98

À propos de l’autrice

Séverine Cressan © Photo DR

Séverine Cressan est née en 1976 dans la région lyonnaise. Elle a enseigné le français en France, en Allemagne et en Belgique. Elle vit aujourd’hui sur la côte Atlantique, au sud de la Bretagne. (Source : Éditions Dalva)

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