Le grand horizon

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Vincent participe à la Transcontinental, une course cycliste de plusieurs milliers de kilomètres à travers l’Europe. Parti de Bulgarie,  il va tenter de rallier Brest. Il est suivi à distance par sa famille, son ami Marc et par Pauline, sa meilleure amie d’enfance, qu’il avait perdu de vue depuis une décennie.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

À vélo, à travers l’Europe

Vincent est sélectionné pour participer à la Transcontinental, une course cycliste à travers l’Europe. Tout en pédalant, il va nous raconter sa vie, sa famille, ses espérances. Pendant ce temps, Pauline, son amie d’enfance, le suit à distance. L’occasion pour Lola Nicolle de nous offrir une réflexion sur le sens de l’effort et celui de la vie.

Vincent est à Bourgas, en Bulgarie. Il est arrivé la veille en provenance de France, après avoir gagné le droit de participer à une course cycliste, la Transcontinental Race 2019. Il doit rallier Bourgas à Brest, en passant par six check-points définis et sept pays, la Bulgarie, la Serbie, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche, l’Italie et la France. Pour le reste, il est libre de son itinéraire. Ce qu’il ressent ? Un mélange de peur, de bonheur, d’excitation. Un désir qui ressemble à un rêve, dit-il. Et c’est vrai que, dès les premières pages, ce roman file comme une grande échappée.
Pendant que Vincent prépare son vélo – un Genesis Equilibrium – Pauline revient à Paris, en provenance de Madrid où elle vit avec Juan, dessinateur pour le cinéma d’animation. Elle s’est offerte un break, après une année éreintante à l’université, entre ses cours et son travail de recherche. Elle a loué pour quelques semaines un appartement laissé en friche, encombré de livres et de papiers, de souvenirs d’un autre. Dehors la canicule écrase la capitale, dedans Pauline cherche à se retrouver. Elle se souvient. Elle repense à Vincent, l’ami d’enfance. Elle le retrouve en ligne, découvre qu’il prend le départ d’une course insensée, et s’accroche au fil du GPS comme à une boussole intérieure. Lui avance, elle se pose. Mais tous deux dérivent, à leur manière.
Le récit va alors alterner, de chapitre en chapitre, le parcours de Vincent qui, au petit matin prend le départ de la première étape qui doit le mener à Bouzloudja et celui de Pauline qui voudrait pouvoir recharger ses batteries le temps d’une escapade solitaire. Vincent aussi est plongé dans ses souvenirs, mais surtout pour oublier l’effort et la souffrance. Il se souvient de son fils, de sa femme Amélie, de Marc, son ami de toujours, resté dans l’entrepôt où il travaille, mais fidèle au poste, à distance. Il pense à ce premier départ, adolescent, avec Aurélien, le copain foudroyé d’un geste. Une virée à vélo entre Lyon et Dijon qui valait tous les rites initiatiques. Une amitié, une possible histoire d’amour, ou ce qui aurait pu l’être. Les souvenirs remontent avec la fatigue, la douleur, les dénivelés qui n’en finissent pas. Il y a ces gestes minuscules qui sauvent, une parole, un regard d’Anna au stand d’enregistrement, qu’il gardera en tête quand la peur reviendra, quand la colère sourdra, quand il faudra continuer malgré tout. « Le bonheur ; un puzzle dont toutes les pièces seraient enfin réunies ».
Le temps d’une brève promenade autour de la soucoupe, le monument érigé à l’époque communiste, il faut repartir en direction de Sofia.
Pauline, elle, tente de remplir le vide. Elle s’installe, lit des livres au hasard d’une bibliothèque étrangère, s’occupe d’une tortue sur le balcon, observe ses pieds vernis et écaillés. Elle pense à sa grossesse arrêtée avant d’avoir été sue, à cette perte muette, ce sang venu rappeler que même ce qui ne fut pas pèse. Elle déambule, interroge le passé, les choix, les glissements de terrain. Elle voudrait du silence, et c’est Paris au mois d’août qui le lui offre, tout bruissant pourtant de télévisions voisines, de cris d’enfants, de portes qui claquent.
Dans Le Grand Horizon, Lola Nicolle reprend ce qu’elle esquissait déjà dans son premier roman
Après la fête : ce moment précis, subtil, fragile, où l’on perd pied, et où le retour à soi demande de passer par les autres. L’écriture continue de creuser les silences, s’attache aux personnages au bord de la rupture, dans une bascule intime. Ici, la langue s’allège encore, se fait plus lumineuse, plus tendue aussi. On y retrouve cette manière de faire affleurer l’émotion sans jamais l’asséner, de suivre les corps dans leur fatigue, les esprits dans leur flottement. Le roman épouse la respiration de ses personnages, et sans forcer le trait, parvient à faire naître une tension douce, persistante, qui tient de l’épure.
C’est une traversée physique et mentale, un roman d’endurance et d’abandon, une aventure géographique autant qu’intérieure. On y sent les pavés défoncés de Bourgas sous les pneus, les réveils moites dans des chambres temporaires, le goût du café instantané avant l’effort. On y entend les silences d’un couple en veille, les cris d’un souvenir d’enfance revenu à la surface. Mais surtout, on y lit le vertige du lien – ce qui se distend, ce qui revient, ce qui vibre encore, même à distance. À deux, il ne pouvait rien leur arriver, pensait Vincent enfant. Reste à savoir s’il est encore temps de le croire.

Le Grand Horizon
Lola Nicolle
Editions Phébus
Roman
000 p., 20,50 €
EAN 9782752914927
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est d’abord situé dans la ville portuaire bulgare de Bourgas. On y évoque ensuite Lyon et Dijon, puis Madrid, Paris, Bouzloudja, Pirdop, Sofia, puis la route passe par la Serbie, la Croatie, par Vukovar et Virovitica, avant de rejoindre la Slovénie, puis l’Autriche et l’Italie avant de retrouver la France.

Quand ?
L’action se déroule en 2019.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Peut-être que si l’on ouvrait Vincent, on verrait une route des Alpes avec, en contrebas, un lac topaze profond comme un œil. »
Est-ce le goût du risque qui a poussé Vincent à se lancer dans une course d’ultracyclisme alors que rien ne le prédisposait à la performance ? La nécessité d’une épopée solitaire ? La curiosité pour un voyage sans trêve ? Un matin de juillet, ce jeune père de famille enfourche son Genesis Equilibrium, un vélo noir léger comme l’air qui réunit toutes les caractéristiques pour avaler les 4 000 kilomètres qui le séparent de la ligne d’arrivée de la mythique Transcontinental Race. Car traverser l’Europe en quinze jours en parfaite autonomie, c’est le but de cette épreuve insensée à laquelle s’inscrivent chaque année des centaines d’amateurs.
Si sa vie a pu parfois lui échapper, Vincent la sent là plus palpable, dans cette tentative d’exploit sous canicule, à croiser chiens errants, vestiges du communisme et paysages d’un monde de plus en plus précaire. Au gré des check-points, des dangers et des songes hallucinés, ce qui s’annonçait comme une épreuve physique légendaire devient réflexion éblouissante sur le corps, le temps, l’altérité, l’amitié, nos désirs et ce que nous sommes déterminés à en faire.

Les critiques
Babelio 


Lola Nicolle présente « Le grand horizon » © Production Éditions Phébus

Les premières pages du livre
« Ça commence par le bruit des moteurs, les klaxons qui déferlent, les hurlements des mouettes par la fenêtre ouverte. Et une vision ; celle du faux plafond gorgé d’humidité, le soleil qui incendie les murs rendus ainsi fluo. Les portes que l’on claque de l’autre côté de la cloison. Il y a le premier réveil qui suit un long voyage, ce bref moment où il doute de l’endroit où il se trouve, puis, la conscience qui progressivement revient. Il est 6 heures du matin.
Vincent est arrivé la veille. De ce pays, il ne connaît rien. Il ne peut citer aucun auteur, chanteur ou film bulgare. Peut-être un homme politique ? Le président ? C’est à cela qu’il pense lorsqu’il cherche le sommeil.
Il faut profiter de la dernière nuit, tout le monde le lui a répété. La chambre de l’hôtel Fontinov est modeste. Pourtant, il sait que la perspective d’un semblable confort ne se représentera pas de sitôt. Il doit apprécier le traversin mou, le drap gras, faire abstraction du conduit de climatisation qui souffle au-dessus du lit, de l’odeur de moisi émanant de la moquette émeraude.
Mais lorsqu’il ferme les yeux et tente de chasser les questions, le dessin de l’itinéraire se forme encore et encore à la surface de ses pensées ; comme une pellicule d’huile qui jamais n’est diluée. Il y a, dans sa poitrine, un mélange de peur, de bonheur, d’excitation. Le vertige le prend. Un sentiment presque érotique, car un désir – un désir qui ressemble à un rêve – est sur le point de s’accomplir. Et alors qu’il est dans cette chambre, dans cette ville portuaire de Bourgas, alors même qu’il ne peut citer aucun acteur, titre de livre, aucun standard de la chanson bulgare – et d’ailleurs, qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire de l’Europe, de son appartenance à ce continent, cette poignée de pays étrangement liés ? –, il trouve ça fou, d’être là. Quelques mois plus tôt, Vincent avait postulé, certain de ne pas être sélectionné. Jusqu’à ce mail qui l’avertissait qu’il en serait. Il a le sentiment d’usurper la chance d’un autre – il s’entrevoit comme de haut, comme s’il n’était pas tout à fait lui ; dissocié.
Puis, l’itinéraire s’estompe. La lumière rougeoyante de l ’enseigne Fontinov clignote encore derrière ses paupières closes, jusqu’à ce que l’obscurité se fasse.
Au réveil, les notifications s’additionnent sur l’écran de son téléphone. Tous veulent avoir des nouvelles, savoir si la nuit a été bonne, s’il est parvenu à se reposer, dans quelles dispositions son esprit est maintenant. Vincent prend son temps. Il devra, plus tard, aux moments les plus rudes, se souvenir du sentiment de plénitude qu’offrent les grasses matinées qui introduisent les belles journées d’été.
Dans le lit, il est nu. Il faut dire qu’il n’a presque rien apporté : brosse à dents dont il a retiré la moitié du manche pour gagner quelques grammes, dentifrice, imperméable, veste chaude, sac de couchage, couverture de survie, bidons, polo, cuissard, casque. Juste l’essentiel, ce qu’il a jugé essentiel. Et, dans un coin de la chambre, cette housse imposante qui patiente.
Sur le tube noir et mat, son nom de feu éclate. Genesis Equilibrium. Il sonne comme la promesse d’une naissance. La machine est en acier léger. Vincent l’a apprivoisée : depuis six mois, ils roulent ensemble les 30 kilomètres qui relient l’atelier et la maison, la maison à l’atelier. Le matin : longer les champs, les villages avec leurs pierres épaisses, leur église noire, les roses trémières qui s’étirent calmement, et plus loin, les fumées sombres des usines agroalimentaires, le spectacle chaque jour renouvelé de l’océan ; les baies détrempées lorsque inlassablement l’eau se retire, imprimant sur le sol un tapis vert bouteille, la zone industrielle qui abrite l’atelier de tôle crème ondulée : un atelier de menuiserie où sont produites des portes et des fenêtres. Le soir : emprunter la même route dans le sens opposé avant de s’effondrer sur le canapé. Son fils est déjà couché. Vincent aime l’observer osciller entre la veille et le rêve, le visage auréolé de petites boucles en soie. Parfois, il s’endort par terre, juste à côté du lit ; le corps endolori par les heures travaillées ; les vibrations des machines et celles de la route.
Il y a aussi ces samedis où le réveil sonne avant l’aube. Il prend soin de coucher dans la chambre d’amis pour ne pas déranger Amélie. La quiétude épaisse du sommeil ensevelit la maison. Vincent enfile son cuissard, prépare un chocolat chaud, et, vers le monde aveugle, il s’élance. Le froid de janvier est à la limite du supportable. Sous ses roues, les brins d’herbe gelés craquent. Les premières bouffées d’air animent violemment ses poumons. Mais un sentiment bouleversant de liberté le fait délaisser le silence du foyer pour le calme de la route. Il reviendra ce soir, ou peut-être demain. Parfois, la sortie ne dure que quelques heures ; un pneu qui crève, la pluie, le vent qui transperce les os, et il rentre en train, éprouvé, déçu de l’excursion ratée.
Avec le vélo-Genesis, il a parcouru des centaines de kilomètres. Il ignore s’il est prêt. Il aurait pu faire plus, mais la vie ne s’arrête jamais. L’existence matérielle, les autres autour, les échardes dans les doigts, la fatigue. Vincent a fait ce qu’il a pu. Il connaît ses failles, ses faiblesses, son équipement lui paraît fiable. L’avenir maintenant ne dépend que de lui.
Bourgas a mauvaise dentition. Les rues, les pavés : défoncés. En sortant de l’hôtel, Vincent longe une voie aux immeubles bas. Les rez-de-chaussée sont percés de boutiques minuscules aux façades éprouvées. La ville un peu fade emprunte des airs de bonheur – il y a la mer, les mouettes et les touristes, les bouées en plastique, les cartes postales. Mais à l’est du très vieux continent, on sent surtout une histoire rigide et contenue ; Bourgas est un port moderne, développé à marche forcée à l’époque communiste. De temps en temps, un bâtiment vient rappeler ce passé glorieux, colonnes, statues à mâchoire carrée, fresques carrelées. Force, utopie, vision.
Vincent veut profiter de la mer avant de se rendre à l’enregistrement. Il faut qu’il se recharge, qu’il dompte sa crainte. En traversant le jardin maritime, il est comme arrêté. Une couronne de béton se tient au centre d’un plan légèrement incliné dont les pavés ocre forment des rayons – c’est là que se trouvent les stands de la course, de là que demain matin, très tôt, ils partiront.
La couronne, en deux endroits, est comme éventrée par des géants de fer qui semblent vouloir y pénétrer de force. Pied à terre, Genesis à ses côtés, Vincent avance vers le monument. Au cœur de la couronne, le lit de la flamme du souvenir est froid – visiblement on n’enflamme plus rien au nom d’une mémoire qu’il faudrait honorer. Le sacré s’est brisé. Vincent demeure quelques instants fasciné par la puissance qui se dégage de l’édifice – il se sent si faible. Et pourtant, son désir le pousse toujours plus avant. Il tente de rassembler ce qui l’a conduit ici ; se demande si les astronautes formulent ce genre d’idées avant un décollage. L’enfance remonte ; il se revoit petit se répéter, comme un mantra pour contrer l’angoisse, que quoi qu’il se passe, il ne pourra pas mourir. Puis, l’image de l’enfant courageux cède face à l’adulte beaucoup plus vulnérable. Vincent voudrait que la journée s’évanouisse, en être au lendemain, laisser place à la perspective illimitée de la route. La cité, le béton, la mer dont il n’entend pas encore la voix ; d’un coup, tout semble trop pesant. Bourgas lui donne l’impression d’un temps qui jamais ne passera, que la ville est figée tout en se dérobant à lui comme l’ultime vision d’un rêve, il renonce à la plage ; Vincent se dirige vers les stands.
Ses mains transpirent, il tente de garder son calme – résultat relatif. Il s’approche du bureau d’enregistrement. D’autres cyclistes forment une file d’attente. Au premier stand : pièce d’identité, certificat médical, attestation d’assurance. Son tour arrive. Quand la femme qui se tient derrière le comptoir relève la tête, il comprend que c’est elle, c’est Anna, c’est bien elle qui lui demande ses papiers. À chaque coureur, elle offre un mot, une question, un regard ; son intérêt pour celui qui lui fait face est manifeste. Vincent y pensera quand la peur et la fatigue pèseront lourd, quand il essaiera de se débarrasser d’une colère qui aura pris racine dans ce sentier de graviers, ceux-là mêmes qui entraveront ses roues, ou peut-être bien avant, qui peut savoir, quand il se demandera ce qu’il fout là, quand il songera à la mort. Dans ces moments, il y aura les gestes d’Anna ; ils lui rendront sa confiance.
Au stand suivant, les vélos sont contrôlés. Les éléments qui ont été démontés pour survoler le continent ou le monde doivent être réajustés. On inspecte les freins, les éclairages.
Enfin, on lui remet une casquette floquée du numéro 62, un tracker GPS ; il indiquera sa position sur la carte et dans la course, son allure pour les autres et pour ceux qui sont loin. On lui tend un morceau de carton faisant office de passeport ; six emplacements vierges devront être tamponnés aux check-points – seuls lieux de passage obligatoires du parcours. Pour le reste, les cyclistes sont libres. À la fin, six coups de tampon sur un carton mou rendront compte de l’aventure – l’unique trace qu’il en restera. Ce qu’il faut retenir aussi, qu’il note pour lui-même, ce sont les deux portraits d’hommes affichés sous le barnum. Il reconnaît Mike Hall, ignore l’identité du second.
Il y a les visages et l’ambiance de ces premiers instants, quand la peur l’abandonne, que la moiteur des mains s’évapore et que le corps se raffermit. Un léger sourire se forge malgré lui, comme après avoir passé une nuit sous le crible des lèvres nouvelles. Son désir s’agence. Le bonheur ; un puzzle dont toutes les pièces seraient enfin réunies.

Un long muret tient tête à la mer ; ses bras délabrés sont ouverts sur la baie comme pour la consoler. Vincent prend le temps de répondre aux messages qui, sans interruption, se pressent encore sur son écran. Dans le groupe de conversation, il y a ses parents. La mère qui fait la mère. Le père qui écrit court ; Vincent trouve que ses interventions sonnent faux et déjà, il le remarque, elles se font de plus en plus rares. Elles finiront par disparaître, mais pour l’heure il parle, et c’est mieux que rien. Il y a son petit frère et Marc, l’ami avec qui d’habitude il prend la route, celui qui pourra lui dire quoi faire en cas de doutes. Amélie, elle, ne participe pas vraiment – elle a un accès privilégié à lui, ils s’appellent souvent depuis son arrivée.
La mère continue de combler l’espace d’avant, avant que, pour de bon, il ne parte, la laissant face à la carte. Peut-être qu’elle a peur ; on pourrait le comprendre. Elle évoque un souvenir ancien. C’était il y a quinze ans peut-être. Elle ne parvient pas à se remémorer avec exactitude la finalité du voyage, la destination. Peut-être voulait-il retourner à Dijon ? En revanche, elle se revoit, à ce moment-là. Pour la première fois, cette pensée précise qui s’impose à elle : son garçon se détache de l’enfance, juste sous ses yeux. Il avance sans un bruit, sans faire craquer le parquet ni grincer la barrière du portail, et va par les chemins. Elle partage l’anecdote comme si Vincent n’était pas en mesure de la lire – elle s’efforce de contenir son émotion. Elle écrit que, depuis tout petit, oui enfant, ou adolescent plutôt, il fait ça, comme un fou, obsédé par la route.
Vincent a quinze ans. C’est le tout début du jour. Il veut rejoindre Dijon avec Aurélien, son ami venu lui rendre visite près de Lyon, pour les vacances. Voilà quatre mois que Vincent a déménagé ici avec ses parents, son frère. Pour rallier Lyon à Dijon, deux heures de TER et une poignée d’euros suffisent. Mais les garçons préfèrent gonfler leurs pneus. Une aventure les attend. Ils n’ont pas de plans, seulement quelques clichés de cartes IGN prises en cachette avec un appareil photo numérique dans une Maison de la presse – bien trop incomplètes pour pouvoir réellement se repérer –, une bouteille d’eau, de vieilles baskets de skate, une pompe à vélo. Ils partent. La route s’étire devant eux. Chaque coup de pédale les rapproche de la liberté. Ils ne savent plus exactement quel chemin emprunter. Le jour décline et le froid humide monte, celui de la campagne les nuits d’été.
À cette époque, il n’y a pas de flèche qui se déplace sur la carte à mesure que l’itinéraire se déroule. Il y a seulement les messages texte que l’on envoie en prenant soin d’utiliser le moins de caractères possible – les forfaits illimités sont encore bien trop chers ; d’ailleurs, les adultes désespèrent de cette génération qui aura, c’est à n’en pas douter, une orthographe déplorable. Les garçons ne sont pas rassurés mais ne veulent pas inquiéter. Aurélien prévient ses parents qu’ils arriveront tard, que tout va bien.
Le lendemain matin, ils leur racontent le périple autour d’un chocolat. Le Nokia 3310 sans batterie, l’écran de l’appareil photo qui s’éteint fait disparaître les cartes, la route plongée dans l’obscurité, la fatigue qui les submerge. Et les gens, ceux du bord du chemin, qui les récupèrent frigorifiés, affamés, perdus, poussant à bout de bras leur vélo. Ils les accueillent, leur préparent un repas. Ils s’attendrissent de l’exploit en refaisant les lits – ceux de leurs propres enfants qui sont déjà partis.
La mère, le père d’Aurélien écoutent le récit, admiratifs. La maison de son ami est l’un des endroits préférés de Vincent, un refuge. Aurélien est attablé en jogging, tee-shirt noir, charentaises aux pieds. Combien de soirées pyjama, de petits déjeuners partagés là ? Combien de fous rires sous ce toit ? L’heure de son départ pour Lyon approche. Vincent contemple la famille, ces adultes qu’il aime comme des parents. Cette scène ordinaire, il y a quelques mois encore, traçait les contours de son quotidien.
Depuis Bourgas, Vincent se souvient. Ils étaient si fiers de leur exploit ; aller par les campagnes dans le jour sans témoin. C’était aussi mettre à l’épreuve ce lien particulier, cette amitié d’enfance – il repense à la rentrée où une place était libre à côté du garçon dont il avait remarqué le charme, son charme à lui, celui qui foudroie dans un geste. Comme un médium, il avait perçu la folie d’Aurélien, l’avait aimé. Cette place était devenue chaque jour plus précieuse, puis l’envie de se voir le week-end s’était manifestée, jusqu’au soir où il avait annoncé en arrivant chez lui « c’est mon meilleur ami » – alors, oui, il y avait eu cette idée que, à deux, il ne pourrait jamais rien leur arriver de mal, que chacune des aventures était permise tant que l’autre serait là.
Aujourd’hui, ces 200 kilomètres qui relient Lyon à Dijon ne sont qu’un infime segment de l’itinéraire à venir. La réalité, le temps, la distance : des repères mouvants. La vie : une question de perception. Parce qu’il revoit les deux enfants qu’ils étaient et qu’ils ne seront plus, parce que Aurélien a disparu depuis longtemps, un morceau très dense de solitude dépose son poids de chat sur son cœur.

La porte d’entrée a claqué. Après l’ascension des étages, Pauline est en nage, le tee-shirt et le short trempés, sa frange collée à son front. Elle doit se changer comme si elle avait marché des heures, alors qu’elle est juste descendue à l’épicerie pour acheter du café. Au milieu de la chambre, une valise béante ; des livres, des habits et des sous-vêtements emmêlés. Elle prend la première robe qu’elle trouve, essuie ses aisselles avec son haut, respire sa propre odeur, le jette dans le tas de linge déjà à terre. Le désordre paraît ancien. Pourtant, Pauline est arrivée hier. Ce n’est pas son appartement. Elle l’a sous-loué pour deux semaines à un ami d’ami – Juan est resté à Madrid. Trois ans qu’ils vivent ensemble, à Lavapiés, un quartier populaire devenu de moins en moins populaire à cause de nouveaux habitants comme eux. Pauline pensait y séjourner quelques mois – cela fait des années. Juan dessine des personnages pour le cinéma d’animation. Il travaille depuis leur salon ; une planche et deux tréteaux font office de bureau. Pauline passe ses journées à l’université ; les cours, la recherche, la thèse qu’elle vient de terminer. Le vendredi, ils retrouvent leurs copains à la terrasse d’un bar. À côté de leur table, des poussettes sont alignées. Alors qu’ils trinquent à la fin de la semaine, les nourrissons, derrière leurs paupières closes, vivent un monde parallèle.
En l’accueillant, son hôte s’est excusé ; il a fait de son mieux, c’est quand même le chantier. Partout des livres, des dossiers, des papiers griffonnés. Aux murs, des affiches de cinéma, des photos en noir et blanc qu’il a sûrement développées lui-même. Il y a aussi la tortue, sur le balcon ; il faudra la nourrir. Le soleil offre presque une pièce en plus. Elle va avoir chaud, penser à fermer les volets. Le propriétaire lui a tendu les clefs en lui conseillant de faire comme chez elle. Et a fui, comme tout le monde. Paris au mois d’août ; point de solitude, quand partout ailleurs, on cherche à retrouver les autres.
Juan lui a suggéré qu’elle réfléchisse, qu’elle se repose, qu’elle prenne du temps. Qu’est-ce qui pourrait lui faire plaisir ? Sa thèse terminée, d’elle, il ne reste rien. Que sait-elle de son désir ? Les années-fusées ont filé vers ce point. Maintenant que c’est fini, il y a trop d’espace autour de Pauline, à l’intérieur d’elle, l’univers promis est moins éclatant que ce qu’elle avait imaginé. Ce travail énorme. L’université, l’argent qui n’arrive plus. Tout va trop vite – le quotidien ; l’étincelle entre la roue d’une locomotive et du rail. Puis, au mois de juin, une semaine après sa soutenance, Pauline s’est réveillée recouverte de sang ; la fin d’un état dont elle n’avait pourtant pas la moindre idée.
Il faut qu’elle s’aère, qu’elle s’arrête. Elle décide de passer un morceau d’été dans la ville qui l’a regardée grandir ; une matrice dans laquelle se retrouver. Elle a pris plusieurs trains, est arrivée à Paris, et la voilà, ce soir, assise dans un fauteuil, devant la fenêtre avec vue sur la nuit, ces nuits qui, depuis quelque temps, imitent inlassablement la température du jour. À travers les murs poreux elle entend les bruits de la télé, les hurlements d’enfants, ceux des parents qu’ils poussent pour les faire taire. La vie battante de l’immeuble. Ses jambes reposent tendues contre la rambarde du balcon, elle lit un livre pioché au hasard de la bibliothèque. Son regard dévie et s’arrime à ses orteils, elle constate au premier plan son vernis écaillé, lève les yeux vers le ciel qui déteint à mesure que la lumière se perd.

Anna doit prendre la parole. Elle commence par une minute de silence épaisse comme l’est chacune des minutes livrées au souvenir. Le départ de la Transcontinental Race 2019, septième édition, sera donné dans quelques heures et chacun pense à Mike. Car si le meilleur d’entre eux, celui grâce auquel ils sont là, a pu ne pas revenir, alors, comment ne pas y songer ? Mais l’idée de l’accident est également l’idée absolue ; celle qui justifie tout. Le risque, l’autre nom de la liberté.2017. C’est l’édition inaugurale de l’Indian Pacific Wheel Race. Un itinéraire de 5 500 kilomètres qui traverse l’Australie. Après avoir souhaité bonne chance à ses concurrents sur la ligne du départ, Mike Hall prend frontalement la course ; les 1 000 premiers kilomètres et tous ceux qui les suivent, il en fait son affaire. C’est le plus préparé, il est en tête et la ligne d’arrivée s’approche inlassablement dans son rythme si clair. »

Extrait
« Alors que le Danube poursuit son chemin ancestral en contrebas Vincent n’a plus d’amertume. Il se souvient de tout. Les week-ends à la campagne, les adultes silencieux, et eux deux, qui courent pour aller par le champ, le bois, retrouver la cabane, l’auvent orange, un lieu à eux. Ils regardent les étoiles, se racontent des trucs, imaginent un avenir radieux. Le déménagement est un cataclysme. Alors, prendre le vélo pour rejoindre Dijon, rejoindre l’enfance, rejoindre sa vraie amie, ses vrais amis, sa vraie vie, pas la nouvelle, factice, bricolée par les parents. Peut-être est-ce cela, qu’il rejoue chaque fois, aller par les route à la recherche de ce qu’on lui aurait dérobé sans vraiment savoir quoi. » p. 174

À propos de l’autrice

Lola Nicolle © Photo Emmanuelle Swan

Née en 1992, Lola Nicolle est éditrice et cofondatrice de la maison d’édition Les Avrils. Elle est l’autrice d’un recueil de poésie, Nous oiseaux de passage (Blancs Volants, 2017), d’un premier roman (Après la fête, 2019) et a participé à l’ouvrage collectif Les Passagers du RER (Les Arènes, 2019). Poétique et politique, son deuxième roman, Le Grand Horizon, se joue des codes du récit d’aventures et sème le trouble dans nos récits universels. (Source : Éditions Phébus)

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