Marcher dans tes pas

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En août 1936, la vie d’Enriqueta bascule. La grand-mère de Léonor de Récondo fuit l’avancée des franquistes et gagne, avec ses enfants, le pays basque français, abandonnant derrière elle une vie entière. Si la romancière éprouve le besoin de retracer son histoire familiale, elle va parallèlement entreprendre des démarches pour acquérir la nationalité espagnole.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Léonor, la franco-espagnole

En marchant dans les pas d’Enriqueta, sa grand-mère contrainte à l’exil par la guerre d’Espagne, Léonor de Récondo donne chair à une mémoire silencieuse. Entre archives, imagination et démarches pour acquérir la nationalité espagnole, elle explore ce qui reste quand tout s’est tu, et comment l’écriture peut faire revenir les absentes à la vie.

Transmettre vient du latin « transmittere », trans- signifie à travers ou au-delà et mittere signifie envoyer ou lâcher. « transmittere » signifie littéralement « faire passer au-delà » ou « envoyer à travers ». Cette courte digression étymologique pour souligner combien cet émouvant roman réussit à « faire passer au-delà » des ans, des silences et des non-dits une histoire familiale, une quête d’identité, un besoin quasi viscéral de retrouver ses racines. À travers les brumes du silence, de l’exil et des photos fanées, elle fait passer une histoire familiale qu’aucun récit jusqu’ici n’avait portée. Elle transmet, en écrivant, ce que sa grand-mère, Enriqueta, n’a jamais pu dire.
Tout commence à Irun, au cœur de l’été 1936. La guerre d’Espagne déchire le pays. La menace franquiste se rapproche. Enriqueta, dans sa cuisine, prépare un riz au lait pour l’anniversaire de son fils. Ce pourrait être une scène ordinaire, mais tout vibre : la casserole, la spatule, la peur rentrée, les voix des frères autour de la table. À travers ce geste répété — tourner, tourner encore — elle retarde le chaos. Elle veut croire que l’adhérence du riz sur le bois préservera quelque chose du monde d’avant : « Si tu continues de bien la tenir, rien ne s’effondrera. »
Mais la sirène hurle, les Junker 52 s’approchent. Un frère entre, hagard : On part. Dix minutes. L’ordre est net. On laisse tout. On traverse la Bidassoa vers Hendaye. Commence alors l’exil, irrévocable. Commence alors une vie qui n’en est plus une. Les espoirs s’envolent, les rêves se brisent. La peur et la mort emportent la volonté de résistance. « Je pleure l’absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète ».
Près d’un siècle plus tard, Léonor de Récondo marche dans les pas de cette femme effacée et de ceux qui sont tombés. Elle recompose la scène, fouille les photos et les archives, questionne les silences. Et surtout, elle écrit. Dans une langue scandée, charnelle, musicale, elle fait parler celle qui s’est tue. « Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains… Je te connais sans te connaître, Enriqueta. » Ce je et ce tu ne font bientôt plus qu’un. L’écriture devient présence, incarnation, lien.
Par la grâce d’une narration habitée et poétique, l’autrice entrelace les voix du passé et du présent, les souvenirs imaginés et les gestes retrouvés. Elle évoque son propre rôle de mère, ses fils, les bruits de leur enfance, comme une autre manière de mesurer la transmission. Ce n’est pas une enquête, c’est une filiation vécue. Un lien réactivé par les mots. Elle retrouve un souffle, un désir « Lire et dire la poésie de Lorca aujourd’hui, c’est le faire vivre et revivre. C’est aussi combattre l’obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. »
Elle trouve aussi dans une loi promulguée en 2022, et qui stipule « que peuvent obtenir la nationalité les enfants et petits-enfants de parents l’ayant perdue après avoir été contraint à l’exil pour des raisons « politiques, idéologiques, de croyance ou d’orientation et d’identité sexuelle“. », un chemin – que l’on découvrira bien tortueux – pour se rapprocher encore davantage d’Enriqueta. La Ley de Memoria Democratica (loi de Mémoire démocratique) devient alors la fil rouge de sa quête.
Ce n’est pas la première fois que Léonor de Récondo mêle intime et Histoire. On se souvient de
Manifesto, hommage bouleversant à son père, de Point cardinal, traversée d’identité, ou de Revenir à toi, qui interrogeait l’absence d’une mère disparue. Dans Marcher dans tes pas, c’est la voix des femmes qu’elle restitue, à commencer par celle d’Enriqueta, dont la silhouette surgit, en noir et blanc, devant une maison disparue.
Ce livre paraît simultanément à Goya, de père en fille (Éditions Verdier), un court essai né d’une conférence au Banquet du livre de Lagrasse. Là encore, Léonor de Récondo entremêle mémoire familiale et destin espagnol, figure du père et ombre portée de la guerre. Deux textes qui se répondent, éclairant un pan essentiel de son œuvre : ce besoin de dire ce qui a été tu, de faire émerger, avec pudeur et sensibilité, ce que les générations précédentes ont enfoui.
Avec ces textes incandescents, Léonor de Récondo accomplit ce que la littérature seule peut encore faire : redonner voix aux absents, corps aux effacés, dignité aux exilés. Et transmettre, au-delà du silence, ce que l’amour continue de murmurer.

« Je suis leur histoire
Pas de papiers, sauf des mots
Pas d’écrits, sauf un monde intérieur »

Marcher dans tes pas
Léonor de Récondo
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
248 p., 20,90 €
EAN 9782378805012
Paru le 21/08/2025

Goya de père en fille
Léonor de Récondo
Éditions Verdier
Essai
64 p., 7 €
EAN 9782378562526
Paru le 21/08/2025

Où ?
Le roman est situé au Pays Basque espagnol et français, à Irun, Hendaye, Donostia, Ondarraitz, Aranjuez, Tardienta, Urrugne, ainsi qu’à Gurs, Rivesaltes et Paris.

Quand ?
L’action se déroule de 1936 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Je suis sur ta clavicule, sur ton poignet, dans tes mains. Je suis dans tes cheveux, sur ton sein, dans tes yeux. Je regarde ta bouche, tes mouve- ments, ta robe. Je te connais sans te connaître, Enriqueta. La vie d’Enriqueta bascule le 18 août 1936, quand, en quelques minutes, elle doit fuir la maison familiale d’Irun menacée par les franquistes. Ce jour-là, elle perd tout. Quarante ans plus tard, sa petite-fille, Léonor, naît fran- çaise. Pourtant, lorsqu’une loi espagnole permet aux descendants d’exilés politiques d’obtenir la nationalité perdue, elle décide de la demander. Pourquoi tourner et retourner une terre emplie de fantômes? Et qui était au juste Enriqueta?
Tissant souvenirs d’enfance, imaginaire romanesque et regard poétique, Léonor de Récondo se fraie un chemin vers celles et ceux que la guerre civile a voulu effacer. Un livre pour dire l’amour. Et ne jamais oublier.

Les critiques
Babelio 
Blog d’Alexandra Zins 

Les premières pages du livre
« Je suis sur ta clavicule
Sur ton poignet, dans tes mains
Je suis dans tes cheveux
Sur ton sein, dans tes yeux
Je regarde ta bouche
Tes mouvements, ta robe
Je te connais sans te connaître
Enriqueta

Il fait chaud dans cette cuisine, si chaud. C’est le matin et déjà, tu transpires sur ton fourneau. Tu es inquiète depuis la mi-juillet. Maintenant, tu fronces les sourcils au-dessus de la casserole.
De là où je suis aujourd’hui, un siècle plus tard – je me répète un siècle, sans y croire tout à fait –, je te vois.
Je vois le mouvement de ton front, ce sillon, cette ride d’inquiétude, qui ne se détendra plus. Sauf pour rire parfois. Mais le rire est aussi une déchirure du visage, un coup de canif à la tristesse.
Je suis sur ta clavicule, dans tes yeux.
Sourcils froncés, tu tournes sans t’interrompre le mélange de lait, de sucre et de riz qui frémit dans le cuivre. Ce geste répétitif te fait du bien. Tu es comme hypnotisée par le tourbillon que creuse la spatule.
Tu essaies de ne pas écouter les voix de tes frères assis autour de la table, à deux pas de toi, avec leurs tasses de café froid. La politique, la politique, la politique, ça leur remplit la bouche depuis une semaine. Les attaques des franquistes. Les Junker 52 qui, du ciel, bombardent sans discontinuer. Tes frères disent Junker cinquante-deux. Ils insistent sur le chiffre.
Et toi ? Toi, tu ne comptes plus.
Les enfants ont peur. Le plus petit grimpe dans ton lit le soir. Et c’est toi qui te serres contre lui. Il a quatre ans. Ton trésor, mon père.
Je suis dans tes yeux
Je suis ta ride du lion

Tu fermes les écoutilles. Tu as déjà entendu tout ça.
On est en 1936, la frontière française est quasiment fermée depuis le 8 août. Tu as pleuré des morts, les corps-à-corps qui ont lieu sur la crête de Punta au sud d’Irun, là où tu es née. Tu as consolé des enfants, des femmes. Des veuves à présent.
Tu fronces encore plus les sourcils. Je vois comme tu t’agrippes au bois de ta spatule. Ton geste est plus raide. Quand tu veux qu’on te foute la paix, tu tournes le dos, tu fais face au fourneau, et tu t’abîmes dans la contemplation des plats que tu prépares.
Tu fermes les écoutilles, mais tu entends au loin la sirène qui précède le raid. On s’agite derrière toi. Tu tiens ferme ta spatule. Si tu continues de bien la tenir, rien ne s’effondrera. Et tu vois comme le riz commence d’adhérer au bois, c’est bon signe. Le gâteau sera excellent. C’est le secret, tu en souris presque. Tourner. Toujours, le monde tourne.
Et soudain, le petit est là. Il a foncé sur toi. Ton trésor, mon père. Il t’arrive à mi-cuisse, il s’agrippe à ta jambe. Maman, j’ai peur.
Tu ne peux pas le réconforter. Tu ne veux pas de sa peur, de celle des autres, même de celle de tes fils. Non, là ce qui t’intéresse vraiment, c’est la belle adhérence du riz sur la spatule.
Tu entends comme les fameux Junker 52 approchent. C’est à croire que se tromper de chiffre pourrait porter malheur.
Va voir tes oncles !
Alors, le petit s’assoit et pose sa peur ailleurs, sur les genoux de quelqu’un d’autre.

Je vois que ton geste est brusque. Sur ta clavicule, sur ton poignet, je vois comme tu t’accroches à l’ustensile en bois. Sait-on ce que réservent les jours ? Sais-tu ce qu’il y a d’éternel dans ton geste ? Que plus jamais tu ne l’accompliras dans ce lieu-là, dans cette maison ? Jamais, alors que tu t’appliques tant.
Oui, de là où je suis, je le crois. Tu sais que ce geste est fondateur. Fondateur de ton histoire, de mon histoire, de la nôtre.
Une spatule, du lait, du riz, du sucre, de la cannelle, et une casserole. Et dans les rues, la guerre civile. 1936. Dans les rues, la politique. Dans ta cuisine, la politique. Partout, les grandes questions. La République, les nationalistes basques, les soulèvements, les volontaires communistes français. André Marty. Tes frères prononcent Andres Marti. Ils en ont plein la bouche, frappent des poings sur la table de la cuisine. Alors que le petit, ton trésor, mon père, se balance sur leurs genoux. Qu’est-ce qu’il entend, lui ? Qu’est-ce qu’il comprend ?
Il est de nouveau dans tes jambes.
Viens, on va voir les avions par la fenêtre !
La guerre est un jeu de garçons. Il rit. Son rire est forcé, mélange de peur et d’excitation. Il faudrait que tu le regardes, que tu lui caresses les cheveux, que tu lui souries, que tu le rassures. C’est lui qui est venu cette nuit dans ton lit, c’est lui qui te réconforte par sa chaude et minuscule présence. Et toi, tu ne sais que t’agripper à ta spatule en bois, à ton riz qui va bientôt coller au fond de la casserole. Tu ne lèves même pas le regard, tu restes concentrée.
Va à la fenêtre, tu les verras aussi bien sans moi !
L’étreinte se défait, tu entends les petits pas qui courent vers le salon. Et bientôt, ses exclamations.
Ils sont là, ils sont là !

Tu as peur, tu te tiens à la barre en cuivre du fourneau. Tu as failli lâcher la spatule, t’écrouler. Un court instant, un voile noir sur tes yeux.
Mais ici, chacun s’accroche, tes frères à la table, ton fils à l’embrasure de la fenêtre. Ton mari, plus au sud, à Aranjuez.
Tu éteins le feu. Les gestes quotidiens reviennent. Tu te dis que si tu retrouves les gestes, rien ne disparaîtra. Tout est là, dans le secret de cette répétition.
Tu examines l’adhérence du riz sur la spatule. Excellente, sans aucun doute. Le gâteau ne sera jamais aussi bon. Tu le sais, comme pour la dernière Cène. Ça te traverse l’esprit, la dernière Cène. La première pour moi.
Tu vas chercher le plat en terre cuite. Tu te figes au milieu de la cuisine, tout le monde se tait. Les Junker 52 arrivent. La foudre, le feu dans le ciel, ils rasent les toits. Tu penses que la terre va trembler, que les fenêtres vont exploser. Un bref instant, il n’y a que le voile noir sur tes yeux, et le tonnerre dans tes oreilles.
Et puis, ça passe.
Tu te remets en mouvement. La vie, les gestes, la cuisine, le plat en terre. Tu le remplis de riz brûlant. Le petit, ton trésor, mon père, revient en courant vers toi.
Ça sent bon !

J’ai deux photos de la maison d’Irun. Je ne sais pas de quand elles datent, forcément d’avant 1936. Sur l’une d’elles, on voit la maison tout entière. Une grande bâtisse en pierre de trois étages. Avec deux fenêtres par étage, des balcons aux deux premiers. Son toit est presque plat, elle a un air élancé.
Au rez-de-chaussée : une porte d’entrée et deux portes-fenêtres aux traverses arrondies s’ouvrent sur une terrasse desservie par un escalier en pierre. Devant, un jardin. La photo est prise depuis la rue. La maison est cossue.
Sur la seconde photo, le point de vue est resserré. On voit le perron en pierre, l’allée qui y mène depuis la rue, et le balcon du premier.
Et puis, il y a toi. Devant le perron.
Un peu gauche, avec ton chignon, tes cheveux ondulés bien tenus, ta jupe sombre qui t’arrive à mi-mollet. Et tes bras repliés. Tu sembles te triturer les mains, ou ne pas savoir qu’en faire. La photo est prise de trop loin pour qu’on puisse lire l’expression de ton visage.
Vous êtes là, toutes les deux, la maison et toi. Aujourd’hui disparues.

Dans cette maison, il y a tes parents, tes trois frères, tes trois fils, dont le puîné qui fête ce jour-là son anniversaire et pour qui le gâteau a été préparé. C’est ce que je sais, ce qu’on m’a raconté, ce que je tourne et retourne dans mon esprit, recomposant le puzzle aux pièces trop écornées pour rendre la reconstruction possible. C’est le début d’une fin. Mais à ce moment-là, quand tu verses le riz au lait dans le plat en terre, personne n’en sait encore rien.

Le plat en terre dans les mains, tu sursautes et manques de le renverser quand un de tes frères, furieux, se lève, s’égosillant à propos de l’avancée des nationalistes. Sa chaise tombe. Les deux autres se sont figés. Et toi, de dos avec eux, tu voudrais pleurer. Un sanglot dans ta gorge monte, inattendu. Depuis des jours et des jours, tu gardes les yeux secs et la main ferme. Mais là, tu es prise au dépourvu.
Tout est suspendu dans la cuisine, sauf le petit tremblement à la surface du riz qui ne s’est pas encore recouverte de sa fine pellicule protectrice. Un riz nu et tremblant jusqu’à ce que tu tapes du pied et que, sans te retourner, tu lui hurles de se taire.
Ixo !
Tais-toi !
Avec une force et une autorité folles, aussi inattendues que le sanglot l’instant auparavant. Et les hommes font silence. Celui debout, chaise renversée, et les deux autres regardent le dos de leur sœur se tendre, puis bouger, avancer vers le buffet, pour délicatement poser, sur un carreau de faïence, le plat fumant avec la cannelle cachée au cœur de sa matière. Tous les quatre maintenant respirent, hument ce parfum suave, se régalant déjà de la promesse qu’il exhale.
Au deuxième étage, il y a tes parents. Ils se reposent. Ta mère est coquette, oisive, elle adore les bijoux, elle est aussi fine et délicate que tu es robuste. De ton père, je ne sais pas quoi dire. Il a toujours l’air ahuri sur les photos. Derrière ses lunettes rondes, on voit un regard vide.
Que m’apprennent ces images jaunies que je scrute aujourd’hui sur un écran d’ordinateur ? Certaines sont prises dans les années 1930, d’autres plus tardives. Elles sont mon seul lien tangible avec eux, la substance en expansion qui comble les vides trop nombreux.
Pourtant, les visages sont bien là, devant mes yeux, à la fois étrangers et familiers, étrangement familiers, tant ils hantent mon imaginaire.

Tes mains sont toujours autour du plat en terre cuite que tu viens de poser sur le garde-manger, quand soudain tu te ravises. C’est au centre de la table que tu veux mettre ce dessert. Sur la grande table en bois, maculée de ronds de tasses à café, de traces de vin rouge. Une table qui se souvient de tous les repas qu’elle a portés, de toutes les discussions qu’elle a supportées. Une table qui accueille, accueille sans cesse.
Tes trois frères te félicitent.
Il sent bon, quel régal ça va être !
Ton frère curé le bénit même.
Tu souris.
Vous savez bien qu’il n’est pas pour vous, mais pour Jean !
Le dessert pour les sept ans de ton fils est prêt. L’âge de raison.
Et puis la vie reprend. On est de nouveau suspendu aux nouvelles, elles sont brûlantes elles aussi, on préférerait les éviter pour continuer de croire aux gestes quotidiens de toujours, et se persuader que tant de répétitions rendent ces gestes immortels.

La suite de cette journée, dans sa vérité profonde, n’appartient qu’à elle. Ce jour lointain, que je tente d’atteindre de si longues années après, je ne peux l’écrire qu’à travers l’invention des mots, le filet qu’ils forment, agrippant dans ses mailles des bribes de conversations, de souvenirs. Ce qui est parvenu jusqu’à moi est une vérité emmaillotée. Ici livrée.

La chaise est renversée, le riz au lait est posé sur la table. Tes parents sont au deuxième étage de la maison. Ta mère, Magdalena, rejoint son mari qui lit dans leur chambre. Elle marche à petits pas. Elle est terrifiée. Depuis le coup d’État, elle est terrifiée. Alors, de peur que ce présent ne devienne fou, qu’il lui échappe totalement, s’aggrave encore, se fracasse sur la brutalité des nouvelles qui chaque heure détériorent leur situation, elle marche à petits pas pour se faire discrète, invisible. Ne surtout pas courroucer le destin qui l’avait épargnée jusqu’ici. Son monde se craquelle de jour en jour. Il finira par s’effondrer.
Au loin, elle entend ses petits-enfants qui jouent en bas. Dans le salon sûrement. Et dans la cuisine ? C’est là que ça se passe. Elle lève les yeux au ciel. Elle aime ses fils, évidemment. Mais elle est sidérée par l’ardeur qui s’est éveillée en eux depuis l’invasion du général Franco. Elle s’est toujours méfiée de toute forme d’embrasement… Et sa fille, que rien ne semble atteindre ? Est-elle vraiment la seule dans cette maison à envisager le désastre ? À bientôt le dévisager ?

Tu es encore dans la cuisine. Tu t’essuies les mains, tu t’apprêtes à rejoindre les enfants dans le salon. Tes trésors. Le plus jeune, quatre ans, mon père, s’appelle Félix. Il faut bien le nommer. Quand j’écris les cinq lettres de son prénom, il devient personnage. Quelque chose de lui m’échappe et ne m’appartient plus. Et pourtant, par la grâce de l’écriture, il est là sous mes yeux, vivant.
Félix, ton petit, ton trésor, a quatre ans. Il est en culottes courtes, débardeur et sandales. Il court, il est heureux. Il a senti, lui aussi, le parfum du riz au lait, il se réjouit. Les avions passeront de nouveau, et ce sera la fête, encore. Et la peur, encore.

Tu es dans le couloir, appuyée contre l’embrasure de la porte du salon, tu regardes tes enfants. Tu entends, dans la cuisine, la conversation entre tes frères se poursuivre. Tu n’écoutes plus. Tu es fatiguée tout à coup.
Ça sonne.
C’est à ce moment-là que ça sonne. Tu t’en souviendras après. Tu te souviendras comme ton bras gauche était appuyé sur le chambranle. En fermant les yeux, tu te souviendras même de la sensation sur ton épaule.
Ça sonne.
Tu entends des bruits de chaises dans la cuisine. Un de tes frères se précipite vers la porte qui donne sur le petit jardin et la rue. Tu n’entends pas la conversation. Elle est brève. Et pourtant.
Et pourtant, quelque chose bouge dans ton corps, s’altère. Ton cœur a compris ce que ton esprit n’a pas encore entendu. La porte d’entrée claque. Afflux sanguin dans tes organes. Inspiration haute, puis apnée. Tu entends ton frère revenir sur ses pas.
Le monde d’avant est toujours là.
Tu te retournes. Ton frère est hagard dans le couloir. Ses pupilles balaient l’espace de droite à gauche sans savoir où se poser. Tes deux autres frères ont surgi de la cuisine. Et tes fils sont soudain dans tes jambes, accrochés à ton corps. Tu attends.
Ton cœur a repris ses esprits. Il les irrigue.
De la part de vous tous, il y a un long silence interrogateur vers celui qui porte la nouvelle.
Il dit, on part. Il le dit toujours hagard.
On part. Il le prononce une deuxième fois, il l’éructe.
Quoi ? Tes frères, à l’unisson.
Ces salauds entrent dans toutes les maisons.
On s’en fout ! Qu’ils viennent ! Un de tes frères se retrousse déjà les manches.
Tu ne comprends pas ! Il n’éructe plus, il hurle.
Il prend son propre frère à la gorge, le plaque contre le mur.
Tu ne comprends pas. Ils fusillent !
Silence.
Tous les corps sont figés dans le minuscule espace du couloir.
On part. Il le dit plus doucement, comme pour lui-même.
On part.
Silence.
Les trois frères hochent la tête. Tu caresses celles de tes fils.
Il ajoute : On laisse tout.
Tu respires profondément ce dernier instant, ce dernier grand calme. Tu sais que quand tu bougeras un mouvement irréversible s’amorcera.
Celui qui éructait, hurlait, agressait, continue encore plus doucement – tu sens dans tes veines une tranquillité glaçante –, 10 minutes.
On a 10 minutes.
Ce décompte percute tous vos corps. Et vos organismes réagissent, réactionnent, encaissent.
Les enfants te demandent : On part où ?
C’est vrai ça ! On part où ?
Hendaye.
On va à Hendaye.
Tu répètes aux enfants, comme s’ils n’avaient pas entendu, comme s’ils n’étaient pas là. À Hendaye. De l’autre côté du pont. En France.
Ça te fait du bien de le dire. Les mots délimitent, régissent. Dans ce cas précis, ils circonscrivent un territoire. 10 minutes. Hendaye.
Tu dis aux enfants d’aller s’asseoir dans le salon et d’attendre. Tu ajoutes : Tout va bien se passer.
Tu vois dans leurs regards qu’ils ne te croient pas. Pas assez.
Tes frères s’agitent. Le couloir est délaissé. Ils montent l’escalier, prennent tous les papiers utiles. Toi, tu vas voir tes parents, ils sont sur le palier du deuxième étage.
Qu’est-ce qui se passe ?
On part.
Quoi ?
Ils te regardent avec des yeux ronds. Quoi ?
Ta mère se met à trembler, elle va s’évanouir. Tu te retiens de lui hurler dessus.
On part. On prend argent, bijoux, papiers d’identité.
Ton frère est à côté de toi maintenant. Il poursuit : Pas de valise. Ils ne nous laisseront pas passer la frontière sinon.
L’essentiel.
Ça se réduit à ça.
Ton frère ajoute : 5 minutes.
Tu vas dans ta chambre, tu sors quelques photos de leur cadre. Tu prends autant de bijoux que possible, tu choisis un rouge à lèvres. Tu mets tout dans ton soutien-gorge. Et soudain tes yeux s’arrêtent sur un visage dans le miroir. C’est toi. C’est bien toi avec ton chignon, ta bouche, tes yeux. Il te faut quelques instants pour te reconnaître. Tu te regardes, tu plonges en toi-même.
Restent 5 minutes du monde d’avant.
Tu te demandes quelle femme tu vas devenir. Tu te demandes même si tu te regarderas de nouveau dans un miroir. »

Extraits
« S’arrêter, c’est mourir.
L’arrêt, la peur, la mort. Tout va si vite, trop sans doute pour articuler la moindre pensée. Il n’ya plus de poésie, de savoir, d’anarchie ni de taureaux. Il y a quatre coups de feu et la mort au pied d’un olivier.
Et tout s’éteint. Je ne vois plus rien.
Je pleure l’absurdité de ces guerres, toutes identiques, qui assassinent la beauté, qui abattent si facilement la liberté et qui nous laissent orphelins pour toujours des mots que portait encore en lui le poète, du savoir du maître d’école et du courage des toreros.
Lire et dire la poésie de Lorca aujourd’hui, c’est le faire vivre et revivre. C’est aussi combattre l’obscurantisme de toutes les dictatures. Accompagnés de ses mots, nous résistons et faisons corps. » p. 56

« En octobre 2022, une loi est promulguée en Espagne me permettant d’opter pour la nationalité espagnole. Cette loi s’appelle la Ley de Memoria Democratica (loi de Mémoire démocratique). Elle stipule que peuvent obtenir la nationalité les enfants et petits-enfants de parents l’ayant perdue après avoir été contraint à l’exil pour des raisons « politiques, idéologiques, de croyance ou d’orientation et d’identité sexuelle“. » p. 59

« Je suis le pont d’une génération l’autre
Je suis l’histoire qui n’est pas écrite
La mienne et celle de mon fils
Je suis leur histoire
Pas de papiers, sauf des mots
Pas d’écrits, sauf un monde intérieur » p. 65

À propos de l’autrice

Léonor de Récondo © Photo Laura Stevens

Léonor de Récondo est une artiste aux multiples talents. Dès l’âge de cinq ans, elle s’initie au violon, instrument qui la mènera sur les scènes françaises et internationales, notamment dans le répertoire baroque. En 2010, elle publie son premier roman, La Grâce du cyprès blanc, marquant le début d’une carrière littéraire saluée par la critique. Amours (2015) est récompensé par le Grand Prix RTL-Lire et le Prix des Libraires, Point cardinal (2017) est lauréat du Prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama et Le Grand Feu (prix Aznavour, prix Livre et Musique de Deauville). Léonor de Recondo est une virtuose qui manie aussi bien l’archet que la plume, offrant des récits empreints de sensibilité et de profondeur. Son nouveau roman est une irrésistible partition poétique. (Source : Éditions de l’iconoclaste / Interforum)

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