Entre toutes

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

   

En deux mots
À travers le portrait de Marie, paysanne née en 1912 dans une ferme des Herbiers, Franck Bouysse retrace une vie discrète mais exemplaire, marquée par le labeur, l’amour et les silences imposés par l’Histoire. A travers le portrait de sa mère, il rend hommage à ces existences modestes qui ont traversé le siècle sans bruit, mais dont la mémoire tisse en secret la trame de nos origines.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Marie, un siècle en Corrèze

Dans son nouveau roman, Franck Bouysse retrace, avec une délicate pudeur, le portrait d’une femme simple née en 1912 dans une ferme isolée : celui de sa mère. Une vie de labeur, d’amour et de résilience. Une fresque intime et universelle.

« Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. » Partant de ce constat, Franck Bouysse a tenté, en plongeant dans les souvenirs et les récits intimes, de raconter la vie de sa mère, partie une nuit de février, un jour avant son quatre-vingt-huitième anniversaire, sur un lit d’hôpital, à quarante kilomètres de la ferme des Vieilles Granges où elle avait toujours vécu. « Elle redoutait de devenir un poids… Elle ne souhaitait rien d’autre qu’en finir discrètement, ainsi qu’elle avait vécu. » C’est sur cette disparition sans fracas, dans la discrétion même de l’existence qu’elle a menée, que s’ouvre Entre toutes. A la fois hommage et reconstitution, cette chronique d’une vie anonyme déroule tout un siècle.
Son fils entreprend de lui redonner voix, à partir de fragments, d’odeurs, de gestes, de mots prononcés ou tus. « Pourquoi ne pas raconter son histoire, une histoire, à ma façon, même si je n’en connais que des bribes, même si je mentirai parfois. » Cette démarche assumée révèle toute l’humilité du projet : « J’éclairerai les ombres avec ce que je crois, moi, et nul autre que moi. Ma propre mémoire a travaillé la sienne et celle de ceux qui l’ont connue. » Là réside la puissance romanesque du livre : dans ce geste de transmission, ce « je » qui se fait relais d’une mémoire collective, de toutes ces Maries dont les noms se sont « perdus au jour de leurs noces ».
Marie est une femme de peu de mots mais de grande présence. Elle incarne ces femmes qui cachaient leur souffrance derrière un sourire « offert à tous, sans distinction, au familier comme au visiteur ». Une vie de labeur, au rythme des saisons, des guerres, des enfants. Elle est de celles dont « la chance poussa rarement la porte », mais qui savaient « accommoder les restes de bonheurs accrochés à leurs souvenirs ». Ce portrait d’une infinie tendresse dit l’enfance de Marie à travers une riche sensualité. Le souvenir de la mère s’incarne dans une odeur, une odeur de paille torréfiée mêlée à celle de la sueur, portée sur le dos de sa mère Anna comme « un petit être siamois babillant, incrusté à la colonne vertébrale d’un corps d’adulte ».
Parmi les scènes marquantes, celle du mariage avec Clément, en octobre 1930, bouleverse par sa simplicité : « Ils firent pour la première fois l’amour dans le lit du jeune marié et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. » Rien de grandiloquent, juste l’émotion d’un instant partagé, la naissance d’un couple dont l’amour, sans emphase, deviendra force de résistance au quotidien. Clément, pour Marie, c’est « un arc-en-ciel révélant des trésors insoupçonnés », un homme capable de lui apprendre à « déchiffrer le monde qui l’entourait, à faire du banal apparent le plus beau des enchantements ».
Ce bonheur simple, fait de gestes et de rêves partagés, s’enracinait dans le peu : « Ils avaient conscience de n’être pas bien riches d’argent, mais de choses autrement précieuses. » Mais le destin les éprouve. La mort de Clément, en 1947, marque la fin d’un monde. « Ce qui s’était éteint cette nuit… c’était un feu qui ne serait jamais transmis. » Et pourtant, c’est bien ce feu-là que Bouysse tente de ranimer.
Le roman dépeint aussi avec justesse les traumatismes de la Grande Guerre à travers la figure de Louis, le père de Marie. Revenu du front, il « gardait les mots à l’intérieur, par crainte qu’il s’en échappe de terribles dont il voulait préserver sa famille. La guerre était en lui, les scènes de massacres étaient en lui, n’en sortiraient jamais ». Ces hommes « avaient certes trouvé la sortie d’un enfer, mais les démons avaient suivi leurs traces ».
Le style de Bouysse se fait ici retenu, plus charnel. Sous le portrait de cette femme discrète, c’est tout un XXe siècle rural qui se dessine : la Grande Guerre, la grippe espagnole, la modernité galopante. Mais loin d’en faire une chronique historique, Bouysse interroge surtout ce que la transmission signifie, ce qu’il reste de nous quand tout semble balayé. C’est pourquoi le roman est traversé de silences et de doutes. Mais ce sont ces incertitudes qui font la vérité du texte. Une vérité sensible, subjective, vibrante. « Une flamme vacillante vaut mieux que pas de flamme du tout ».
Entre toutes poursuit ce travail de fouille sensible du passé entamé dans ses précédents romans tels que Né d’aucune femme (2019, Prix des Libraires), ou Buveurs de vent (2020, Prix Jean-Giono), mais adopte une forme plus intime, presque testamentaire. Un récit profondément humain, tissé de mémoire, de silences et de gestes. C’est sans doute son roman le plus personnel, le plus dépouillé et l’un des plus touchants. Une manière d’écrire : « Tu n’es plus là, mais je te devine dans tout ce que j’ai été. »

Entre toutes
Franck Bouysse
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 21,90 €
EAN 9782226465740
Paru le 20/08/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en Corrèze.

Quand ?
L’action se déroule de 1912 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un coeur simple.
Marie est née en 1912 dans une ferme de Corrèze. Elle n’en partira jamais.
Franck Bouysse, une fois n’est pas coutume, livre avec une pudeur saisissante l’histoire de sa famille et prouve ici qu’il est aussi talentueux dans le récit de l’intime que dans la fresque romanesque. C’est beau et déchirant, c’est plein d’allégresse et de tragique : c’est la vie comme elle va.

Les critiques
Babelio 
Blog mots pour mots (Nicole Grundlinger) 

Les premières pages du livre
« Nous sommes la multitude de noms gravés sur les pierres tombales, faits de la même matière que celles et ceux qui ont foulé la terre avant nous. Nous sommes faits des mêmes élans, des mêmes immobilités, des mêmes rires, des mêmes chagrins, des mêmes pesanteurs, des mêmes états de grâce, des mêmes unions, des mêmes arrachements, des mêmes éclaircies, des mêmes brumes, des mêmes doutes, des mêmes espoirs. Nous sommes ce que d’autres ont été, ceux qui nous ont conçus, dans la vallée du Grand Rift, dans les profondeurs des grottes, avant le feu, avant les mots. Nous tournons en rond. Nous répétons les gestes et seule notre voix nous donne l’illusion d’être singuliers. Nous n’avons rien appris, nous n’apprendrons jamais rien. C’est ainsi. Les ombres nous devancent et nous n’y pouvons rien.
Marie est partie une nuit de février, un jour avant son quatre-vingt-huitième anniversaire, sur un lit d’hôpital, à une quarantaine de kilomètres de la ferme des Vieilles Granges, sur la commune des Herbiers où elle avait toujours vécu, là où elle aurait souhaité mourir. Le cachet de trinitrine glissé juste à temps sous sa langue prolongea sa vie de quelques heures. Elle eut au moins le temps de rassurer ses proches, de dire adieu à sa manière, Ne vous en aîtes pas, c’est pas pour tout de suite, j’en ai vu d’autres. Tout le monde y a cru, ou a fait semblant d’y croire. Moi, j’y ai cru.
Elle redoutait de devenir un poids. Quand ils sentent la in proche, les animaux se cachent et meurent en silence, ils n’embêtent personne avec les tracasseries de la maladie, de la vieillesse, m’avait-elle confié un jour, sûrement à dessein. Elle ne souhaitait rien d’autre qu’en finir discrètement, ainsi qu’elle avait vécu.
La veille au soir, je lui avais apporté des enregistrements de romans du terroir, qu’elle écoutait sur son petit magnétophone à cassettes, car elle n’y voyait plus à son aise pour lire, c’était son expression. Après s’être nourrie de classiques dans sa jeunesse, elle aimait désormais que des auteurs de la région l’aident à visiter sa mémoire. Je la trouvai alitée, comme souvent depuis plusieurs semaines. Elle m’accueillit avec un grand sourire, ce sourire que je lui ai toujours connu, offert à tous, sans distinction, au familier comme au visiteur. Elle ne ménageait pas l’effort qu’il devait bien lui en coûter parfois. On l’avait éduquée ainsi, à ne pas dévoiler l’envers du décor. Rester digne en toutes circonstances. Il dut pourtant lui arriver de pleurer en cachette, seule dans son lit, au plus profond de la forêt, dans l’étable, sur les brins de foin qu’elle jetait dans les mangeoires, je n’en sais rien. J’imagine. Qu’importait l’endroit, pourvu que nul ne la regarde.
Du plat de la main, elle avait tapoté le matelas, Assseds-toi, mon grand ! Elle m’avait remercié en ouvrant chacun des coffrets contenant les cassettes audio dont je ne me souviens plus les titres ni les auteurs. On avait ensuite discuté de la tempête qui venait de ravager le pays. Elle en avait été profondément affectée. Avec le recul, je crois que c’est ce qui l’a tuée. Elle craignait peu de choses, la fureur des éléments en était une. Elle y voyait de terribles présages, en plus des dégâts considérables occasionnés, comme si le ciel faisait payer aux hommes leur inconséquence, leur manque d’humilité, et souvent leur folie. D’un seul coup, elle s’était sentie fatiguée, son visage avait pâli. Elle avait besoin de se reposer, je pourrais revenir le lendemain poursuivre notre discussion. Son cœur vacilla à ce moment précis. Elle eut la force de désigner du doigt le pilulier posé sur le chevet.
Deux jours plus tard, elle quittait ce monde, qui avait tant changé depuis 1912, date de sa naissance, un monde auquel elle ne comprenait plus grand-chose. Elle avait vécu de loin les grandes révolutions technologiques, politiques et idéologiques. Elle aurait aimé faire de même avec les guerres. Elle s’en alla donc, avant l’avènement du numérique, avant que l’homme ne cède la place à son image. C’était il y a plus de vingt ans, en plein hiver.
Marie n’aimait pas l’hiver. Elle craignait pourtant davantage la chaleur que le froid. L’hiver, c’est la saison du repos de la nature et par extension des humains. Une saison durant laquelle ils se sentent coupables de moins travailler, le sentiment de commettre un crime envers ceux de leur condition, les vivants et les morts. On est bien obligé de suivre le ralentissement du mouvement, par la force des choses. Et puis, en hiver, tout comme les végétaux et les animaux, on perd l’appétit de la lumière. On en vient à dresser des bilans. On constate que le mauvais se tient au premier plan, que le bon reste timidement à l’arrière. On n’a pas d’efforts à faire pour que le mauvais attrape notre esprit, le bon, ça demande de la concentration. L’oubli guette le bon, le mauvais, jamais.

J’ai longtemps hésité avant de me décider à parler d’elle, à témoigner d’une époque que je n’ai pas vécue. Mais après tout, pourquoi pas. Pourquoi ne pas raconter son histoire, une histoire, à ma façon, même si je n’en connais que des bribes, même si je mentirai parfois. Il n’y aura personne pour m’en faire grief, à part Marie, d’un air goguenard, dans les allées de mon esprit. Je sais qu’elle ne m’en voudrait pas de la grandir un peu, de lui faire un habit lumineux, à sa mesure, avec des haillons de souvenirs.
Me voici prêt à l’accompagner dans sa traversée du XXe siècle, jusqu’à ce qu’elle échoue sur le rivage du suivant, par arrêt de son cœur, ce cœur qui menaça cent fois de tirer sa révérence, et qui repartit cent fois, moins une. En bien des occasions, elle souhaita certainement qu’il lâche, quand le malheur tirait trop sur la corde, que ses bras semblaient trop faibles pour la retenir, et qu’elle était alors tentée de la laisser filer au fond du puits des âmes chères. Elle n’en montra jamais rien.
La chance poussa rarement la porte de sa maison. Lorsqu’elle en eut un peu, durant ces rares instants, elle ne misa pas dessus pour la faire fructifier et en fit simplement réserve pour les heures de disette. Elle accommodait à sa manière les restes de bonheurs accrochés à ses souvenirs, plutôt que de suivre une recette dans un livre de cuisine. Toute la différence entre une prière piochée dans une bible et une autre improvisée par un cœur certes fragile.
Jamais elle ne se posa de questions concernant le sens de sa vie, trop accaparée qu’elle était par les travaux de la ferme, les tâches ménagères et l’éducation des enfants. Elle s’arrêtait parfois, volant un peu de temps à l’ordonnancement de sa journée, contemplant telle ou telle forme de beauté qu’offrait la nature. Elle était capable de s’émerveiller, de débusquer toutes sortes de petits miracles, que la plupart des gens trouvent souvent insignifiants. Marie possédait cette faculté, ce don. Elle ne croyait pas en un créateur universel, mais elle avait le goût du sacré qui l’aidait à endurer son existence, à poursuivre son chemin sans devancer l’appel, ni même le souhaiter, du moins ouvertement.
Bien sûr, je le répète, tout ne sera pas vrai dans ce que je m’apprête à écrire. Il y aura beaucoup de peut-être au cours de ce récit, peut-être trop. Peu importe, j’en ferai mon affaire, j’en ferai mon intime. J’éclairerai les ombres avec ce que je crois, moi, et nul autre que moi. Ma propre mémoire a travaillé la sienne et celle de ceux qui l’ont connue. Mon penchant pour le romanesque et la tragédie assoira sa légende. Une flamme vacillante vaut mieux que pas de flamme du tout. Maintenant que j’ai décidé de vous parler d’elle. Vous parler de Marie, dont le nom s’est perdu au jour de ses noces.

Le souvenir de la mère s’incarne dans une odeur, une odeur de paille torréfiée mêlée à celle de la sueur. Dès sa naissance, Anna transporta Marie partout, accrochée à son dos par un drap. Quand elle ne dormait pas, la fillette écoutait les sons environnants, observait, en reniflant le chapeau qui couronnait en toutes saisons la tête de sa mère. Un de ces modèles bombés en paille ressemblant à un casque colonial. Cette fragrance suivra Marie toute sa vie, aussi importante que celle du lait bu au sein maternel, puis plus tard, dans un bol, matin et soir, avec des bouts de pain trempé, des châtaignes blanchies, deux morceaux de sucre, et cela jusqu’à la fin, ou presque. Les odeurs imprègnent l’espace, les images, le temps. L’espace ne nous trahit jamais, le temps, toujours. Les odeurs dérivent dans l’espace pour nous revenir intactes, les images s’effacent souvent au profit de nouvelles, plus chatoyantes, plus trompeuses.
L’enfant était en quelque sorte une extension de sa mère, un petit être siamois babillant, incrusté à la colonne vertébrale d’un corps d’adulte. Il participait à tous les travaux, intérieurs, extérieurs, à toutes les conversations. Les mots lui parvenaient aussi facilement que le tchac-tchac de la binette, le hennissement du cheval de trait, le meuglement des vaches et des bœufs, le caquètement des poules. Les mots, ils recélaient plus de mystères que les bruits du quotidien, jusqu’à ce qu’elle découvre leur sens et les moyens de les rendre vivants, d’abord par sa bouche, puis grâce à une plume Sergent-Major plongée dans l’encrier.
De son perchoir, Marie voyait la terre, la dominait. Elle pensait alors qu’il en serait toujours ainsi, qu’elle n’aurait jamais à craindre ses dangers et le travail inhérent à son entretien. Chaque pas que faisait Anna, elle le faisait aussi pour sa fille, enjambant les flaques, évitant les obstacles. Voilà probablement la raison pour laquelle Marie se décida à marcher tardivement, à presque deux ans. Pourquoi l’aurait-elle fait avant ? Sa mère remplissait ce rôle à merveille. Il fallut pourtant bien descendre un jour sur terre, l’arpenter sans faillir ni se plaindre du mal qu’elle donnait. La terre est jeteuse de sorts, c’est elle qui édicte ses lois.
La mère serait donc incarnée par une odeur, le père par un visage. Un beau visage aux traits fins, qu’il rasait tous les matins avec du savon à barbe, de l’eau de pluie récoltée dans une vasque en pierre et un coupe-chou aiguisé sur une lanière de cuir. Un visage triste, muet, figé en une seule expression, le seul visage qu’elle lui connaîtrait. Louis était grand, musclé, aguerri à tous les travaux de la ferme. Rien ne lui faisait peur. La peur, il l’avait dépassée dans les tranchées de la Somme. Il ne l’avait jamais apprivoisée, elle lui était indifférente, sans fondement, sans plus aucun enjeu.

Louis avait assisté aux premiers pas de sa fille, un mois avant que la guerre ne l’arrache au socle familial qu’il avait cru immuable. Il n’avait jamais pris part à la liesse populaire accompagnant le départ des soldats. Pour Louis, des fleurs accrochées au bout d’un canon, ça n’avait aucun sens. Elles aussi, les fleurs, on les avait arrachées à la terre pour les suspendre à un objet de mort, croyant ainsi la conjurer.
Il n’était revenu pour sa première permission que quatorze mois après la mobilisation générale, un peu amaigri, mais sain et sauf. Il ressemblait en tout point à celui qui était parti. À l’intérieur, il n’était déjà plus le même. Marie avait eu un mouvement de recul en voyant cet homme livide, qui ne savait comment s’y prendre avec elle. Anna ne reconnaissait pas le mari qui l’avait quittée en larmes un jour d’août, celui qui souriait en toutes circonstances, et qui ne souriait plus.
Louis était reparti neuf jours plus tard, neuf jours pendant lesquels il avait essaimé son mal-être aux quatre coins des Vieilles Granges.
Les années suivantes, il revint au moment des foins et des moissons. Il restait plus longtemps que lors de sa première permission, espérant en secret que le conflit prenne fin en son absence.
Les départs étaient chaque fois plus douloureux. Ce que Louis réapprenait au contact de sa femme et de sa fille, il fallait qu’il l’oublie dès l’instant qu’il reprenait la route. Anna aussi s’efforçait d’oublier sa présence, ne sachant pas si elle le reverrait, ni qui elle retrouverait s’il revenait l’année suivante. Marie était trop petite pour concevoir l’idée de la guerre. On la préservait en racontant que son père repartait en voyage. Quinze jours à trois semaines ne suffisaient pas à habituer la gamine à ce type, qu’on l’obligeait à appeler papa. Il n’avait pas d’existence réelle, n’était que de passage. Ça n’aurait rien changé à la vie de la fillette qu’il ne revienne jamais, qu’il meure loin des Herbiers. À la ferme, la vie se déroulait très bien sans lui. Sa mère suffisait à Marie. Elle au moins ne l’abandonnerait pas. Seuls les pères pouvaient abandonner leur famille sans raison valable, les mères, jamais.
Et puis, comment faire confiance à quelqu’un qui n’était pas capable de dire au revoir en regardant sa propre fille dans les yeux ? Quelqu’un qui préférait partir en voyage, se rendre en un lieu alors inconcevable pour elle, un lieu trop éloigné de lamour.
Marie avait six ans quand sa mère lui avait annoncé que son père revenait définitivement, qu’il ne partirait plus jamais. Elle n’accueillit pas la nouvelle avec bonheur. L’équilibre instauré de longue date avec sa mère allait être rompu par cet homme, ce papa qui s’apprêtait à reprendre une place qu’il n’avait jamais eue.

Louis gardait les mots à l’intérieur, par crainte qu’il s’en échappe de terribles dont il voulait préserver sa famille. La guerre était en lui, les scènes de massacres étaient en lui, n’en sortiraient jamais. Une balle lui avait emporté l’oreille gauche et rongé l’âme entière. Il n’était pas un cas particulier. Devenue plus grande, comme son père ne répondait jamais à ses questions, Marie interrogerait d’anciens combattants du village pour savoir ce qu’ils avaient enduré. Ils accueilleraient invariablement les questions par un même regard fiévreux, le même désir de disparaître, la même impossibilité à révéler, à oublier. La guerre les avait rendus muets, plus pauvres en expériences communicables. Ils avaient certes trouvé la sortie d’un enfer, mais les démons avaient suivi leurs traces. Ils espéraient que leur silence les tiendrait à distance.
Marie comprendrait plus tard la raison profonde de ce silence, à l’école, d’abord de la bouche de l’institutrice. Enterrés vivants, les soldats n’avaient accès à l’horizon que pour courir au-devant d’une balle ou d’un éclat d’obus. Rendus sourds par les détonations, les explosions et les cris des mourants, ils savaient que leurs voix ne porteraient jamais par-delà ce tumulte, que leurs paroles ne seraient jamais à la hauteur de l’immonde expérience vécue, qu’on ne les croirait même pas. Et par-dessus tout, ils n’imaginaient pas que des mots puissent rendre compte de cela.
Des trois frères d’Anna, un seul en était revenu. Émile était le dernier-né. Il n’était jamais allé au front. Il préparait les repas à l’arrière, afin que ses camarades ne meurent pas le ventre vide. Aucune famille des environs n’avait été épargnée. Même les hommes en apparence complets avaient été amputés d’une part de raison, quelquefois même de la totalité. Il fallait pourtant bien les recueillir, ces fils, ces maris, ces pères, ces amants, qu’en sectet on aurait souvent préféré pleurer une bonne fois pour toutes et honorer le jour de la Toussaint, avec un chrysanthème mordoré. Conserver l’image de celui qui avait quitté la maison la fleur au fusil et le sourire aux lèvres, pour ne pas vivre avec un revenant.
À son retour, Louis pensait que la guerre lui avait pris tout ce qu’il était possible de lui prendre. Il se trompait. Dans les jours qui suivirent, il fut atteint d’une forte fièvre. En plus de l’horreur, il avait ramené la grippe espagnole du front, comme beaucoup de soldats à cette époque. Marie et Anna en réchappèrent, elles n’eurent pas le moindre symptôme. Louis demeura alité plusieurs semaines. Il survécut. Ses parents furent contaminés et moururent tous les deux. Le malheureux en éprouva une immense culpabilité qui ne fit qu’ajouter à la douleur qui le détruisait en silence. Dès lors, ce n’était pas seulement une infinie tristesse qu’on pouvait lire dans ses yeux, mais une absence globale au monde. Il était aussi absent sa vie. La seule parade qu’il avait trouvée pour préserver sa famille de son propre effondrement. »

Extraits
« Le curé bénit l’union des amoureux le 8 octobre 1930, en l’église des Herbiers. Ce jour-là, Clément ne chanta pas, mais sa voix résonna pourtant tout au long de la céremonie dans l’esprit de Marie. Anna gorgea de larmes un mouchoir brodé. La mère du marié ne fut pas en reste. Le vin d’honneur et le repas se déroulèrent aux Grnillères, dans la grange des Chénier. Il y eut des rires, de la musique et de la viande saoule. Le jeune Ernest Soulage remporta la brassière et se maria dans l’année à Mathilde Verlac.
Marie et Clément s’éclipsèrent après le dessert, selon la tradition. On feignit de ne pas remarquer leur départ. On connaissait le rituel. Ils firent pour la première fois l’amour dans le lit du jeune marié et s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. Plus tard dans la nuit, les noceurs vinrent les réveiller en chantant à tue-tête. Ils mangèrent une soupe à l’oignon dans un pot de chambre, qu’ils garderaient en souvenir. L’union se présentait sous les meilleurs auspices. » p. 108

« Elle écouta mieux, regarda mieux, pour mieux entendre et voir. Sans le savoir, Clément lui apprenait à déchiffrer le monde qui l’entourait, à faire du banal apparent le plus beau des enchantements. Cet homme était un arc-en-ciel révélant des trésors insoupçonnés en tout lieu, une étable, une forêt, une prairie. Sa présence auprès d’elle décomposait la lumière dans toutes les variantes du bonheur, lui faisant oublier la rude vie de paysanne. » p. 120

« Marie et Clément avaient conscience de n’être pas bien riches d’argent, mais e choses autrement précieuses, les lens qui passent p Leur rêve de fonder une famille s’était réalisé. rations vivaient désormais dans la petite maiso es parents avaient déjà le projet d’agrandir. bien légitime de souhaiter plus d’espace et plus d’intimité. » p. 131

« Nous sommes capables de cartographier le génome humain, d’identifier les anomalies, mais nous ne sommes pas en mesure d’évaluer quelle part du vécu de nos aïeuls nous imprègne réellement, ce bruit de fond dans nos cellules qui rôde comme un fantôme. » p. 205

« Au-delà de la mort de Clément, quelque chose avait péri aux Vieilles Granges, quelque chose d’inorganique, qui n’était ni l’espoir ni la foi, comme l’avait d’abord pensé Marie. Ce qui s’était éteint cette nuit du 4 septembre 1947, en même temps que la vie d’un homme, c’était un feu qui ne serait jamais transmis, ce feu qu’un gamin de quinze ans et une fillette de cinq ne pourraient raviver, par crainte d’aller contre la volonté de leur mère, d’aller contre ce destin tragique, qu’elle, Marie, finirait par accepter contre les vents et les marées de la colère. » p. 228

À propos de l’auteur

Franck Bouysse © Photo Pascal Ito

Franck Bouysse naît en 1965 à Brive-la-Gaillarde. Il partage son enfance entre un appartement du lycée agricole où son père enseigne et la ferme familiale tenue par ses grands-parents. Il y passe ses soirées et ses week-ends, se passionne pour le travail de la terre, l’élevage des bêtes, apprend à pêcher, à braconner…
Sa vocation pour l’écriture naîtra d’une grippe, alors qu’il n’est qu’adolescent. Sa mère, institutrice, lui offre trois livres pour l’occuper tandis qu’il doit garder le lit : L’Iliade et L’Odyssée, L’Île au trésor et Les Enfants du capitaine Grant. Il ressort de ses lectures avec un objectif : raconter des histoires, lui aussi. Après des études de biologie, il s’installe à Limoges pour enseigner. Pendant ses loisirs, il écrit des nouvelles, lit toujours avidement et découvre la littérature américaine, avec notamment William Faulkner dont la prose alimente ses propres réflexions sur la langue et le style. Jeune père, il se lance dans l’écriture de ses premiers livres : il écrit pour son fils les romans d’aventures qu’il voudrait lui offrir plus tard, inspiré des auteurs qui ont marqué son enfance : Stevenson, Charles Dickens, Conan Doyle, Melville… Son travail d’écriture se poursuit sans ambition professionnelle. Le hasard des rencontres le conduit à publier quelques textes dans des maisons d’édition régionales dont la diffusion reste confidentielle.
En 2013, il déniche une maison en Corrèze, à quelques kilomètres des lieux de son enfance. La propriété est vétuste, mais c’est le coup de cœur immédiat. Il achète la maison qu’il passera plus d’une année à restaurer en solitaire. Alors qu’il est perdu dans ce hameau désolé, au cœur de ce territoire encore sauvage, un projet romanesque d’ampleur prend forme dans son esprit. Un livre voit le jour et, poussé par un ami, Franck Bouysse entreprend de trouver un éditeur.
Grossir le ciel paraît en 2014 à La Manufacture de livres et, porté par les libraires, connaît un beau succès. La renommée de ce roman va grandissant : les prix littéraires s’accumulent, la critique s’intéresse à l’auteur, un projet d’adaptation cinématographique est lancé. Ce livre est un tournant. Au total, près de 100 000 exemplaires seront vendus. Suivront Plateau, puis Glaise, Prix des lecteurs de la Foire du livre de Brive), Né d’aucune femme (La Manufacture de livres, 2019 ; Prix des libraires, Prix Babelio, Grand prix des lectrices de Elle…), Buveurs de vent (Albin Michel, 2020 ; Prix Giono) et Fenêtre sur terre (Phébus, 2021). En 2022, avec Été brûlant à Saint-Allaire, il écrit son premier scénario original de bande dessinée pour le dessinateur Daniel Casanave. (Source : Éditions La Manufacture de livres/ Albin Michel)

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