En deux mots
Harper grimpe dans un bus brinqueballant, direction un village mexicain où il doit se produire pour la fête annuelle. Il a dû remballer ses rêves de gloire et de vedette hollywoodienne pour des prétentions alimentaires. Le road-movie du toréador américain est aussi la chronique d’un âge d’or disparu.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format : Matador Yankee
Les premières lignes
« 1. Un serpent brodé
Son sac pesait sept kilos en comptant son épée. Harper s’essuya les pieds avant de monter dans le bus. Tout le monde ne le faisait pas. Le conducteur incurva sa bouche de poisson, admettant qu’il avait des manières. Harper s’installa contre la fenêtre, en exposant côté couloir la cicatrice qui lézardait son cou. Ça permettait de ne pas dire un mot à son voisin sur des centaines de kilomètres. Il regardait les gens avancer dans le couloir. Celui-ci allait ronfler, celui-là allait manger des chips, la gamine ferait du bruit avec sa paille plantée dans son soda ou tirerait dans la nuit sur les plumes des poules. Une vieille femme qui debout n’était pas plus haute que les rangées de sièges finit par s’asseoir à côté de lui, une Indienne. Elle sentait le beurre frais et l’herbe d’altitude. Ils passeraient la nuit l’un à côté de l’autre comme beaucoup de gens sur terre, sans rien se dire ou presque, mais pas tout à fait seuls. Cette femme s’était présentée, Ana, sans doute pour montrer qu’elle était bien là malgré son âge. Elle abaissa l’accoudoir en demandant la permission et y laissa retomber son avant-bras. Il convenait de respecter les frontières. Ana le regarderait dans la nuit et penserait, elle aussi, à quel point il était étrange de dormir à côté d’un étranger. Harper n’aimait pas dormir, il ne trouvait pas facilement le sommeil, mais les fenêtres des bus et leur défilement d’images l’apaisaient bien davantage que la voix d’une mère. On était parfois contraint de se laisser porter dans l’espace sans aucune prise sur le monde alentour. Ana regarda la cicatrice de cet homme pour l’apprivoiser, c’était mieux que de s’en empêcher. Cette peau rapiécée était bien vivante et continuait, à sa manière, à renouveler ses cellules.
La ville de Hermosillo brillait dans le soir, les néons colorés, les lumières aux fenêtres, les écrans des télévisions qui papillotaient, les rivières de phares sillonnant les banlieues, puis l’obscurité tombante qui recentrait peu à peu la vie intérieure des passagers sur le miroir des vitres. Le bus prenait de la hauteur sur la ville pour bientôt ne plus laisser pâlir qu’un rougeoiement lointain déjà percé par des étoiles. Le bus grimpait, se retournait sur lui-même à chaque virage pour s’enfoncer dans les montagnes. Il n’y avait plus de place mais des familles entières continuaient à monter dans la nuit et s’entassaient avec leurs bagages qui leur servaient de couche. Ana s’était endormie et murmurait dans son sommeil. Chacun se réveillait, regardait la lune, chacun pensait à sa vie, mobile et immobile. Un homme dessinait avec son doigt un trou plus sombre sur la condensation des vitres, duquel ruisselait un filet d’eau fragile. Le fleuve grossissait dès qu’il croisait des gouttes. Dehors tout était noir, on apercevait parfois la blancheur d’un sommet, on s’y accrochait aussi longtemps que possible et rien ne prévenait de sa disparition soudaine, masqué par un autre relief, noir à nouveau, puis scintillant plus loin, sans que l’on sache s’il s’agissait du même ou d’un autre ou si les yeux s’étaient fermés sur les taches d’un rêve.
À l’aube, des montagnes plus hautes encore dépassaient de la brume. Des arbres en retenaient des bribes et des chaos de roche nue venaient crouler jusqu’à la route. Le bus roulait vite à présent, soulevant la poussière, comme sorti de la nuit miraculeuse. Les passagers se réveillaient dans l’odeur de sueur et de volailles. La lumière du matin était pâle et la vitesse estompait la broussaille des bas-côtés. À la sortie d’une longue courbe, le bus freina en projetant une pluie de graviers de part et d’autre de la chaussée. Le conducteur secoua la cloche. Une vierge métisse servait de battant.
– Cerocachi, Cerocaaaaaachi.
Le conducteur en saisit la robe pour étouffer le son et coupa le moteur. De l’autre côté de la route se tenait un homme appuyé contre une jeep militaire. Il portait un costume clair, des lunettes de soleil et lustrait ses bottes derrière ses mollets. Il tenait une pancarte pour ne pas rater Mr. Gringo Torero, écrit en lettres majuscules. Il semblait apprécier la plaisanterie. Des familles se hâtèrent à l’extérieur du bus, chargées de cages et de sacs tressés. Elles finiraient à pied par des sentiers que personne ne voyait. Ana se leva pour laisser passer son voisin et lui indiqua d’un mouvement de tête qu’elle continuait la route, des heures encore à contourner des ravins jusqu’au prochain col. Elle se gratta le cou en le dévisageant. L’homme qui attendait Harper écarquillait les yeux et pointait la pancarte avec son doigt tendu.
– Mister, je vois que vous avez fait bon voyage, toujours un peu de retard. Il vaut mieux ça que les précipices. Vous avez vu ? Vertigineux. Vous avez soif ? Vous avez faim ? Les deux peut-être ?
La luminosité était plus forte que derrière les vitres teintées du bus et l’air était plus sec. L’altitude et le bourdonnement du moteur avaient bouché les oreilles de l’Américain. Les deux hommes se tenaient l’un en face de l’autre et le bus avait déjà repris sa route. À quelle question convenait-il de répondre en premier ? À aucune.
– Bon, vous avez l’air en forme en tout cas, c’est important ça. Il y a un changement de programme, je vais vous expliquer en chemin, allons-y, ne perdons pas de temps.
Le mot programme sonnait faux et n’était pas prononcé comme un mot de tous les jours. Mister Gringo Torero préféra rester silencieux. Tant qu’il ne parlait pas, rien de tout ce qui existait autour de lui n’avait de consistance et le parfum d’Ana devenu étrangement familier continuait de l’accompagner. Il monta dans la jeep de son chauffeur particulier aucunement perturbé par le silence de l’Américain. L’homme au volant pensait peut-être lui aussi que ne rien dire avait du bon et le barouf de la jeep qui filait sur la piste permettait de s’en contenter. Les programmes étaient faits pour changer. On n’allait pas lui annoncer le branchement de l’eau courante ni l’inauguration d’une autoroute. Profitant d’un tronçon moins défoncé et regardant dans le rétroviseur comme s’ils pouvaient être suivis, le chauffeur finit par prendre les devants.
– Vous verrez, rien d’embêtant. Simplement, il n’y aura que vous à l’affiche demain, car les autres ont eu un empêchement. Ils n’ont pas pu franchir le col, sûrement à cause des éboulements sur la route, ou pire. Les gens tombent souvent dans les ravins par ici. Rassurez-vous, ce ne sont pas toujours les mêmes.
L’homme était content de son astuce. Il la répéta à voix basse pour s’assurer qu’elle faisait rire et reprit sur le même ton.
– Une année, nous sommes restés sans personne. Ils étaient tombés, tous les passagers du bus, écrabouillés dans cette boîte en fer, un roulé-boulé jusqu’à la rivière, trente-cinq morts.
Il marqua un temps d’arrêt.
– Non, je plaisante, simplement du retard, une crevaison, deux jours de retard et pas moyen de prévenir qui que ce soit. Alors on a décalé la fête. Exceptionnellement, on s’arrange.
La piste redevenait chaotique, les ravinements plus profonds, et rien ne semblait désormais freiner le flot des mots.
– Du coup, vous n’aurez qu’un seul taureau, on vous a gardé le plus gros et quelques vaches. Mais ne vous inquiétez pas, il y a probablement des gens au village qui seront prêts à vous aider d’une manière ou d’une autre. Et le maire va tout faire pour vous mettre à l’aise. Le maire, c’est mon frère, Don Armando. Et s’il y a un problème, je suis là, je suis médecin et chirurgien.
L’Américain préférait pour l’instant ne rien relever et ne comprenait pas comment son chauffeur, quelles que soient ses qualifications, parvenait à conduire le corps de profil, ne quittant pas des yeux son passager.
– On ne connaît pas votre nom. Comment vous appelez-vous ? Gringo Torero, c’est mon idée. On l’a écrit sur les affiches. Il faut prendre les choses avec le sourire ici, sinon vous allez mourir d’ennui. C’est important que vous ayez un nom, comme ça les gens pourront vous soutenir ou vous insulter, vous comprenez ?
– Je m’appelle Juan. Mais mon nom de torero, c’est Harper. Pour les précipices, j’ai voyagé de nuit, je n’ai pas vu grand chose.
– Juan, soyez le bienvenu. Moi c’est Miguel. J’ai un fils qui s’appelle Juan, comme vous. Et un autre qui s’appelle Miguel, comme moi. C’est amusant non ? Juan, c’est le petit. Ils vivent à Hermosillo maintenant, avec leur mère. Ne croyez pas tout ce que les gens du village vous disent. Ils sont particuliers, c’est la montagne.
– Je connais un peu la région.
– On a modifié les affiches pour signaler qu’il ne restait plus que vous. Les villageois sont déçus, c’est toujours plus amusant quand vous êtes plusieurs à vous tirer la bourre. Ne vous attendez pas à des merveilles, les gens sont pauvres ici, mais ils ont besoin de vous. Personne ne vient jamais nous rendre visite, il y a toujours une excuse, toujours un truc qui va de travers.
Tout en bloquant le volant entre ses cuisses, Miguel lui tendit une carte de visite plastifiée et tapota sur sa photo en souriant.
– Docteur Miguel. C’est moi, vous voyez ? Je n’avais pas la moustache à l’époque et puis un jour, je me suis dit, tiens, ça pourrait bien m’aller la moustache à moi aussi. Alors je l’ai laissée pousser. Ça me change. Maintenant on me connaît avec la moustache. Juan, ce n’est pas vraiment un prénom américain ?
– Ça peut arriver.
Le docteur se mit à rire, la moustache à l’horizontale. On aurait dit que de petites larmes lui montaient aux yeux, le début d’un spasme qui pouvait tout emporter.
– On m’appelle aussi John, John Harper. Ça dépend qui, ça dépend où.
– John ! Ah c’est bien John, ça va leur plaire, John Wayne, John Travolta, John Rambo. Ça ne fait pas très torero mais ça va leur plaire. Vous savez que John Rambo, à y réfléchir, ce n’est pas un violent. On le voit bien au début du film, il ne cherche pas les ennuis, il marche le long d’une route, c’est tout. C’est la société qui fait de lui un sauvage.
Miguel fit un écart avec la voiture, probablement pour contourner une mine ou éviter un tir de roquette, puis il dérapa avec le frein à main, à hauteur d’un talus.
– On s’arrête là. Laissez-moi porter votre sac. On va finir à pied. On a pensé vous installer à la mairie. Il y a une chambre pour les gens de passage. Vous y serez tranquille, vous dormirez bien, mieux qu’en ville, vous verrez. C’est important de bien dormir, l’altitude ça coupe les jambes et vous en aurez besoin.
Encore ces petites larmes menaçant l’équilibre du monde. Cet ultime conseil médical finit de rassurer Harper sur les compétences du docteur. Il refusa de lui laisser porter son sac, mais il accepta tout le reste qui avait l’air sensé. Au-delà du talus, ils marchèrent encore vingt minutes jusqu’au village, annoncé par des champs désordonnés de courges, de maïs et de haricots. Dans une cuvette, une place centrale divisait quelques maisons d’adobe autour desquelles, de collines boisées en collines sèches, dépassaient d’autres toits. La mairie était la maison du maire et le mot mairie était peint en ocre sur le mur sombre. Un agave extravagant dépassait du balcon et pointait des piquants hostiles vers le mur de l’église. Ils entrèrent dans la mairie par l’arrière, où un escalier montait jusqu’au premier étage. »
L’avis de… Barbara Cassin (Le Monde)
« De surprise en surprise, petites ou grandes, comme si l’écriture était de la tauromachie et que nous, les toros, on se laissait mener de passe en passe. C’est cela que j’aime dans ce roman, être menée par le bout du nez par un nonchalant qui sait manier la cape, sans avoir le temps de respirer même quand c’est lent. »
Vidéo
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Jean-Baptiste Maudet présente Matador yankee © Production Librairie Mollat
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