Ma note Ma chronique Lorsqu’il arrive devant son bar habituel, Allmen constate qu’un event y est organisé et choisit de se rendre dans autre établissement. Longeant le cours d’eau qui traverse la ville, il fait halte à La Rivière. Un choix doublement gagnant, car non seulement la Margarita est à son goût, mais aussi parce que l’homme qu’il rencontre, Adrian Weynfeldt, est un riche collectionneur. Qui va lui sauver la mise, lorsqu’il se rend compte, au moment de payer, qu’il n’a pas d’argent sur lui. Une bévue qu’il met sur le dos de Carlos, son associé. Allmen et le dernier des Weynfeldt Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre María et Carlos se trouvaient dans la mansarde qui leur servait de séjour. Assise dans l’un des deux fauteuils, elle se vernissait les ongles. Extraits « C’était la mission la plus étrange dont se soit jamais chargée Allmen International Investigations. Retrouver un tableau volé dont la valeur était nulle, ou bien très élevée. Et alors que tous les suspects étaient de bons amis du client. Y compris une femme victime d’un accident mortel une heure avant de lui révéler une information vraisemblablement capitale. » p. 149 À propos de l’auteur Martin Suter © Photo DR Martin Suter est un écrivain, journaliste, scénariste et auteur de textes de chansons suisse, né en 1948. Son importante œuvre romanesque est traduite dans de nombreux pays et connaît un immense succès en Allemagne et en Suisse. Il a rejoint le catalogue des éditions Phébus en 2024 avec son roman Melody, encensé par la critique. (Source : Éditions Phébus) Site internet de l’auteur (en allemand) Tags
★★★★ (j’ai adoré)Le Picasso volé, la libraire morte et le riche zurichois
C’est toujours un plaisir de retrouver Allmen, le dandy détective imaginé par Martin Suter. Cette fois, il est chargé d’enquêter sur la disparition d’un tableau qui pourrait être de Picasso. L’occasion d’un joli tour d’horizon de la haute-bourgeoisie zurichoise et ses mœurs particulières.
Les circonstances vont, quelques jours plus tard, rassembler à nouveau le dirigeant d’Allmen International Investigations et l’unique descendant d’une vieille dynastie d’hommes d’affaires. Weynfeldt va charger Allmen d’enquêter sur la disparition d’un tableau de sa collection qu’il affectionne particulièrement, Baigneuses au ballon 4, attribué à Picasso. Mais il va surtout lui demander d’agir avec tact, car le forfait à été découvert au lendemain d’une soirée organisée dans sa demeure et rassemblant une dizaine de ses amis.
Allmen et Carlos, son assistant, vont éplucher la liste des invités et tenter de comprendre le mobile du voleur qui s’est emparé d’une toile dont l’origine n’est pas certifiée. Ils vont interroger Karin Winter, libraire et son compagnon Luc Neri, Webdesigner, « le fondé de pouvoir centenaire d’Adrian, avec ses conversations tarabiscotées. Ou encore la vieille veuve de son médecin de famille avec ses histoires paillardes. » Et puis Kaspar Casutt, l’architecte, ou encore Claudio Hausmann, le cinéaste et sa femme Kando, juriste. Sans oublier Lorena, « qui comme d’habitude accaparait Adrian. » Et pour compléter le tableau, on n’oubliera pas le personnel de maison, la fidèle Mme Hauser et Guadalupe, la domestique. Sans oublier un invité surprise, Tobi, le petit neveu de Mme Hauser.
Au fil des Investigations, ils vont découvrir que derrière la façade de respectabilité se cachent bien des secrets.
Mais l’enquête va prendre une autre dimension lorsqu’on découvre le corps sans vie de Karin Winter, après que cette dernière ait sollicité un rendez-vous auprès d’Allmen. Accident ou meurtre ? « C’était la mission la plus étrange dont se soit jamais chargée Allmen International Investigations. Retrouver un tableau volé dont la valeur était nulle, ou bien très élevée. Et alors que tous les suspects étaient de bons amis du client. Y compris une femme victime d’un accident mortel une heure avant de lui révéler une information vraisemblablement capitale. »
Comme souvent chez Martin Suter, ce n’est pas tant la résolution du mystère qui importe que la manière dont les personnages s’en accommodent. L’auteur joue ici avec les apparences, les postures sociales, les héritages discrets et les silences pesants. L’atmosphère est celle d’un monde policé, à la fois feutré et déliquescent, dans lequel la politesse bourgeoise dissimule les arrangements et les jalousies. On cherche un Picasso, mais on marche sur des œufs. Tout est affaire de nuance, de relations bien tenues, de gestes retenus. Et comme toujours avec Allmen, les choses glissent, s’enroulent dans la conversation, s’évaporent dans la séduction ou le bon mot.
Le roman distille une ironie constante : celle d’un voleur d’élégance en quête d’un faussaire de génie, celle d’un enquêteur en perpétuelle quête de crédit, monétaire comme symbolique, celle d’une enquête dont l’objet a peut-être été peint… par un autre que Picasso. Suter en profite pour poser la question de l’authenticité dans le monde de l’art, tout en offrant une variation sur les mensonges que chacun accepte d’entretenir pour préserver son confort.
La mort de Karin Winter agit comme un tournant. Elle fait basculer l’intrigue de la comédie sociale vers quelque chose de plus trouble, où la culpabilité s’insinue par touches impressionnistes. Est-ce le tableau qu’on cherchait ? Ou bien une vérité trop dérangeante pour être dévoilée ? La réponse, bien sûr, est double, comme le sont tous les récits que Martin Suter construit patiemment.
Avec ce roman, l’auteur réussit un coup de maître, en réunissant pour la première fois deux de ses créatures littéraires les plus emblématiques. D’un côté, Johann Friedrich von Allmen, dandy sur le déclin, détective malgré lui, collectionneur de dettes et de devises rares — introduit en 2011 avec Allmen et les libellules. De l’autre, Adrian Weynfeldt, esthète solitaire, héritier discret, homme de goût et d’une certaine mélancolie — apparu en 2008 dans Le dernier des Weynfeldt, où il s’éprenait d’une femme plus instable que lui.
Suter les fait se rencontrer comme deux versions d’un même personnage : l’un se complaît dans le vernis, l’autre dans le classicisme. L’un dépense sans compter ce qu’il ne possède pas, l’autre thésaurise un capital affectif et culturel qu’il n’a jamais su faire fructifier pleinement. Tous deux sont en décalage avec leur époque, chacun à leur manière. Et c’est cette rencontre, presque improbable, qui donne à ce roman une saveur singulière.
Un pastiche délicat de roman policier, une satire douce-amère de la haute société suisse, une réflexion voilée sur la notion de valeur, le romancier suisse confirme qu’il est un brillant analyste des failles de ses contemporains.
Martin Suter
Éditions Phébus
Roman
Traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Mannoni
190 p., 16,50 €
EAN 9782752914682
Paru le 15/05/2025
Le roman est situé principalement en Suisse, à Zurich. On y évoque aussi Antigua, au Guatemala et un voyage à Rome.
L’action se déroule de nos jours.
Dans Allmen et le dernier des Weynfeldt, Martin Suter, gentleman écrivain, réunit deux de ses personnages les plus appréciés : Allmen, le dandy détective désargenté, et Adrian Weynfeldt, le richissime amateur d’art, héros de son best-seller Le Dernier des Weynfeldt.
Les deux hommes se rencontrent autour d’un verre et ne tardent pas à se lier d’amitié. Alors, lorsque Weynfeldt constate le vol d’un de ses tableaux, attribué, faussement peut-être, à Picasso, il demande à Allmen d’enquêter discrètement, ne voulant pas ébruiter l’affaire…
Un cosy crime élégant et raffiné, campé dans des décors bourgeois où règne le paraître ; des dialogues qui font mouche, une ironie mordante : tous les ingrédients d’un cocktail savoureux à boire au coin du feu et sans modération !
Babelio
RTS (Qwertz)
Bande-annonce du roman
« Première partie
Ils étaient déjà presque arrivés au Viennois lorsque Allmen demanda à M. Arnold de faire demi-tour. Avec le flegme propre aux chauffeurs de maître, celui-ci effectua une manœuvre experte avec la longue Cadillac Fleetwood 1978 et repartit en direction de la villa Schwarzacker.
Une journée grise, sans pluie mais maussade, avait glissé en silence vers une soirée sombre. Après un petit-déjeuner tardif, Allmen avait joué un peu de Schubert et, lorsqu’il en avait eu assez, il était allé s’allonger pour une courte sieste. Quand il s’était réveillé, la nuit était déjà tombée et cela sentait les frijoles, les haricots noirs, un plat qu’au Guatemala les gens simples mangent quotidiennement avec des tortillas de maïs.
En général, ces frijoles signifiaient que Carlos et María voulaient l’alerter sur l’état des finances.
Allmen avait avalé son repas sans faire de commentaire avant de demander à Carlos d’appeler M. Arnold. Carlos s’était exécuté en exprimant un désaccord à peine voilé.
Allmen était déjà troublé en sortant de chez lui. Il avait longuement hésité entre un imperméable et un chapeau ou un parapluie, pour finalement trancher en faveur de la seconde option. Souhaitant mettre une note de couleur au gris de cette journée, il avait choisi un trois-pièces bleu empire au lieu du costume anthracite préparé par Carlos. Une cravate en crêpe de soie couleur miel ornée d’un motif chinois raffiné complétait le tout.
Laissant derrière eux les villas et les imposantes bâtisses abritant les appartements de la grande bourgeoisie, ils dépassaient déjà les premiers immeubles de bureaux. Allmen ne savait toujours pas pourquoi il se sentait aussi mal à l’aise.
C’est seulement lorsque le lac apparut au loin qu’il se décida à utiliser l’un des miroirs installés à l’arrière de la limousine.
C’était la cravate. Elle n’allait avec rien. Ni avec son costume, ni avec le temps, ni avec son visage, ni avec son humeur.
Carlos ne sembla pas surpris de voir revenir son patrón aussi rapidement. Rien ne le surprenait. Et quand c’était le cas, il ne laissait de toute façon rien paraître.
– Cravate, lâcha simplement Allmen.
Carlos se rendit aussitôt dans le grand dressing de la petite chambre à coucher et revint avec un assortiment de cravates sur le bras. Il attendit qu’Allmen ôte la jaune miel.
– Si je puis me permettre une remarque, Don John.
– Bien entendu.
– Elle aurait été parfaite avec le costume anthracite.
Allmen se vengea en ignorant délibérément la cravate brun châtaigne proposée par Carlos pour lui préférer une autre, carotte, avant de finalement se décider pour une rouge brique ornée de petits motifs dorés.
– Un bon choix, Don John, dit Carlos.
Allmen préféra ignorer son ton ironique.
Vingt bonnes minutes plus tard, M. Arnold l’arrêta enfin devant le Viennois. À travers la vitrine, Allmen constata qu’une vive animation régnait à l’intérieur. Plus qu’à l’accoutumée.
Il avança lentement jusqu’à la porte. Un écriteau y était accroché : Soirée privée.
Une soirée privée au Viennois? C’était une première.
À l’entrée se tenait un homme en costume noir, aux cheveux très courts, qui le salua aimablement.
– Votre nom? demanda-t-il.
– Allmen.
L’homme parcourut une liste de la pointe de son stylo.
– Allmen, Allmen.
– Sinon, regardez à V. Von Allmen.
L’homme passa à la deuxième page.
– Vous avez une invitation? s’enquit-il assez froidement.
Alors qu’Allmen s’apprêtait à répondre « Je n’ai pas besoin d’invitation, je suis un habitué », Gianfranco vola à son secours.
– Votre table est prise, hélas, Signor, mais je vais bien entendu vous en trouver une autre.
Allmen voulut passer devant le portier sans lui accorder un regard supplémentaire. Mais l’homme le retint avec une telle poigne qu’il renonça à lui opposer la moindre résistance.
– En quel honneur, cette fête, Gianfranco?
– Une invitation de Spotlight, la chaîne de magasins.
– Ah, un event. Dans ce cas, mieux vaut que je m’en aille. Je ne fréquente pas les events.
Gianfranco l’accompagna jusqu’à la sortie.
– Bella cravatta, Signor, lui chuchota-t-il avant de rentrer dans le café.
La ville était silencieuse, comme si l’obscurité avait poussé les habitants à rentrer chez eux. De temps en temps, une voiture franchissait le pont. Dans les trams, on apercevait de rares passagers assis à bonne distance les uns des autres.
Arrivé au bout du pont, Allmen tourna à droite et longea le fleuve noir. Deux cygnes dormaient sur la rive, la tête glissée sous l’aile comme sous une couette en plume.
Une femme accompagnée d’un petit chien marchait vers lui. Elle s’immobilisa soudain, prit l’animal dans ses bras et attendit. Une fois à sa hauteur, Allmen lança un «Bonsoir! » sonore. Elle ne lui répondit pas mais le pinscher nain, lui, émit un bref glapissement.
De la musique douce montait de La Rivière. Une suave voix féminine chantait «The Man I Love » accompagnée par un piano et une basse.
Allmen ne fréquentait que rarement ce lieu. C’était pourtant un bar à cocktails bien agréable avec un bon équilibre de lumière et d’ombre, et des barmen discrets vêtus de smokings couleur œuf. Il se sentit aussitôt enveloppé par une aimable chaleur.
Je devrais peut-être songer à étendre un peu mon territoire, songea-t-il.
Il enleva son manteau et s’assit au bar sur un tabouret tendu de cuir rouge. Puis il commanda une margarita et écouta les dernières notes de «The Man I Love ».
L’interprète, en robe de cocktail noire, lui sourit comme si la chanson s’adressait à lui.
Un couple, dans une alcôve, semblait seul au monde. Deux hommes, installés sur des sièges un peu plus loin, étaient concentrés sur leur tablette.
Tout au bout du bar, face à un verre de Martini, un autre homme au costume impeccablement coupé était perdu dans ses pensées, tantôt sérieuses, tantôt gaies.
Allmen goûta sa margarita. Elle était bonne. Économe en Cointreau, un rapport tequila-limette équilibré, et pas trop de sel sur le bord du verre.
– Que boivent les musiciens? demanda-t-il au barman après en avoir commandé une deuxième.
– La chanteuse, du champagne. Le piano et la basse, Jack Daniels.
– S’il vous plaît, dit Allmen avec un geste discret en direction du groupe.
– Ils demandent ce qui vous ferait plaisir, demanda le barman en revenant peu après.
– « Slow Dance ».
Le barman transmit sa requête à la chanteuse. Elle sourit, adressa quelques mots à ses musiciens et commença :
Alright, you win
You’ll get one song
One song, my friend
And when the music stops
We say goodbye
And then I’ll be moving on with my life
Don’t stay too close to me
Keep your hands
Where they’re supposed to beIt’s just a slow dance
Not a romance
You know you’ve got no chance
It’s just a slow dance…
Elle décocha de nouveau à Allmen un sourire complice.
L’homme assis au bout du comptoir, qui avait observé la scène, lui adressa un bref hochement de tête. Puis il prit son cure-dent et alla pêcher l’olive dans le Martini qu’il n’avait pas touché.
Allmen avait l’impression de le connaître. Pas comme quelqu’un dont on a vu la photo dans un magazine people, il était trop « distingué » pour cela – comme l’aurait dit son père. C’était la raison pour laquelle Allmen avait banni ce mot de son vocabulaire. Quelqu’un de réellement «distingué » ne l’aurait jamais employé.
Non, cet homme-là avait de la classe. Une qualité rare.
Il passa de nouveau commande. Le barman prépara son drink, versa le contenu du shaker dans un verre à Martini givré, y plongea une olive percée d’une pique et le lui servit, emportant l’autre au passage. Il ne l’avait pas touché. Il s’était contenté de manger l’olive.
Allmen était impressionné. Juste l’olive. Il allait essayer de s’en souvenir.
Il plongea les lèvres dans sa margarita. L’orchestre marqua une pause et trinqua dans sa direction. Il fit de même.
Peut-être leur offrirait-il une autre tournée.
Mais cette idée en entraîna une autre : il se trouvait dans une phase de « surinvestissement ». Il était possible, et même fort probable, qu’il n’ait pas d’argent liquide sur lui. Pas même de petite monnaie. Il ne vérifiait jamais ce genre de chose. En fait, il ne pensait à prendre de l’argent que les jours où il avait du liquide et souhaitait le montrer.
C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il veillait à n’évoluer, la plupart du temps, qu’à l’intérieur de son territoire. Là où garçons de café, maîtres d’hôtel, barmen et autres le connaissaient et l’autorisaient à laisser une ardoise. Ou, comme il appelait ça, à « temporiser ».
La Rivière n’était pas ce genre d’établissement. Son geste discret – une minuscule rotation de l’index qui signifiait « plus tard » – n’aurait pas l’effet escompté. Ici, on attendait des espèces. Ou des cartes de crédit, qu’Allmen ne possèderait jamais parce qu’il les jugeait vulgaires et dignes de mépris.
Il n’avait donc d’autre choix que de feindre d’être solvable.
Auprès de qui, c’était évident: auprès du client à l’olive. Il semblait être l’un de ses semblables.
Allmen prit sa margarita encore à moitié pleine et alla se planter à côté de lui.
– Personne ne devrait jamais être assis tout seul, disait toujours ma nounou écossaise. Vous permettez ?
L’homme haussa les épaules.
Allmen s’installa sur le tabouret voisin et brandit son verre en direction de l’inconnu, qui l’imita.
– Allmen, dit le premier en trinquant.
– Weynfeldt, répondit l’autre.
Ils portèrent leurs cocktails à leurs lèvres. Allmen but une gorgée. Weynfeldt fit comme si.
– Cette boisson me fait toujours voyager à Antigua, au Guatemala. Vous êtes déjà allé là-bas?
Weynfeldt acquiesça.
– La dernière ville construite par les conquistadors espagnols qui soit encore intégralement conservée, reprit Allmen. J’aime également retrouver la nature immédiatement à ses portes. Comme chez nous autrefois.
Weynfeldt hocha de nouveau la tête et sourit sans prononcer un mot.
Tiens donc, se dit Allmen. Un taiseux. Il savait évaluer rapidement ses interlocuteurs et s’adapter à leurs manières. Aussi il se tut, prit une gorgée de margarita, ferma les yeux et se laissa transporter à Antigua.
Il ne s’était pas trompé sur M. Weynfeldt: cet homme était trop bien élevé pour ne pas savoir que c’était à lui, à présent, de briser le silence.
– Je séjournais volontiers au Panza Verde. Très joli.
– Et les repas! Remarquables! ajouta Allmen. Cela dit, je reste fidèle à la Posada Don Rodrigo. Vous savez pourquoi ?
M. Weynfeldt fit non de la tête.
– À cause du bar. Ou plus exactement à cause du barman, Esteban. Et, bien entendu, de ses margaritas. Salud.
Il leva son verre et le vida.
M. Weynfeldt leva aussi le sien. Allmen vit du coin de l’œil qu’il se contentait d’y tremper les lèvres.
– Les perroquets me dérangeaient, dit alors Weynfeldt.
– Les deux aras du patio? Trop bruyants?
– Non, ils me faisaient de la peine. Des oiseaux d’un mètre d’envergure, enchaînés à un trapèze comme des bibelots.
– Vous aimez les oiseaux ?
– Pas vous?
– Là où je vis, il y en a beaucoup.
– Vous vivez à la campagne ?
Allmen pointa le doigt en direction de la colline aux villas.
– Non, là-haut. Dans une grande propriété. Vous aussi?
– Non, un appartement en ville.
Weynfeldt saisit du bout des doigts le cure-dent et mangea son olive.
D’un geste, Allmen appela le barman.
– La même chose ? demanda celui-ci.
– Pas pour moi.
Il interrogea du regard Weynfeldt, qui déclina aussi.
– Alors l’addition, je vous prie.
Allmen attendait que survienne une petite querelle galante sur qui aurait le privilège de payer. Il envisageait d’en sortir perdant, sans avoir opposé une très grande résistance.
Mais M. Weynfeldt se contenta d’un remerciement discret.
Allmen fut donc contraint de se livrer à son numéro de la vaine recherche d’argent liquide. Il le maîtrisait désormais en virtuose : le geste assuré vers la poche de poitrine gauche, la nonchalance en retirant sa main vide avant de plonger l’autre dans la poche droite. La légère contrariété quand celle-ci en ressortait bredouille à son tour. Rien d’exagéré, et tout ça sans perdre le fil de la conversation.
Après avoir aussi fouillé, sans plus de succès, les poches de son pantalon, il agita très légèrement la tête.
– Carlos, Carlos, murmura-t-il.
– Je vous demande pardon? dit M. Weynfeldt.
– C’est mon majordome. Il commet parfois cette erreur en rangeant mon vestiaire. Un accident de poche. Vous connaissez certainement ça aussi.
M. Weynfeldt ne s’engagea pas sur ce terrain.
Le barman apporta la note.
– Je crains que vous ne deviez me faire crédit, je suis bêtement sorti de chez moi sans prendre d’argent.
– Nous acceptons toutes les cartes bancaires.
– Vous oui, moi pas, répondit Allmen. Je n’en possède pas et je m’en tiendrai à cela.
– Vous aussi, vous détestez ces choses en plastique ? ajoutat-il à l’intention de M. Weynfeldt.
– Oui, mais hélas elles sont très pratiques. Je peux vous venir en aide ?
Sans attendre sa réponse, il saisit l’addition, y jeta un coup d’œil, plongea la main dans sa poche et paya – en liquide.
Allmen ne commit pas l’erreur de le remercier avec enthousiasme. Il laissa faire, avec le naturel d’un riche parmi les riches.
Carlos aimait cette odeur. Porter du vernis à ongles rouge était, selon lui, très déplacé pour une chacha – une femme de chambre, comme on les appelait au pays. Mais c’était là son opinion de majordome. En tant qu’amant, il en était complètement fou.
Installé à son petit bureau, devant l’ordinateur, il cherchait sur Google des renseignements sur l’homme dont Don John lui avait parlé. Adrian Weynfeldt était l’unique descendant d’une vieille dynastie d’hommes d’affaires.
– Donc il a de l’argent, fit remarquer María avec son franc-parler habituel. Je veux dire, il en a vraiment. Il ne se contente pas de faire comme si, comme certains…
– C’est toujours difficile à dire. La maison de négoce ne lui appartient plus. Il doit travailler. Dans une salle des ventes.
María glissa une main sous la lampe à UV.
– Peut-être qu’il travaille pour ne pas s’ennuyer, suggérat-elle.
– Tu t’ennuierais, toi, si tu étais riche ?
Elle n’eut pas longtemps à réfléchir.
– Non. Mais toi, si.
Carlos poursuivit ses recherches.
– En tout cas, il a l’air d’être riche.
– Montre. J’ai l’œil pour ça.
Carlos tourna l’écran vers María.
– Il l’est, confirma-t-elle.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
Elle prit le temps de répondre.
– Je ne sais pas. Je le vois, c’est tout. Toi, par exemple, j’ai vu tout de suite que tu ne l’étais pas, ajouta-t-elle en éclatant de rire.
– À l’époque. Je le suis un peu, maintenant.
– Et ça se voit…
Comme Carlos hochait la tête avec un brin de fierté, elle ajouta :
– … que tu ne l’es qu’un tout petit peu.
La lampe émit un bip et María passa à son autre main.
Après sa rencontre avec l’élégant inconnu, Adrian Weynfeldt, d’humeur mélancolique, avait parcouru en flânant les quelques centaines de mètres qui le séparaient de son appartement. Il n’y avait quasiment pas de circulation et un halo maussade entourait les réverbères. Il eut à peine le temps de sortir son badge devant la porte de service de la banque qu’elle se déverrouilla toute seule avec un discret bourdonnement. Il n’était pas encore minuit. L’homme de la sécurité, devant ses écrans, l’avait reconnu et avait appuyé sur le bouton.
Weynfeldt le remercia d’un signe de la main via la caméra de surveillance. Dans l’un des salons, il s’assit sur un fauteuil Moser en cuir vert olive. Il avait pris à la cuisine un verre d’eau minérale avec un glaçon et un peu de jus de citron frais. Mme Hauser lui en laissait au réfrigérateur dans une petite verseuse en porcelaine. Pour parler franchement – et il n’avait guère l’habitude de le faire, même à lui-même –, il se sentait un peu… un peu seul, ces derniers temps.
Il l’avait certes toujours été, sauf à l’époque de Lorena. Et il l’était de nouveau depuis deux ans, depuis leur séparation. Certes, ils avaient plutôt appelé ça «prendre leurs distances ». C’était «une nouvelle forme de coexistence », pour reprendre l’expression de Lorena. Mais la vérité sans fard, c’est qu’ils n’étaient plus ensemble. Tout en restant « en bons termes », comme on dit.
Weynfeldt balaya la pièce du regard. Les meubles de designers des années 1930 aux années 1960, la collection de tableaux expressionnistes, cubistes et futuristes… Le gigantesque appartement portait sa patte, et la sienne seule. Ce que Lorena lui avait reproché quand leur couple avait commencé à battre de l’aile.
Elle avait raison, il était forcé de l’admettre. D’autant que lorsque, le cœur lourd, il avait fait débarrasser une chambre pour la jeune femme, elle l’avait réaménagée en commettant une grossière rupture de style. Mais il s’était bien gardé de le lui dire. Il savait par expérience comment réagissaient les gens quand on critiquait leurs goûts. Lui-même avait dû essuyer pas mal de remarques au sujet de Lorena. Ses proches ne l’avaient pas épargné.
Il se resservit de l’eau gazeuse et du citron et pêcha avec la pince en argent deux glaçons, qu’il fit tomber dedans.Il aurait peut-être dû donner sa carte de visite à l’homme de La Rivière. Comme il l’avait fait parfois, par le passé. Il semblait amusant et cultivé. Sans compter qu’à l’exception du vieux Remo Kalt, le fondé de pouvoir de ses parents désormais à son service, il était maintenant le seul à avoir un tailleur digne de ce nom.
Il but une gorgée, reposa son verre et alla prendre une bouteille de vodka dans le bar. Il s’en versa suffisamment pour que la vodka prenne le pas sur le reste.
Comment devient-on un buveur solitaire ? Weynfeldt prit ensuite sur le buffet jaune Bauhaus l’un des blocs-notes, souvenirs d’hôtels, qui y étaient posés. Il en choisit un de la Villa d’Este, sur le lac de Côme. Il y écrivit un mot à l’intention de son assistante.
Véronique : se procurer le contact d’Allmen.
Quand Carlos prenait un peu d’élan avant d’entamer son geste, c’était qu’on approchait de l’ultime polissage. Cette phase faisait à Allmen l’effet du final d’une valse de Strauss. Il attendit le dernier accord, se préparant à changer de pied : il s’agissait de poser la chaussure déjà cirée sur le tapis tout en levant rapidement l’autre jusque sur l’étroit repose-pied de la caisse à cirer.
Ils aimaient tous les deux ce rituel. Allmen trônait sur son fauteuil préféré, Carlos était agenouillé devant lui. »
« – Toute cette soirée était extraordinaire. Nous étions tous déjà allés chez Adrian de temps en temps, c’est vrai. Mais jamais tous ensemble. C’était très inhabituel. Et tout le monde se comportait comme on le fait dans une situation inhabituelle. Certains étaient un peu guindés, d’autres exagérément détendus. Chez Agustoni, ça n’a rien à voir. Tout le monde s’y retrouve et Adrian est du lot. Mais ce soir-là, on rendait visite à Adrian chez lui, et il y avait aussi des gens que nous ne connaissions pas. Le fondé de pouvoir centenaire d’Adrian, avec ses conversations tarabiscotées. Ou encore la vieille veuve de son médecin de famille avec ses histoires paillardes. Et puis Lorena, naturellement, qui comme d’habitude accaparait Adrian. Si vous voulez tout savoir ce n’était pas une soirée réussie. D’ailleurs elle n’a pas duré longtemps. On a juste attendu jusqu’à ce que ça ne soit pas impoli de partir. Certains ont même filé à l’anglaise. » p. 64
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