Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le roi des fake news
Marie Mangez signe un second roman brillant et ambigu. En suivant un jeune journaliste passé maître dans l’art de réécrire le réel, elle interroge avec finesse les frontières de l’imposture et confirme tout son talent.
Tout commence par une faute d’étourderie en recopiant l’énoncé d’un problème de math : 96 pommes deviennent 69 et Arnaud Daguerre, l’élève modèle, obtient 1/10 – parce que les calculs étaient justes – une note inacceptable. Il décide alors de réécrire son contrôle à la main. « Il trace avec soin, à la droite du 1, un beau 0 rond comme un œuf : l’embryon de sa carrière d’imposteur. » Ce geste mêlé de panique et de panache, marque la naissance d’un talent très particulier : celui de maquiller le réel pour le rendre acceptable — voire captivant.
Devenu journaliste, Arnaud rejoint Le Miroir, prestigieux hebdomadaire d’investigation pour en assurer le développement du site internet. Avec sa technique particulière, il devient rapidement le chouchou du patron et passe au service société. Il écrit avec grâce et justesse, mais sans jamais vraiment faire le travail de terrain. Il brode. Il invente. Un chauffeur de taxi grec devient banquier, un portrait de Julian Assange est bâti sans la moindre rencontre. Ses collègues s’interrogent sur sa capacité à « toujours dénicher le bon interlocuteur au bon moment ». Mais le miracle dure et lui vaudra la plus belle des récompenses, le prix Albert Londres.
Sa vie privée suit le même chemin. Adèle tombe vite sous son charme et décide d’en faire son mari. Bien sûr, certains tiquent en voyant ce parcours d’une linéarité trop belle pour être honnête. Jusqu’au jour où…
Marie Mangez retrace l’ascension et la lente chute d’un homme rongé par l’angoisse d’être démasqué. Son immersion dans la tête de son imposteur est rendue avec finesse et humanité. On pense à Blaise Cendrars qui disait : « Qu’importe puisque je vous y ai fait voyager vous… » C’est son talent qui l’a piégé. Son imaginaire, son pire ennemi.
Méfions-nous des histoires trop parfaites, des récits trop bien troussés, du « storytelling » qui prend le pas sur le vrai travail de recherche et d’enquête : « T’as tout bien fait, tout était juste, beau boulot, romancier admirable ; mais c’était pas ce qu’on te demandait. Rien de ce que t’as écrit n’est faux, tu t’es juste gouré de vérité… »
Après Le parfum des cendres qui déjà nous avait éblouis, Marie Mangez confirme son talent, tant dans la tension narrative que dans la construction psychologique. Elle signe là un roman troublant sur le glissement imperceptible du mensonge vers la fiction — et sur le prix à payer quand les vérités s’éloignent trop. Un petit bijou à l’heure où la désinformation et les fake news polluent notre envie de comprendre le monde.
Les vérités parallèles
Marie Mangez
Éditions Finitude
Roman
256 p., 20 €
EAN 9782363392121
Paru le 23/08/2024
Où ?
Le roman est situé principalement à Paris.
Quand ?
L’action se déroule de 1988 à 2020.
Ce qu’en dit l’éditeur
La vie d’Arnaud Daguerre est parfaite.
Le petit garçon modèle – quoiqu’un peu lunaire – est devenu un mari irréprochable – quoiqu’un peu distrait –, puis un papa attentionné – quoiqu’un peu absent.
Et surtout, Arnaud a accompli son rêve d’enfant : il est aujourd’hui Grand Reporter au Miroir, le célèbre hebdomadaire. Ses reportages sont admirés, célébrés même, puisque récompensés par la distinction suprême, le prestigieux prix Albert Londres.
Pourtant Arnaud vit un enfer quotidien. Sa timidité, son manque d’assurance le paralysent face à tous ces gens qu’il doit contacter, rencontrer, interviewer pour faire son métier.
Alors Arnaud est tenté d’ouvrir la boîte de Pandore : faire appel à son imagination. Si quelques arrangements avec la vérité permettent d’accrocher le lecteur et, accessoirement, de faire monter le tirage du journal, est-ce si grave ?
Les critiques
Babelio
Franceinfo Culture (Mohamed Berkani)
Actualitté (Hocine Bouhadjera)
RTS
Le Pavillon de la littérature
Blog La vie en noir (Karen Lajon)
Blog Calliope Petrichor
Blog motspourmots (Nicole Grundlinger)
Blog Blacknovel 1
Marie Mangez présente « Les vérités parallèles » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« 0
30 OCTOBRE 1988
Le jour où Arnaud est devenu faussaire, il avait sept ans. L’âge de raison. Affirmer, toutefois, qu’il s’agit de son premier fait d’armes serait mentir. En réalité, ce jour d’octobre 1988, le terrain est déjà préparé depuis longtemps. Mais à ce moment-là, Arnaud ne le sait pas, ou bien de façon confuse. Il ne sait pas qu’il pousse, depuis sa naissance, dans le terreau fertile des choses non dites, dans la poussière invisible des squelettes du placard. Bien sûr, il y a eu Léonard, et puis le reste, tous ces petits arrangements, déjà, ces broderies subtiles sur la toile du réel. Mais il ne sait pas encore que tous ces minuscules écarts étaient autant de jalons sur la route qui devait, sans en avoir l’air, le mener jusqu’à ce jour d’octobre 1988.
Plus tard, bien plus tard, lorsqu’il se repassera le fil de son histoire, il comprendra. Il saura que ce jour-là est à la fois un point de départ et un aboutissement. Un début qui contient en lui-même tout ce qui va suivre. Mais tout ça, cet Arnaud de sept ans ne le sait pas encore.
Tout ce qu’Arnaud sait, ce jour-là, c’est qu’un cataclysme s’est abattu sur lui. Il ne s’y attendait pas. Il contemplait les cumulostratus par la fenêtre, activité routinière, quand le couperet est tombé. D’un coup.
« Voilà ce qui arrive, monsieur Daguerre, quand on ne fait pas attention ! »
La voix de madame Riquet, sardonique, son poignet rachitique qui lâche avec dédain, sous les yeux d’Arnaud, l’objet du délit.
D’abord, il n’a pas compris. A cligné des yeux plusieurs fois, incrédule. Ça ne pouvait pas être un 1. Non. Impossible. 1/10 ? Vraiment ? Lui, l’élève modèle dont la scolarité s’écoule avec la quiétude d’un fleuve sans crues, lui donc, Arnaud Daguerre, 1/10 ?
Madame Riquet était déjà passée à d’autres victimes, laissant à Arnaud le soin de remonter à la source de la débâcle. Ici, à la première ligne, dans la consigne même. Banal problème de copie. Les 96 pommes du problème, devenues 69 sous sa main inattentive. Ça aurait pu en rester là, si ces pommes n’étaient pas destinées à une cascade de divisions, soustractions, multiplications : et voilà, effet domino. Implacable. « J’ai quand même mis 1 pour la justesse des calculs », a néanmoins précisé la maîtresse, magnanime. Madame Riquet et son esprit comptable ne pardonnent rien. Il fallait faire attention, Arnaud. A-TTEN-TION.
Alors forcément, ce soir, il n’a pas le cœur à grand-chose. Ni à avaler son chausson aux pommes (ces foutues pommes, encore), ce qui a inquiété Maria – est-ce qu’il était malade ? gastro ? intoxication alimentaire ? –, ni à ouvrir ses chers journaux – ce qui, pour le coup, a plutôt rassuré Maria, c’est pas vraiment des lectures pour un enfant tout ça, m’enfin loin de moi l’idée de contredire Monsieur et Madame bien sûr. Ni même à jouer avec Léonard, ce qui n’a ni inquiété ni rassuré Maria, pour la bonne et simple raison qu’elle ne connaît pas Léonard (personne, à vrai dire, ne connaît Léonard). D’ailleurs, elle ne connaît pas vraiment Arnaud non plus : ça ne fait qu’un an qu’elle travaille ici, et dans un an elle sera sans doute partie, elle aussi. Mais bon, ils évoluent en bonne entente. Un contrat de collaboration pacifique à durée déterminée. Maria lui fiche la paix, il fiche la paix à Maria.
« En piste ! Allez frérot ! C’est de la gnognotte, ça ! Laisse tomber… »
Léonard tente de lui remonter le moral. Ils ont tout de même un continent à découvrir, ce n’est pas le moment de baisser les bras. Sans grande conviction, Arnaud enfile sa chemise d’Explorateur, celle à carreaux, la seule de sa garde-robe qui ait un peu de gueule, enfin qui ne fasse pas trop enfant de chœur, quoi. Le miroir lui renvoie le reflet de son torse pâle et frêle, trop frêle, il aurait voulu être robuste et trapu comme Léonard, et non ce long garçon mince qui le regarde dans la glace. Il aurait voulu être plein d’audace et de bravoure, plutôt qu’un petit Parisien délicat, ne connaissant du vaste monde que les hauts plafonds à moulures de sa chambre et les mots imprimés qu’il dévore tous les soirs.
Heureusement, il y a Léonard. Avec lui, l’univers ouvre ses portes à Arnaud Daguerre.
« Allez Arnaud, ramène-toi ! Qu’est-ce que t’as à traîner ? L’Algérie nous attend, mon vieux ! »
Dans le miroir, Léonard chevauche déjà, le torse bombé, prêt à sauver le monde. Il n’a peur de rien, Léonard. Il est l’inverse absolu d’Arnaud.
Arnaud enfourche son propre cheval, tente de rattraper Léonard qui est déjà parti. Sa silhouette s’éloigne au fond du miroir, peu à peu, jusqu’à n’être plus qu’un point, un grain de beauté sur du désert beige ; et Arnaud sait qu’il n’y arrivera pas, pas aujourd’hui, non, le cœur n’y est pas, il devra laisser Léonard poursuivre la route tout seul. Lequel a déjà disparu, de toute façon. Arnaud capitule et quitte le miroir pour s’affaler sur son lit, un sanglot coincé au milieu de la gorge.
1/10. 1/10, mille milliards de mille sabords de tonnerre de Brest. Comment est-ce possible, comment ?
Eh ben, il n’y a pas de mystère, Arnaud, c’est la faute à ta tête de gruyère. Il a toujours su, dans le fond, que ça finirait par lui poser problème. Depuis toujours, il a déployé des efforts titanesques pour que ça ne se voie pas, pour que personne ne soupçonne que sa tête est parsemée de trous. En toutes circonstances, il fait ce qu’on attend de lui : note sagement les cours dans ses cahiers, ne bavarde pas, remplit ses devoirs sans difficulté, récite ses leçons sous l’œil approbateur de ses parents, se mêle à la foule de ses congénères dans la cour de récré, échange des billes, joue à la balle aux prisonniers et à l’enfant modèle. Joue à faire semblant d’être présent, quand sa tête s’est évaporée.
Il sait bien, en effet, qu’une tête de gruyère, ça ne rentre pas dans le cadre. Il voit bien que les autres n’ont pas une tête aussi trouée que la sienne, qu’il est un couac, une anomalie. Et personne n’aime les anomalies, pas vrai ? Le seul, peut-être, qui n’a rien contre les têtes de gruyère – sans doute car il en est une lui-même –, ça serait l’oncle Alban. Mais l’oncle Alban l’a abandonné, il est parti Dieu sait où, et Dieu sait s’il va revenir un jour. Il l’a abandonné et Arnaud est plus seul que jamais avec sa tête trouée.
Jusqu’à présent, il réussissait sans problème, parvenant toujours, d’une pirouette, à combler les trous. Toujours, jusqu’à aujourd’hui et ce 1 funeste. Mais maintenant c’est fini, foutu, le voici démasqué. Madame Riquet sait. Elle sait que la tête d’Arnaud n’était pas avec ces 96 pommes, mais loin, bien loin de là. Elle sait à présent qu’il est troué, qu’il est un cas désespéré.
Et ses parents… ses parents sauront, eux aussi. Arnaud tremble de tout son frêle corps en y pensant. Il voit la scène avec une netteté tranchante : la nuit tombée, sa lampe de chevet allumée et lui, dans son lit avec son pyjama à rayures bleues, le torse droit comme un i – comme un 1 –, le cœur battant à tout rompre, guettant le claquement de la porte d’entrée. Et puis cette voix familière, le parquet du couloir qui craque sous les pas, le cliquetis de la poignée, et la tête de sa mère, sa longue silhouette en tailleur, son sourire un peu fatigué, même si elle ne veut pas le montrer. Et LA question. Inévitable – Anne Daguerre a un calendrier greffé à l’intérieur du cerveau. Alors, ton contrôle de maths ? Là, le monde s’effondre. Le sourire disparaît sous les plis amers, sévères, qui retombent aux deux coins de la jolie bouche nacrée. Et sa mère abandonne son tailleur maternel pour se draper de nouveau dans sa robe noire de magistrate. Qu’avez-vous à dire, Arnaud Daguerre, pour votre défense ? Rien du tout Maman, juste… Juste quoi ? Ma tête… Quoi ta tête ? Elle est partie. Pardon ? Partie. Pffuitt. Comme ça. J’ai rien pu faire Maman, je te jure. Et partie où, je te le demande ? En Birmanie, Maman. Birmanie ? Oui, Léonard et moi on lutte avec les manifestants. Ah. J’imagine que c’est une activité bien plus palpitante qu’un vulgaire contrôle de maths ? Ah ben ça oui, c’est sûr, qu’est-ce qu’on s’en tamponne des pommes comme dirait l’oncle Alban…
En fait non, il ne dira rien de tout ça, il restera là, muet et tremblant, attendant la sentence. Et sa mère ne dira rien non plus, à part : on en parle à ton père demain matin. Mais il y a pire que les mots, parfois, il y a l’absence de mots. Le néant qui l’aspire. Et sa respiration s’accélère, le vertige, il perd pied, il voudrait hurler, mais tout était juste à part la première ligne !, il hurle à l’injustice et pourtant il le sait, c’est de sa faute, il n’avait qu’à être digne de ses parents, ses parents qui maintenant savent cette vérité crue, terrible : leur fils n’est rien, un zéro social, un pantin troué qui fait semblant d’être normal.
Il se relève d’un bond. Ça suffit, Arnaud, ça suffit, bon sang de bonsoir. Ils ne sauront pas, non. Personne n’a jamais su, personne ne saura. Ce n’est pas un petit problème arithmétique qui va briser ça. Après tout, c’est encore rattrapable. Ressaisis-toi, mon vieux. Il ne manque pas grand-chose, une infime retouche, pour que ton costume reste intact.
Il sort la copie de son cartable, prend une feuille vierge qu’il pose à côté. S’applique. Inscrit « Contrôle de mathématiques » en haut, souligné en rouge comme il se doit. La date dudit contrôle. La consigne du problème, avec le maraîcher et ses 96 pommes. Et puis la suite, tous ces calculs qu’il refait, un à un, jusqu’au résultat final, avant de contempler son œuvre. Irréprochable. À un détail près – le détail qui va la rendre présentable. Arnaud examine le trait rouge et acéré de l’institutrice sur la copie originale, si différent de sa tâtonnante écriture d’enfant. Mais rien d’impossible. Juste un peu de boulot supplémentaire, et il pourra, il en est sûr, reproduire ce tracé rapide et assuré. 0101010101010101, il noircit des lignes sur une feuille de brouillon, d’abord timides et vacillantes, trop appliquées, 0 1 0 1 0 1, et puis son poignet s’assouplit, le trait se fait plus sûr, plus délié, 010101010101010111111000000, c’est bon, il l’a, il l’a !
Alors, sans trembler, sans hésiter, sur la fausse copie au résultat juste, il appose au stylo rouge le fruit de son labeur. C’est ce papier dûment noté, gage de son authenticité, qu’Arnaud va montrer à ses parents ce soir, c’est celui-ci qui désormais se substituera, pour tous, à la version originale. Il croit pouvoir ainsi étouffer son échec, le renvoyer dans les limbes de l’inexistant ; il ne sait pas encore qu’il ne fait que repousser l’affaire, que ce 1/10, qu’il le veuille ou non, par l’imparable exactitude des chiffres, figurera malgré tout dans son bulletin du premier trimestre. Il ignore qu’il faudra donc, par la suite, redoubler de ruse et d’efforts. Il ignore qu’il vient de mettre le doigt dans un engrenage dont il ne s’extirpera pas. Il ignore qu’en réécrivant l’histoire de son contrôle de maths, c’est la sienne qu’il écrit également.
Non, tout ça, Arnaud ne le sait pas encore, en cette minute où il trace avec soin, à la droite du 1, un beau 0 rond comme un œuf : l’embryon de sa carrière d’imposteur.
Premier acte
GRAVIR
18 JANVIER 2007
Il descend d’un pas vif l’avenue Émile Zola, ses pieds martelant le bitume au rythme du cœur cognant dans sa poitrine. Il sent son estomac se contracter, on y est presque, il arrive, plus que quelques pas, le voilà.
Le Miroir.
Bâtiment de verre un peu terni par les ans, ruche de sept étages nichée près des quais de Seine, entre les tours de Beaugrenelle et le pont Mirabeau. Le Miroir, temple du journalisme d’investigation depuis 1948. Un prestige qui rejaillit sur l’édifice, lustre ses jointures, redore et lisse sa façade jaunie striée de discrètes coulées grisâtres.
Arnaud ralentit l’allure : 9 h 56, il est en avance. Il adopte le pas du touriste nonchalant égaré dans les tréfonds du XVe arrondissement, laisse son regard glisser le long de la vitrine du salon de coiffure Imagin’hair et de l’éventaire du kiosque à journaux, sur lequel la presse étrenne les gros titres du jour. Un jour spécial, un grand jour. Aujourd’hui, mesdames et messieurs, les États-Unis bombardent la Somalie, une météorite tombe sur une maison du New Jersey, Steve Jobs s’apprête à lancer son iPhone, des gens meurent, d’autres naissent, pleins d’espoir, et Arnaud Daguerre entre au Miroir.
Entre au Miroir. Entre au Miroir ! Il s’est répété ces mots inlassablement, sous la douche, en se rasant, devant la glace de la salle de bains, celle de la chambre, devant le miroir de l’ascenseur, en marchant le long des trottoirs parisiens, gonflé d’orgueil, noué d’angoisse, jusqu’à la grande porte vitrée dans laquelle il a le temps d’apercevoir son reflet blême, avant que l’ouverture des battants ne le déchire en deux.
Philippe vient l’accueillir dans le hall, à grandes enjambées toniques. Tête poivre et sel, œil vif, voix grave et rauque de fumeur de cigare. Et poignée de main chaleureuse en guise de bienvenue.
« Bon ! Arnaud ! Pas la peine de te faire une visite guidée, hein. Tu connais déjà. Enfin, je t’emmène au moins à ton bureau » – clin d’œil furtif, fragment de connivence à saisir avant que le boss, derechef, ne joigne l’action à la parole.
Arnaud s’engouffre sur ses talons, à travers les enfilades bourdonnantes de couloirs ouvrant sur des salles plus ou moins pleines où, dans un air dense d’esprits échauffés et de concentration foisonnante, crépitent les claviers. Avalant goulûment, au passage, des bribes de cette atmosphère studieuse et bouillonnante qui le galvanise. Faire partie de cette ruche, venir nourrir, comme le reste de cet essaim de forçats, la déesse-mère de l’Information : un rêve de toujours. Qu’il n’avait même pas espéré pouvoir réaliser si tôt, deux ans seulement après son stage de fin d’études au sein du vénérable hebdomadaire.
L’ascenseur les conduit au cinquième étage, antre du Miroir.fr et nouveau fief d’Arnaud Daguerre. Les têtes se lèvent à leur arrivée. Certaines inconnues d’Arnaud, d’autres vaguement croisées au détour d’une pige. Toutes dévisageant avec un intérêt non dissimulé ce jeune type brun et mince, à la dégaine d’enfant sage, débarqué aux côtés du directeur de la rédaction. On sait déjà qu’il est le petit protégé de Philippe Girard – lequel ne s’entiche pourtant pas facilement. On sait que c’est un novice, un môme, tout juste un quart de siècle au compteur : le plus jeune journaliste embauché en CDI au Miroir depuis deux décennies. On s’est passé le mot, dans les couloirs, à la rédac’, ici au Miroir.fr en particulier, curieux, pour ceux qui ne l’avaient jamais vu, de rencontrer le prodige, le chouchou qu’on attend au tournant, dont on guette la faille, cherchant à évaluer si, oui ou non, ce succès précoce est bien mérité.
Et maintenant le voici, le prodige en question. Discret malgré sa haute stature, planté sur le seuil, sentant le long de sa peau la brûlure aiguë de ces regards, la froideur des uns et la fausse chaleur accueillante des autres. Et il reste là, avec sur les lèvres un sourire timide qui instantanément rassure les rédacteurs.
Pas l’air d’un petit con arrogant, au moins. C’est déjà ça.
« Bon ! Les enfants, je vous présente Arnaud. Certains le connaissent déjà. Ne le bouffez pas, je compte sur vous. Pierre, je te laisse le briefer sur le fonctionnement de la planète web. Rapide. Allez, à plus tard. »
Sur ce, Philippe ôte sa main de l’épaule d’Arnaud et tourne les talons, livrant son poulain en pâture à ses nouveaux collègues.
Pierre, grand type maigre à lunettes et au physique de héron, rédac’ chef du Miroir.fr, s’exécute d’assez mauvaise grâce.
« Prends un siège et viens à côté de moi », marmonne-t-il à l’attention du nouveau.
Lequel obtempère humblement.
« Alright. Alors. T’as déjà fait du web, Arnaud ?
— Euh, vite fait. Quelques articles pour le site du Parisien… et puis du bâtonnage de dépêches, un peu. »
Pierre laisse échapper un rire grinçant.
« T’inquiète, ici, c’est pas pour jouer au robot bâtonneur qu’on t’a embauché. Ça, c’est le boulot de Mathilde, là-bas. On peut pas tous avoir le privilège de faire des trucs intéressants, hein ? »
Arnaud garde le silence, gêné.
« Tu sais un peu pourquoi t’es là, quand même ?
— Je… je crois…
— Alors ?
— Ben, Philippe m’a dit qu’il y avait besoin de, euh… » Il choisit ses mots avec précaution, conscient d’avancer en terrain sensible. « … de venir appuyer, en quelque sorte, la réforme du site que vous êtes en train d’initier… Enfin, si j’ai bien compris. »
Pierre le regarde fixement. Se gratte le nez d’un air pensif.
« Ouais… Diplomate, hein ?
— …
— Bon, en gros, ce que Girard veut, c’est que t’apportes un vernis de glamour au Miroir.fr. J’entends : qu’on ne se contente plus de faire de la news de comptoir et de relayer les dépêches AFP, mais que le site du Miroir produise ses propres reportages de qualité en ligne. Soit la vraie vitrine du journal, quoi, et plus seulement un petit appendice négligeable qui se fait damer le pion par tous les autres médias online. Clair ? »
Arnaud s’empresse d’opiner du chef.
Pierre a grogné, masquant difficilement son aigreur.
Lorsque, sept ans plus tôt, à l’aube de l’an 2000, il a créé l’extension web du Miroir, son statut d’hurluberlu illuminé faisait largement consensus au sein de la rédaction. Des années qu’il bataille pour faire admettre à sa direction rétrograde le caractère désormais incontournable de la présence du Miroir sur la Toile ; pendant longtemps, on l’a gentiment envoyé se faire cuire un œuf, gratifié du doux sobriquet de Cyberpierre et examiné avec une condescendance amusée ses exotiques propositions de développement du site. Quant au budget alloué à ce dernier, il se résumait à des cacahuètes : vague aumône balancée par intermittence afin que Cyberpierre continue à bricoler son joujou dans son coin avec un minimum d’emmerdements pour les autres, les vrais journalistes. Alors que tous les journaux français et étrangers, ou presque, tentaient de se creuser une place de choix au sein cet univers virtuel dont on pressentait l’importance à venir, le Miroir, sous l’égide de Philippe Girard, persistait à s’accrocher, avec une conviction bornée, à une vision mathusalémienne du journalisme : de beaux récits imprimés sur papier, longs, denses, littéraires, se réclamant d’un « Nouveau Journalisme » qui n’a plus de nouveau que le nom, figé dans une conception tout droit venue des années soixante-dix, comme dans un vieux manteau démodé et froissé. Le journalisme du Miroir, c’est la qualité du reportage au long cours, a coutume de répéter Philippe, c’est des mots, de la narration, en français, pas en code HTBL – HTML, rectifie invariablement Pierre – m’en fous, enfin ce n’est pas qu’une suite de 0 et de 1, quoi. »
Extrait
« En trois ans, Arnaud a pris ses marques au Miroir.fr. Il a gagné la sympathie de ses collègues et la confiance de ses supérieurs, a appris à maîtriser le jargon du cyberjournalisme et à manœuvrer au milieu des sempiternelles tensions entre web et print, a bossé, beaucoup, parcourant inlassablement la France pour des reportages aux petits oignons, livrés avec un timing irréprochable. Toujours sur le fil du rasoir, bien sûr, mais personne ne semble s’en douter.
À chaque article, pourtant, l’angoisse est là, lancinante. À chaque article, Arnaud s’attend à ce que le couperet tombe; il attend ce moment où on le convoquera, regard glacial, pour pointer du doigt ses inexactitudes, condamner une approximation, une extrapolation, des propos trop librement reformulés, des détails qui ne correspondent pas totalement à la réalité. Mais à chaque fois, à son grand étonnement, ça passe. » p. 52
À propos de l’autrice
Marie Mangez © Photo Sandrine Cellard
Marie Mangez, qui réside et travaille à Paris, a suivi des études en journalisme et anthropologie avant de rejoindre un cabinet d’études. Son premier roman, Le parfum des cendres, publié en 2021 chez Finitude, a rencontré un succès notable et a été nominé pour dix-huit prix littéraires. (Source: Actualitté)
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