King Kong théorie – Virginie Despentes [30-30]

Par Albertebly
Nouvel article, nouvelle lecture pour notre challenge 30 livres pour nos 30 ans (comme la sensation de sonner comme un mauvais disque rayé…). Aujourd’hui, on parle d’un essai majeur de la pensée féministe : King Kong théorie de Virginie Despentes.

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

King Kong théorie, ça parle de quoi ?

« J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf, aussi bien que pour les hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs, ceux qui voudraient l’être mais ne savent pas s’y prendre, ceux qui ne sont pas ambitieux, ni compétitifs, ni bien membrés.
Parce que l’idéal de la femme blanche séduisante qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, je crois bien qu’il n’existe pas. »
En racontant pour la première fois comment elle est devenue Virginie Despentes, l’auteur de Baise-moi conteste les discours bien-pensants sur le viol, la prostitution, la pornographie. Manifeste pour un nouveau féminisme.

Pas hyper précis ce résumé éditeur mais disons qu’au moins, ça donne le ton !

Un essai résolument punk

Avec King Kong théorie, Virginie Despentes signe un essai résolument punk mais aussi très personnel. Partant de son vécu, elle nous parle de son viol, de la prostitution mais aussi du porno avec une décontraction et une aisance parfois déconcertante. Pas de grands détours avec Despentes, tout est toujours très cash pistache et quelques remarques font mouches, presque comme des punchlines qu’on aimerait ne jamais oublier tant elles nous font marrer. Exemple typique au sujet de la révolution sexuelle et du backlash qui s’en est suivi, Despentes conclu, page 18 : « Décidément, cette révolution sexuelle, c’était de la confiture aux connes. » Et c’est pour ça qu’on trouve ce résumé éditeur à la fois pas très parlant mais en même temps, cet incipit, il faut bien dire qu’il annonce la couleur.

« On se fait engueuler parce que les hommes ont peur. Comme si on y était pour quelque chose. C’est tout de même épatant, et pour le moins moderne, un dominant qui vient chialer que le dominé n’y met pas assez du sien… »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.17

Despentes ne prendra pas de pincettes, vous êtres prévenu.es !

« On dirait qu’ils veulent se voir baiser, se regarder les bites les uns les autres, être ensemble en train de bander, on dirait qu’ils ont envie de se la mettre. On dirait qu’ils ont peur de s’avouer ce dont ils ont vraiment envie, c’est de baiser les uns avec les autres. Les hommes aiment les hommes. Ils nous expliquent tout le temps combien ils aiment les femmes, mais on sait toutes qu’ils nous bobardent. Ils s’aiment, entre eux. Ils se baisent à travers les femmes, beaucoup d’entre eux pensent déjà aux potes quand ils sont dans une chatte. […] à force de les entendre se plaindre que les femmes ne baisent pas assez, n’aiment pas le sexe comme il faudrait, ne comprennent jamais rien, on ne peut s’empêcher de se demander : qu’est-ce qu’ils attendent pour s’enculer ? Allez-y. Si ça peut vous rendre plus souriants, c’est que c’est bien. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.142

Le ton est punk, l’essai personnel et les sujets abordés très variés. On se désolera de voir comme on stagne sur certains points, et on se réjouira d’observer les quelques évolutions post-metoo qui viennent nous rappeler que la France depuis laquelle nous parle Despentes n’est plus tout à fait la même que celle que nous connaissons. « Le collectif est resté un mode masculin » nous dit par exemple Despentes page 24… Ouf, il nous semble que nous avons tout de même un peu dépassé ce problème, non ? Et puis ces féministes américaines dont Despentes nous dit qu’elles n’ont pas été traduites en français, on peut les lire aujourd’hui… Lentement mais sûrement, nous faisons bouger les lignes. On se rassure comme on peut !

« [Aux] exclues du grand marché à la bonne meuf [et aux] hommes qui n’ont pas envie d’être protecteurs,… »

De manière plus générale, nous avons aimé la manière dont Despentes envisage les sujets qu’elle aborde sous un prisme plus large : celui de la révolution des genres dans une société capitaliste. Féminité et masculinité sont ainsi deux thèmes parmi d’autres qui viennent jalonner cet essai. Les problèmes que nous rencontrons sont à envisager dans le système capitaliste qui, toutes et tous, nous entrave et nous étouffe. Dans ce contexte, les hommes ne deviennent que de bons petits laquais au service d’un ordre qui réprime les femmes, mais ne font pas d’eux pour autant des personnes libres. Voilà les conclusions de Despentes sur cette question, et on ne peut qu’y adhérer :

« Les avantages que vous tirez de notre oppression sont en définitive piégés. Quand vous défendez vos prérogatives de mâles, vous êtes comme ces domestiques de grands hôtels qui se prennent pour les propriétaires des lieux… des larbins arrogants, et c’est tout. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.139

Repenser notre société genrée, c’est aussi apprendre aux femmes « à mieux penser les avantages de l’accession des hommes à une paternité active, plutôt que profiter du pouvoir qu’on leur confère politiquement, via l’exaltation de l’instinct maternel. » (p.28) et aux hommes à dire à leurs fils « que la tradition machiste est un piège, une sévère restriction des émotions, au service de l’armée et de l’État. » (p.28). Un projet de société qui me parle et qui, j’en ai la sensation, mais c’est peut-être un biais de confirmation lié à mon entourage, est déjà en train de prendre forme.

Des sujets bien gentillets et qui ne doivent pas sembler bien originaux pour des lecteur.ices d’essais féministes averti.es. Mais je pense qu’à l’époque de sa publication, ce livre était une petite bombe. Par la colère et l’énergie qui le traversent, par l’authenticité et l’avis bien tranché de Despentes qui n’hésite pas à s’exprimer avec un langage bien fleuri…

La question beaucoup moins gentillette du viol est aussi abordée d’une manière frontale. Despentes nous rappelle en quelle mesure les femmes sont envisagées avant tout comme « violables », éduquées à ne rien dire, se laisser faire. On comprend bien sa colère et surtout la puissance de ce texte dans un contexte où le viol n’était encore jamais abordé dans la sphère française. Certaines journalistes ont même reproché à Despentes de « vagir », réactivant l’opposition qui a encore la peau dure aujourd’hui entre bonne victime (pleine de dignité) et mauvaise victime (en colère).

« Les petites filles sont dressées pour ne jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelées à l’ordre chaque fois qu’elles dérogent à la règle. […] Je ne suis pas furieuse contre moi de ne pas avoir osé en tuer un. Je suis furieuse contre une société qui m’a éduquée sans jamais m’apprendre à blesser un homme s’il m’écarte les cuisses de force, alors que cette même société m’a inculqué l’idée que c’était un crime dont je ne devais pas me remettre. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.47

Et puis, au-delà de ces thèmes, Despentes aborde aussi deux autres questions sur lesquelles, pour notre part, nous n’avons pas encore lu grand-chose et qui nous ont, par conséquent, beaucoup intéressées.

Le porno et la prostitution en question

Ce sont deux sujets que nous avons appréciés la voir aborder tout simplement parce que ce sont des questions encore clivantes aujourd’hui et sur lesquelles j’ai du mal à me faire un avis clair. Je tiens à dire que j’ai encore très peu lu à ces sujets et qu’à la suite de ma lecture de King Kong théorie, je compte bien lire plus d’ouvrages exprimant notamment le point de vue des travailleur.euses du sexe. Pour celles et ceux que ça intéresse, j’ai d’ailleurs dressé une petite liste de livres sur Livraddict que vous pourrez retrouver en suivant ce lien. Si vous en avez d’autres à me conseiller, je suis évidemment totalement preneuse !

BREF

Les avis bien tranchés de Despentes nous ont obligés, dans notre cas, à nous positionner la plupart pour ou contre l’idée qu’elle exprime. Je trouve qu’il n’y a pas vraiment de place pour une espèce d’entre-deux bâtard dans les idées qu’elle développe, et quand c’est le cas, elle finit par y mettre fin en continuant de développer son idée.

Au sujet du porno…

…Dont elle nous parle depuis son point de vu de réalisatrice, elle explique :

« On dit souvent que le porno augmente le nombre de viols. Hypocrite et absurde. Comme si l’agression sexuelle était une invention récente, et qu’il faille l’introduire dans les esprits par des films. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.36

Premier réflexe, elle n’a pas tort, c’est idiot de faire un tel raccourci.
Puis elle enchaîne plus loin en évoquant l’omniprésence du viol dans nos cultures, depuis l’Antiquité en passant par les Métamorphoses d’Ovide où les dieux violent à tour de bras.

« On s’obstine à faire comme si le viol était extraordinaire et périphérique, en dehors de la sexualité, évitable. Comme s’il ne concernait que peu de gens, agresseurs et victimes, comme s’il constituait une situation exceptionnelle, qui ne dise rien du reste. Alors qu’il est, au contraire, au centre, au cœur, socle de nos sexualités. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.49

Et du coup je trouve que son argument de défense du porno perd toute crédibilité… J’ai du mal à voir comment les Métamorphoses d’Ovide participeraient de la culture du viol, mais le porno serait un genre cinématographique comme un autre. Attention, je ne dis pas qu’il faut censurer le porno pour autant et qu’il est directement responsable de l’augmentation des viols ! Mais bien sûr que le porno participe à une culture du viol dans laquelle on baigne et qui a un impact sur nos imaginaires et représentations.

Une culture du viol qui s’est illustrée pas plus tard qu’il y a quelques mois à travers la découverte des horribles viols de Dominique Pélicot sur son épouse Gisèle Pélicot, et dont les vidéos paraissent bien inspirées du porno. Je vous renvoie à ce sujet à une lecture que j’ai faite récemment en début d’année et qui, je pense, a totalement bouleversé ma manière de lire les passages de ce livre de Despentes : Vivre avec les hommes de Manon Garcia. Il faut avoir le cœur bien accroché, c’est parfois dur à lire mais Manon Garcia aborde avec beaucoup de clarté les multiples questions que sous-tendent le procès des viols de Mazan : de la soumission sous toutes ses formes à l’inceste en passant par la pornographie et la misère sexuelle.

Au sujet de la prostitution

Dans son ouvrage justement, Manon Garcia déplore l’argument facile de la misère sexuelle qui a jalonné la défense de plusieurs des accusés lors du procès. Un mythe de la misère sexuelle que Despentes me semble ponctuellement nourrir lorsqu’elle aborde la question de la prostitution comme une forme de « charité », par exemple :

« Du coup, d’un point de vue physique : toucher la peau de l’autre, mettre la sienne à disposition, ouvrir ses cuisses, son ventre, son corps entier à l’odeur de l’étranger, l’écœurement corporel à surmonter ne me posait pas de problème. C’était affaire de charité, même tarifée. Ça se voyait tellement que c’était important pour le client, qu’on fasse semblant de ne pas être dégoûtée de ses goûts, ou surprise de ses tares physiques, que c’était valorisant de le faire, finalement. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.51

Ou encore plus loin lorsqu’elle ajoute :

« En déportant la prostitution de rue, celle qui offre le soulagement le plus rapide, le corps social complique le soulagement des hommes. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.82

Pour moi, elle nourrit ici implicitement l’idée que les hommes, plus que les femmes, auraient besoin d’être « soulagés »…

Et pourtant elle affirmait également quelques pages en arrière :

« On entend encore souvent dire « grâce aux putes, il y a moins de viols », comme si les mâles ne pouvaient pas se retenir, qu’ils doivent se décharger quelque part. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.51

Je trouve parfois son point de vue assez ambigu et un peu contradictoire sur ces questions-là… Je dirais que ce sont vraiment les deux points qui m’ont le plus chiffonnée respectivement sur ces deux questions du porno et de la prostitution.

Pour ce qui est du reste, Despentes m’a donné envie de me pencher véritablement sur cette question du TDS notamment. Je comprends son rejet de la vision des prostitué.es comme des victimes permanentes, au centre d’articles journalistiques visant avant tout le sensationnalisme.

« Dans les médias français, articles documentaires et reportages radio, la prostitution sur laquelle on focalise est toujours la plus sordide, la prostitution de rue qui exploite des filles sans papiers. Pour son côté spectaculaire évident : un peu d’injustice médiévale dans nos périphéries, ça fait toujours de belles images. »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.78

La prostitution légale, oui, mais à condition que ce soit un choix réel de la part des prostitué.es. À quel point est-ce un choix dans une société qui envisage d’ores et déjà le corps des femmes comme des objets, des marchandises ? Enfin bref, je me pose plein de questions et c’est justement pour ça que j’ai envie de lire des manifestes, témoignages et essais sur la prostitution et surtout des textes qui laissent la parole aux personnes concernées et des livres qui envisagent ce sujet dans la diversité des situations qui peuvent mener à la prostitution. Car même si les médias ont tendance à mettre en lumière à outrance la prostitution forcée, ce que Despentes regrette, ça n’en est pas moins un phénomène qui existe également et qui doit, selon moi, être pris en compte dans les réflexions sur ce sujet sans effacer tout le reste pour autant.

J’ai compris en le lisant l’importance de ce texte pour nombre de féministes qui, à leur tour, nourrissent nos étagères et pensées. Par son ton, virulent et sans concessions, Virginie Despentes suscite inévitablement réflexion, que l’on adhère ou pas à tout ce qu’elle exprime avec force et conviction. Un essai qui donne l’énergie nécessaire pour continuer à réfléchir, lutter et penser le monde que nous souhaitons pour demain !

Et sur ce, je vous laisse sur la conclusion de Despentes, histoire d’enfoncer le clou :

« Le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing, pas une vague promotion de la fellation ou de l’échangisme, il n’est pas seulement question d’améliorer les salaires d’appoint. Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. Une révolution, bien en marche. Une vision du monde, un choix. Il ne s’agit pas d’opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien de tout foutre en l’air.
Sur ce, salut les filles, et meilleure route… »

King Kong théorie, Virginie Despentes, éditions le livre de poche, 2016, p.144-145


Si vous avez des remarques (insultes et mots d’amour) ou des conseils lecture à nous faire, on vous y encourage fortement, dans la zone commentaires. Car nos idées se nourrissent aussi de vos réflexions et pensées ! ↓

Merci de nous avoir lues et à très vite pour un nouvel article, sur un livre de fiction, cette fois-ci !
Alberte