Les oiseaux du temps – Amal El-Mohtar et Max Gladstone [30-30]

Par Albertebly
Nouvel article, nouvelle lecture pour notre challenge 30 livres pour nos 30 ans. Vous connaissez la rengaine maintenant ! Aujourd’hui on parle d’un futur classique de la SF avec Les Oiseaux du temps d’Amal El-Mohtar et Max Gladstone.

Comme d’habitude, si vous voulez retrouver la liste complète des livres que nous nous sommes défiés de lire pour nos 30 ans, il vous suffit de cliquer sur ce lien.

Les oiseaux du temps, ça parle de quoi ?

[On préfère amplement la couverture des éditions Mü mais nous l’avons lue au livre de poche… Sans déconner les gars, on dirait un drapeau de l’UMP, qu’est-ce qu’il vous a pris de faire une couv’ pareille ?!]
Bleu et Rouge, deux combattants ennemis d’une étrange guerre temporelle, s’engagent dans une correspondance interdite, à travers les époques et les champs de bataille. Ces lettres, ne pouvant être lues qu’une seule fois, deviennent peu à peu le refuge de leurs doutes et de leurs rêves. Un amour fragile et dangereux naîtra de leurs échanges. Il leur faudra le préserver envers et contre tout.

Roman épistolaire

Les Oiseaux du temps se présente comme un court récit de science-fiction prenant une forme épistolaire. L’échange de lettres que nous lisons est celui de Rouge (sous la plume de Gladstone) et Bleu (sous la plume d’El-Mohtar), deux combattantes pour des factions ennemies dans une guerre à travers le temps. Si leurs échanges démarrent comme une correspondance entre deux combattantes rivales qui excellent dans leur domaine, prêtes à tout pour gagner et démontrer leur supériorité tactique et intellectuelle à l’autre, leur relation prend, au fil des lettres un tour plus personnel.

« J’apprécie ta subtilité. Toutes les batailles ne sont pas grandioses, toutes les armes ne sont pas féroces. Même nous, qui combattons à travers les temps, oublions la valeur d’un mot prononcé au bon moment, d’un bruit dans le bon moteur, d’un clou dans le bon sabot… Il est si facile de détruire une planète que l’on peut négliger la valeur d’un murmure susurré à la neige. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.22

J’ai beaucoup apprécié ce mélange de science-fiction et de romance couplé au format du roman épistolaire. Un échange épistolaire romantique à travers l’infini du temps et de l’espace, ça avait tout pour être magnifique. Je n’ai pas été déçu. D’autant plus qu’à la beauté de cette histoire vient s’ajouter une forme de lyrisme sombre qui m’a totalement embarquée.

« J’ai été des oiseaux et des branches. J’ai été des abeilles et des loups. J’ai été l’éther montant dans le vide entre les étoiles, enchevêtrant leur souffle en réseaux de chansons. J’ai été poisson, plancton, humus, et ils ont tous été moi. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.83

Derrière la beauté de cette histoire d’amour tragique, on découvre en toile de fond une guerre temporelle dont on ne comprend pas tout à fait les tenants et les aboutissants. L’amour naissant de Bleu et Rouge se construit sur un monde qu’on entrevoit parfois comme putrescent, à moitié en ruine.

« Une mousse argentée dévore le métal, des fleurs violettes étouffent les fusils silencieux. Si la planète survit assez longtemps, les vignes qui poussent dans les bouches des morts porteront des fruits. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.11-12

Shakeaspeare in space

Il y a quelque chose dans Les Oiseaux du temps qui tient de la tragédie shakespearienne. En lisant la première moitié du roman, on ne peut s’empêcher de penser à Roméo et Juliette. Une inspiration qui vient se confirmer par la suite sous forme d’un clin d’œil des auteur.ices qui font de la pièce de Shakespeare une sorte de prophétie pour Bleu :

« Si Bleu était une érudite – un rôle qu’elle a joué assez souvent pour savoir qu’il lui aurait plu -, elle dresserait à travers tous les brins, la liste exhaustive des mondes dans lesquels Roméo et Juliette est une tragédie et ceux où c’est une comédie. Lorsqu’elle visite un nouveau brin, elle adore assister à une performance sans savoir comment elle se terminera.
Elle n’y prend présentement aucun plaisir. Elle regarde la pièce avec une ferveur intense, comme on attend une prophétie. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.169

La tragédie, l’amour impossible, les puissances supérieures qui empêchent cet amour d’advenir mais aussi le mélange des genres auxquels s’adonnent les auteur.ices créent une ligne directe entre le dramaturge et les Oiseaux du temps. Et je dois dire que c’est, là aussi un aspect qui m’a beaucoup plu car quoi de plus poignant, intense émotionnellement et prenant qu’une tragédie shakespearienne honnêtement ?

Et la SF dans tout ça ?

À lire mon article, on semble voir beaucoup l’histoire d’amour et finalement assez peu l’aspect science-fictionnel de ce livre. Et pourtant, il est présent dans chaque page, chaque lettre de ce roman. Toile de fond et plus encore, il a une importance cruciale dans l’existence même de cette correspondance qui, pour exister, doit s’éparpiller entre les différents « Brin » qui forment la tresse du temps.

« Elle remonte et descend le fil du temps, tresse et défait les cheveux de l’Histoire. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.96

Il y a aussi dans cette histoire quelque chose de très organique, Bleu et Rouge creusent des sillons dans l’espace et le temps et à chaque lettre correspond une mission pour l’une ou pour l’autre. Une mission qui consistera à infiltrer une horde de Huns, assassiner un homme pour remodeler la « chair tendre » du temps, participer à l’assassinat de César par les sénateurs ou jouer de son influence dans un Londres entre steampunk et orientalisme.

« Dans l’Aksoum du XIVe siècle, islamisée et puissante, du Brin 3329, Rouge, dans l’ombre, poignarde un homme sur le point d’en poignarder un autre, qui flâne en rentrant chez lui, ivre de café, de sucre et de mathématiques. L’homme que Rouge poignarde meurt. Le mathématicien se réveille le lendemain et invente une forme de pensée qui, bien plus tard, dans un autre brin, sera appelée géométrie hyperbolique. Rouge est déjà partie. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.95

Ainsi le récit avance par sauts de puce et d’ellipse en ellipse se dessine une guerre temporelle insensée et violente en opposition à l’amour impossible qui se noue entre ces deux « femmes » (J’ai des doutes sur le fait qu’elles soient vraiment humaines dans la mesure où on menace Rouge de la « démonter et passer [s]es pièces au crible pour trouver […]» des informations que je tairais pour ne pas vous spoiler… Si vous l’avez lu et avez des théories là-dessus, je suis preneuse à fond !!). Et à chacun de ces tableaux de la guerre se dévoile une lettre, laissée sur le champ de bataille par l’une, pour l’autre.

J’ai aimé ce jeu d’attente que l’on peut ressentir face à un récit qui se déroule à travers le temps et l’espace. La même attente que face à un épisode de Doctor Who dont on ne sait pas s’il nous emmènera dans le passé ou dans le futur, auprès d’inconnus ou de personnes illustres qui marqueront l’histoire de l’humanité. Comment Bleu et Rouge se feront-elles parvenir leur prochaine missive en toute discrétion ? Voilà la question qui vous taraude tandis que vous vous prenez d’affection pour ces deux personnages et leur amour naissant que vous aimeriez, de vos petites mains de lecteur.ices protéger, car il est précieux.

« Alors je file ce désir , le passe dans le chas de ton aiguille et le couds secrètement sous ma peau, brodant ma prochaine missive, point après point. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.116

Et voilà qu’on en revient à l’écriture magnifique des auteur.ices et à l’amour que contient ce livre alors qu’on devait parler SF… C’est que la SF est bien présente mais comprendre les tenants et aboutissants de cet univers n’est, selon moi, pas ce qui nous importe avec ce roman. Il faut, au contraire, se laisser porter par la beauté des sentiments sans vouloir absolument comprendre la trame guerrière, sans quoi on risquerait de s’y perdre et de ne pas trouver son compte en découvrant ce court récit épistolaire… !

Si ce que vous recherchez c’est une SF frontale et classique, je ne sais pas si vous apprécierez ce livre. Toujours est-il que vous y trouverez peut-être, comme moi, je l’espère, un objet littéraire étonnant, rafraîchissant et d’une beauté purement intemporelle. De quoi devenir un nouveau classique de la science-fiction à n’en pas douter !

Et parce que je ne pouvais pas m’en empêcher et que je suis probablement beaucoup plus fleur bleue que je ne le pensais, je finis sur une citation que je n’ai décidément pas eu le cœur d’enlever de mon article… :

« Je t’aime et je t’aime et je t’aime, sur les champs de bataille, dans les ombres, dans l’encre qui s’efface, dans la glace qu’éclabousse le sang des phoques. Dans les cernes du bois, les vestiges d’une planète qui s’effrite dans l’espace. Dans l’eau qui bout. Dans les piqûres d’abeille et les ailes des libellules, les étoiles. Dans les profondeurs des bois isolés où j’errais durant ma jeunesse, les yeux levés vers le ciel – et même alors, tu m’observais. Tu t’es glissée rétrospectivement dans ma vie et je t’ai connue avant de te rencontrer. »

Les oiseaux du temps, Amar El-Mohtar et Max Gladstone, Editions le Livre de poche, 2023, p.175


Allez, sur ce, je vous laisse, je vais aller renifler et chialer dans mon coin,
À la prochaine pour une nouvelle chronique (pas toujours très bien construite),
Votre bonne vieille Tata Alberte