Ma note Ma chronique Pour échapper aux congés traditionnels au pied des Pyrénées dans belle famille, Michel propose de réserver dans un village de vacances pour familles (VVF) des Alpes. Une quinzaine qui lui permettra de faire un break et de trouver l’opportunité d’annoncer à Andrée, son épouse, qu’il a accepté la proposition de la SNCF de travailler à Paris, dans les bureaux qui donnent sur la Gare Saint-Lazare. Car la vie de famille commence ä lui peser. Sa femme prend ses distances et il ne comprend plus vraiment ses enfants, surtout le cadet, Philippe, qu’il trouve « gauche. Maladroit. Empoté. Et méprisant ». Le portrait est cruel, mais Blondel sait contrebalancer l’ironie par une forme de lucidité désabusée : « Non. Ce sont des choses qu’on n’a pas le droit de dire. Ni même de penser d’ailleurs. Les enfants sont une bénédiction. » Un été 79 Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre Michel pénètre dans la pièce. Il n’y a pas de place pour la superstition ou la religion dans sa vie – il serait même franchement anticlérical depuis qu’un curé libidineux l’a brièvement caressé lors d’une retraite de communion – mais il n’en mène pas large. Le fantôme est encore frais et le cadavre n’est même pas enterré, alors c’est un peu comme un vol par effraction. Des yeux, il embrasse le décor – peinture et papier peint semblables au bureau de Michel, sauf que Lordiot n’a pas posé près de son téléphone vert olive les cadres traditionnels montrant des photos de l’épouse et des enfants, pour la simple et bonne raison qu’il n’en avait pas. Au mur, incongru, un poster de soleil couchant sur une île – Tahiti, probablement. Michel s’avance. Le catalogue est encore là, sous la pile de dossiers en souffrance – la couverture dépasse un peu. Michel soulève les documents avec beaucoup de délicatesse, de peur de réveiller les esprits, et extirpe le dépliant. D’un seul coup, la tragédie silencieuse, en suspens dans l’air, fond sur lui et il ressent une extrême fatigue. Il a besoin de se poser quelques secondes. À propos de l’auteur Jean-Philippe Blondel © Photo Marie Rouge Né en 1964, Jean-Philippe Blondel est professeur d’anglais dans un lycée de province. Chez Delphine Montalant, il a publié en 2003 Accès direct à la plage, son premier roman, qui a rencontré un vif succès et a obtenu le prix Marie-Claire-Blais 2005, et 1979 (2004). Juke-Box (2004), Un minuscule inventaire (2005), Passage du gué (2006) – prix Biblioblog 2007 –, This is not a love song (2007) – prix Charles Exbrayat 2008– et À contretemps (2009) ont paru aux Éditions Robert Laffont. Le Baby-Sitter (2010), G229 (2011), Et rester vivant (2011) – prix Virgin- Femina 2011 –, 06 h 41, Un hiver à Paris (2015), Mariages de saison (2016), La Grande Escapade (2019) et Un si petit monde (2021), ont paru aux Éditions Buchet/Chastel. Suivront Café sans filtre (2023) Traversée du feu (2024) et Un été 79 (2025) à l’Iconoclaste. (Source : lisez.com / Wikipédia) Page Wikipédia de l’auteur Tags
★★★★ (j’ai adoré)L’été où tout a basculé
Dans son nouveau roman, Jean-Philippe Blondel retrace les vacances de la famille Royer dans les Alpes durant l’été 1979. Ce moment particulier, dans une famille en crise, va changer la vie du père, de la mère et de leurs deux enfants. Mais il nous permet aussi de replonger dans une époque si proche et déjà si lointaine.
Tout le roman baigne dans cette tonalité ambivalente, oscillant entre tendresse et exaspération. Ainsi Philippe, 15 ans, voit une opportunité dans ce séjour. Il va certes délaisser pour quelques temps Sylvie, son amoureuse, mais fera de nouvelles découvertes. Et surtout, il sera débarrassé de son frère Pascal, 22 ans, qui est l’enfant modèle, lisse, prometteur, « un vrai séducteur », là où lui n’est qu’un « littéraire à la traîne ». C’est à travers ses yeux que le lecteur perçoit les fissures de cette famille modèle en apparence, et c’est dans sa solitude intérieure que se loge une forme de révolte douce.
En cet été 1979, il semble bien que l’état de crise soit le lot commun à tous les membres de la famille Royer. Car Andrée, directrice d’école, a décidé de changer de vie. Elle en a assez d’une relation qui tourne en rond et entend reprendre sa liberté.
Les vacances s’annoncent donc explosives. mais elles apporteront leur lot de surprises, de nouvelles rencontres et de remises en question.
Avec cette radiographie douce-amère d’un noyau familial au bord de l’implosion, Jean-Philippe Blondel est au meilleur de sa forme. Comme toujours, il cherche dans les hésitations, les regards fuyants, les silences prolongés – qui en disent plus que les dialogues – l’essence de la crise. Il suggère, il observe. À travers les détails – l’odeur du parfum à la lavande d’un collègue défunt, les repas de surgelés, les chansons du hit-parade – il recompose tout un univers d’une France en pleine mutation, après la fin des Trente Glorieuses et le désenchantement politique post-68. L’arrivée du disco et la bande-son du roman suffisent du reste à nous replonger dans l’ambiance de l’époque.
Un été 79 n’est pas un roman de grands bouleversements. C’est un roman de seuils franchis en silence, d’aveux contenus, de décisions qui se murmurent. ici, chaque phrase semble posée comme une pierre discrète sur le chemin d’une vérité intime qui excelle à dépeindre les nuances. On y découvre les contradictions des adultes, la pesanteur des conventions, les silences qui gangrènent le quotidien. À la manière de 6 h 41 ou de La Mise à nu, il choisit une temporalité courte et resserrée, où tout bascule sans fracas. L’humour discret, l’amertume lucide, et la tendresse en filigrane forment une palette qui est devenue sa signature, celle d’un écrivain qui sait, avec délicatesse, débusquer l’inquiétude dans les habitudes, l’inconsolable dans le convenu. Un roman bref, pudique et juste — comme un cliché de vacances qu’on retrouve des années plus tard, jauni, mais intact.
Jean-Philippe Blondel
Éditions de l’Iconoclaste
Roman
262 p., 20,90 €
EAN 97800000
Paru le 3/04/2025
Le roman est situé principalement en France, à Saint-Nizier du Moucherotte dans le Vercors. On y évoque aussi Paris, la Haute-Marne et Reims, les Landes et Capbreton, les Pyrénées et Brive-la-Gaillarde.
L’action se déroule durant l’été 1979.
C’est le dernier été des années 1970. Peut-même le dernier de la famille Royer. Les parents sont sur le point de divorcer. Les deux frères se détestent cordialement. Pourtant, durant ce séjour en village de vacances, rien ne se déroule comme prévu. Il y a le soleil, la piscine, les marches en montagne. De nouvelles amitiés qui se tissent. Et puis ces soirées au sous-sol du bâtiment transformé en discothèque, où tout le monde se déhanche sur le tube disco de l’été, Boogie Wonderland.
Le désir, les trahisons et les rêves d’émancipation : tout va se nouer autrement, et chacun en sortira plus libre. Dans ce nouveau roman, Jean-Philippe Blondel plonge au coeur de l’intimité d’une famille au bord du précipice, que le rythme obsédant des basses va sauver du naufrage.
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« Michel Royer traîne encore quelques instants dans le bureau désert. L’odeur écœurante du parfum de Daniel Lambert – un truc insupportable à la lavande – se mêle à celle de la cendre froide. Le médecin a dit à Michel le mois dernier que ce serait bien qu’il arrête de fumer. Pendant des années, a-t-il ajouté, on a été bien trop permissif avec les cigarettes. On sait maintenant qu’elles sont nocives pour la santé. Vous avez vu le film où Annie Girardot découvre par hasard qu’elle a un cancer du poumon ? Eh bien, il va y en avoir de plus en plus, et en grande partie à cause du tabac. Michel a hoché la tête mais n’a pas relancé. Michel éprouve une méfiance mêlée de respect envers les médecins. Moins il en consulte, mieux il se porte. Arrêter de fumer ? Et puis arrêter l’alcool, pendant qu’on y est, j’imagine ! Comme si un paquet par jour et deux ou trois petits verres de whisky par semaine allaient le tuer ! Allez raconter ça à Lordiot !
Michel ouvre la fenêtre à battants qui donne sur la courette goudronnée. Il aime bien ces moments-là, quand tous ses collègues ont regagné leurs pénates et que le silence règne dans les bureaux. De toute façon, Andrée ne lui reproche jamais de rentrer tard. Elle prépare sa classe pour le lendemain. Ils se retrouvent ensuite pour le repas. Ces jours-ci, elle réchauffe beaucoup de surgelés, mais il faut dire que c’est bon, finalement, les surgelés, les crêpes jambon-champignons ou le poisson à la bordelaise, c’est bien meilleur que ce que concocterait son épouse, et puis c’est tellement pratique. Ensuite, ils appellent Philippe, toujours fourré dans sa chambre, à dresser des listes de chansons du hit-parade, comme si c’était important de savoir qui était numéro un des ventes. Ils dînent en échangeant deux ou trois informations sur leurs journées respectives – Philippe participe peu, il est plutôt du genre secret depuis quelque temps, lui qui les a saoulés pendant des années avec ses états d’âme. Il a l’adolescence taciturne. Ce ne serait pas pour déplaire à son père si ça ne se doublait pas d’une espèce de morgue insupportable. Monsieur se croit supérieur à tout le monde, ses parents, sa famille, ses voisins, la ville tout entière. Michel ne sait pas ce qui le retient, parfois, de lui en retourner une.
Si, en fait. Il sait.
Il est malin, Michel. Il a compris que ce n’était pas bien vu désormais de frapper les gamins. Jusqu’à il y a peu pourtant, c’était monnaie courante, mais on ne sait pas trop pourquoi, le vent a tourné. Sans doute une conséquence tardive de Mai 68. Michel ne peut pas pester : il appartenait au camp des apprentis révolutionnaires. Sauf qu’il s’est vite rendu compte qu’il était trop vieux pour ces enfantillages. C’était un truc d’étudiants, d’intellectuels fumeux, et lui, il n’était pas allé à l’université. Michel ne goûte pas beaucoup la culture, enfin en tout cas pas celle qui s’étale dans les pages du Nouvel Observateur, auquel ils sont pourtant abonnés depuis des années, Andrée et lui. Michel s’endort au cinéma. Il préfère lire les enquêtes de SAS plutôt que le dernier Goncourt. Quant au théâtre, de toute façon, dans leur petite ville, il n’y a pas tellement le choix : ce sont les tournées Barillet-Grédy, des vaudevilles à la chaîne, un point c’est tout. Et surtout, ça coûte cher. La musique ? Ah oui, la musique. Il aime bien Yves Montand, parce que quand même, il a le cœur à gauche, lui, et puis il est du côté des gens de peu. Brassens, Brel et Ferrat. Mais il ne supporte pas les femelles plaintives, Piaf, Barbara, c’est d’un ennui ! Le classique ? Il regrette de n’avoir pas reçu l’éducation pour l’apprécier. Andrée aussi. C’est pour ça qu’ils ont souhaité que les gamins bénéficient de leçons de piano, avec une professeure particulière chez qui ils se rendaient tous les mardis, et qui leur donnait des exercices à effectuer tous les soirs.
Cruelle déception.
L’aîné, Pascal, comme le cadet, ont sagement appris leurs gammes, leurs arpèges, La Méthode Rose et Le Déliateur, ont commencé à jouer des piécettes qu’on était fiers de faire entendre aux voisins, mais dès que ça s’est corsé, au bout de cinq ou six ans, ils ont renâclé. Pascal a abandonné, prétextant qu’il était déjà très pris par le handball et la voile – le sport, c’est important aussi, non ? Philippe aurait voulu suivre l’exemple de son frère, mais là, on a dit stop, hein. Il continuera le piano, lui, bon gré mal gré. Inutile de décrire la tête du cadet à l’annonce de ce qu’il a vécu comme une punition, sans comprendre tout le bénéfice qu’il pourrait en tirer.
De toute façon, il est plus difficile, le cadet.
L’aîné, aucun problème. Jamais. Bon élève, travailleur mais sachant aussi se garder du temps pour la pratique sportive et pour les relations amicales, capable de se faire apprécier par des gens d’extraction sociale très différente, une vraie perle. C’est d’ailleurs ce qu’ont souligné ses enseignants dans la classe préparatoire spécialité économie qu’il a suivie après son bac. C’est devenu l’un des phares de son école de commerce. Son maître de stage ne tarit pas d’éloges sur lui. Ces deux mois d’été à travailler à ses côtés vont lui être très profitables. Michel Royer aimerait qu’ensuite il rejoigne la Grande Famille de la SNCF, mais il a déjà compris que ce ne sera pas le chemin qu’il choisira. Pascal optera pour l’industrie du luxe. Au départ, tout du moins. On lui prédit une brillante carrière. Et puis, cerise sur le gâteau, c’est un vrai séducteur. Il enchaîne les conquêtes – là aussi, toutes très différentes, ouvreuse de cinéma, étudiante en médecine, future enseignante d’EPS, et la dernière en date, travaillant vaguement dans la comptabilité, mais avant tout héritière de vastes domaines de Champagne. Michel est toujours un peu gêné de recevoir cette future belle-fille, parce qu’il trouve alors l’appartement trop étriqué et que la décoration, qu’ils ont pourtant soignée, Andrée et lui, lui paraît terriblement ringarde en la présence de cette jeune femme prénommée Fabienne. Il espère que Pascal restera longtemps avec elle. Elle a tout pour plaire – ils sont faits pour être ensemble.
Le cadet, lui, c’est une autre paire de manches.
Pas le mauvais bougre, non. Il faut reconnaître qu’il a des qualités. Il a des facilités en français – d’ailleurs, il passe une partie de son temps libre à lire les romans que Michel et Andrée reçoivent tous les mois via le catalogue par correspondance et qu’ils n’ouvrent jamais. Il sait bien parler. Mais bon, d’abord, il est à la traîne sur tout ce qui est scientifique, alors que le scientifique, c’est l’avenir, tout le monde le dit. Et puis il est gauche. Maladroit. Empoté. Et méprisant, depuis quelque mois, pour couronner le tout. À chaque fois qu’on lui propose une activité, monsieur ricane ou soupire. C’est extrêmement agaçant. Michel compte sur la vie pour lui rabaisser son caquet. En attendant, il a quand même rejoint une section littéraire au lycée – et comme, à quinze ans, il est encore trop jeune pour travailler pendant les vacances, on est obligés de se le taper.
Michel se reprend. Incline imperceptiblement la tête. Regarde son reflet dans la vitre. Non. Ce sont des choses qu’on n’a pas le droit de dire. Ni même de penser d’ailleurs. Les enfants sont une bénédiction. Il n’y a rien de plus atroce qu’une existence solitaire, sans le soutien et l’affection de sa progéniture.
N’empêche.
Il se demande ce qu’il a raté, là. La mère de Michel, Élise, dit qu’il a trop laissé le gamin dans les jupes de sa bru, qu’il en est devenu plaintif, qu’il chouine pour un rien. C’était vrai les premières années. C’est pour ça qu’il l’a amené au judo avec lui. Michel est ceinture noire deuxième dan, et on a un moment parlé de lui pour les championnats nationaux, mais c’était avant le changement de poste et l’arrivée des enfants, depuis il n’est plus jamais allé au club, sauf une fois donc, pour que le cadet s’essaie à ce sport de combat – le résultat a été une catastrophe. Le gamin a eu peur de tout. Un trouillard. Michel est reparti penaud. Personne n’est fier d’avoir enfanté un trouillard.
C’est moins vrai désormais, Michel le reconnaît. Le gosse est plutôt bûcheur. Il l’a vu jouer au basket-ball un jour et il doit admettre qu’il se démène, sur le terrain. En plus, il a une copine, ce qui prouve qu’il n’est pas pédé. C’est un réel soulagement pour Michel, parce qu’avec les insinuations d’Élise et puis les manières qu’il avait parfois, on aurait pu croire que… Mais apparemment non. C’est une bonne chose. Et il faut se concentrer sur les bonnes choses. Parce que la vie est courte. C’est ce qu’est venu lui rappeler Daniel Lambert, son chef, avant de partir. Il est entré dans le bureau sans toquer – il en a le droit – et il avait la mine sombre. Il a annoncé le décès de Gégé Lordiot. Un accident de la route. Gégé aurait dépassé sans visibilité et aurait emplafonné le camion d’en face. Heureusement qu’il n’y avait personne d’autre dans la voiture à ce moment-là.
Daniel Lambert s’était raclé la gorge et avait jeté un coup d’œil à l’avenue Général-de-Gaulle, au loin. L’enterrement aurait lieu la semaine prochaine. On allait bien sûr commander une gerbe, de la part de tout le bureau. Liliane s’en occupait. Il était resté là un moment, Daniel Lambert, dans son parfum de lavande. Michel avait allumé une cigarette pour se donner une contenance. Daniel était sombre. Il avait soupiré, puis déclaré que ça nous rappelait qu’il fallait profiter du temps qu’on avait, parce qu’on ne savait pas de quoi demain serait fait, n’est-ce pas, Michel ? D’ailleurs, avait-il ajouté, à la suite de cette nouvelle, il avait décidé tout à trac de casser sa tirelire. Lui qui économisait pour les études de ses enfants s’était brusquement rendu compte que l’argent était aussi conçu pour être dépensé. Alors cet été, avec Annie et les filles, ils partiraient en Grèce. Les vols étaient de plus en plus abordables et il avait trouvé des séjours à des prix défiant toute concurrence dans l’agence de voyages qui venait d’ouvrir rue de la République. La Grèce. Il avait toujours rêvé de visiter ce pays. Il avait d’ailleurs étudié le grec au lycée. Trois ans. Certes, il ne lui en restait rien, mais cela avait nourri son désir. Eh bien, cette fois, plus de procrastination ! On lèverait les voiles ! Bon, le pot commun pour la gerbe était sur le bureau de Liliane. On versait ce qu’on voulait. Chèque ou liquide. On n’allait pas vérifier qui donnait quoi. Sur ce, bon week-end, Michel.
Dans le silence des locaux désertés, Michel Royer pense à Gérard Lordiot. À ses lunettes de soleil Ray-Ban dans l’échancrure de son tee-shirt. À ses cheveux impeccablement coiffés. À sa façon de lancer un « hello » à la cantonade, en arrivant. Aux œillades qu’il adressait aux secrétaires. Tous les employés soulignaient son sens de l’humour et son à-propos. Le roi des calembours. Il nous faisait tellement rire au moment de la galette ou du repas de Noël. Il avait toujours de nouvelles blagues.
Michel n’aimait pas trop Gérard Lordiot. Il le trouvait frimeur. C’est facile de se montrer avec des vêtements à la dernière mode – ah, ce blouson de cuir insupportable qui ressemblait à celui de Starsky dans Starsky et Hutch ! – et une voiture neuve tous les deux ans quand on n’a pas de famille à nourrir. Michel soupçonnait que cette inimitié était d’ailleurs réciproque. Gérard Lordiot appartenait à une autre génération, plus jeune. Celle qui hantait les boîtes de nuit qui poussaient partout dans l’agglomération, comme des champignons. Celle qui écoutait de la musique anglo-saxonne et montait le volume de l’autoradio à fond. Celle qui disait que dans la vie, l’important, c’était de « s’éclater ».
Pour s’éclater, il s’est bien éclaté, le Gérard Lordiot.
Michel se demande brièvement s’il y a quelqu’un dont le métier est de ramasser les morceaux de corps humain, après un accident, ou si on attend que les animaux s’en chargent.
Michel esquisse une moue – à moins que ce ne soit un rictus. Se disputent dans son esprit la douleur (infime) de la perte, la joie (intime) que chacun d’entre nous (il en est persuadé) ressent quand quelqu’un d’autre casse sa pipe et que, mine de rien, on est toujours là, et la jalousie (gênante) face à l’attention que le mort va susciter dans les jours à venir, et aussi face à ce crétin de Daniel Lambert avec son after-shave à la lavande qui va se payer des vacances en famille à l’autre bout de l’Europe, alors que lui, sa femme et son cadet qui tire une tronche de trois pieds de long vont encore aller s’enfermer un mois chez les parents de madame, à entretenir le jardin, à organiser les mêmes sempiternelles visites culturelles (le château d’Henri IV, le musée d’histoire naturelle) et des promenades sans intérêt. Le gamin va réclamer d’aller au moins un jour à la mer, et il faudra se lever aux aurores, enchaîner trois heures de voiture pour se retrouver à brûler sur une plage bondée des Landes, manger des sandwiches au sable et rentrer dans les bouchons. On se rendra aussi sans doute une fois en montagne, mais là, Michel sera content, parce que Michel est un amoureux des hauteurs, lui qui est pourtant né dans une des plus grandes plaines françaises. La montagne, il y passerait bien des journées entières, on y respire de l’air frais, on y croise peu de monde, ou alors simplement des aficionados, des vrais, des gens qui ne sont pas là pour pérorer mais pour grimper, avec leurs gourdes en fer-blanc attachées à leurs sacs à dos et leurs promesses de bivouac. Oui, dans l’idée, Michel pourrait se projeter vers des moments agréables. Le hic, c’est que la famille d’Andrée les accompagne systématiquement. Notamment son frère, qui répète à tout-va que les Pyrénées n’ont aucun secret pour lui et qu’il est né pour être cabri. Et la femme de son frère qui passe son temps à se plaindre de la chaleur ou du froid. Leurs enfants casse-cou qui courent partout et rendent encore plus évidente la gaucherie de Philippe, qui a peur de tout. Si au moins il y avait Pascal. Mais non, cette année, impossible, il bosse. De toute façon, cela fait déjà deux années qu’il ne vient plus avec eux – il y a eu les championnats de France de voile et puis un job d’été dans le supermarché de leur quartier, pour aider au financement de ses études. Michel lâche un soupir long comme le bras. La montagne, ce serait pourtant bien. Mais c’est comme toujours, il faut faire une croix sur ce qu’on désire le plus, malgré tout ce que peut raconter Lambert. À moins que.
À moins que.
Une idée germe dans le cerveau de Michel et se développe à une vitesse vertigineuse, telle une vigne vierge sur un mur.
Ils pourraient partir, eux aussi. Oh bien sûr, pas en Grèce ou dans une de ces destinations exotiques qui deviennent de plus en plus à la mode. On ne va pas non plus dépenser tout ce qu’on s’évertue à économiser pour se payer un pavillon. Non, mais une semaine ou deux en France. De toute façon, la France, c’est l’idéal. D’abord, on y parle français. En plus, c’est un pays magnifique – la preuve, le monde entier rêve de le découvrir ! Paris. La Côte d’Azur. Ah non. Ces lieux-là, très peu pour Michel. S’il aime beaucoup la capitale, il trouve ridicule de s’y rendre l’été alors qu’on habite à une heure et demie en train. Le grand patron lui a déjà demandé s’il se sentait l’ambition de monter là-bas, de rejoindre les bureaux de Pont-Cardinet, par exemple, ou ceux de la gare Montparnasse. Michel a répondu que la décision ne dépendait pas de lui. Il espère que sa réponse a été perçue comme une marque d’humilité et pas comme un manque d’ambition et d’envergure. Parce qu’en fait, oui, il en a terriblement envie. La vie en province lui pèse de plus en plus.
La Méditerranée, pas question. Des plages bondées. Des kilomètres de bouchons pour le moindre déplacement. Des locations hors de prix. Et puis tous ces bâtiments laids, à La Grande-Motte.
L’Atlantique ? Bon, l’Atlantique, c’est autre chose. On connaît déjà. Lorsque les enfants étaient plus jeunes, les Royer louaient une semaine dans les Landes, dans la même résidence que le frère d’Andrée et sa femme. Mais justement. Michel n’a plus envie de cette proximité-là. Et puis c’est du réchauffé. L’idéal, ce serait une région à découvrir. Avec des activités possibles pour tout le monde. De quoi s’occuper.
Il se rappelle avoir vu récemment passer un catalogue sur les Villages vacances famille et les établissements qui pratiquent des prix spéciaux pour les fonctionnaires ou pour les comités d’entreprise. C’était pour les congés d’hiver – il revoit nettement la jeune femme souriante en combinaison de ski jaune sur la couverture – mais ils proposent sans doute l’équivalent pour les mois de juillet et d’août. C’est ici qu’il l’a remarqué. Quelque part dans le bâtiment. Michel se concentre et ferme les yeux. Voyons, c’était en début de semaine. Il était question d’un problème récurrent de livraison de matériel. Il était en colère. Il avait déboulé dans le bureau de son interlocuteur avec l’intention de lui passer un savon, mais il n’y avait personne, et c’est là qu’il avait aperçu le catalogue, qui gisait à terre. Congés 1978-1979. Quelqu’un avait corné une page. Michel l’avait ramassé et remis là où il devait être. Sur le bureau. Et à ce moment-là l’autre était entré.
Gérard Lordiot.
Oui, c’était bien Gérard Lordiot.
Lordiot qui avait commencé par ironiser sur les VVF, ces HLM pour gagne-petit où s’entassaient les familles en se persuadant qu’elles vivaient des moments formidables. Très peu pour lui. Michel pouvait garder le catalogue, il n’en ferait rien. En revanche, celui du Club Med, qui était posé juste à côté, il le gardait, parce que ça, pour le coup, il était partant et il trouvait que…
Il n’avait pas eu le temps de terminer. Michel lui avait coupé la parole – on avait un problème urgent qu’il convenait de régler tout de suite. Le reste, les vacances, et surtout les considérations de Lordiot, on n’en avait rien à secouer. Il avait eu raison, a posteriori, Michel. Lordiot n’aurait pas besoin de réfléchir à ses futurs congés, finalement.
Assis au bureau de Gérard Lordiot, ses pensées échappent du carcan quotidien. Lambert a raison : on vit dans une espèce de croyance en notre immortalité et un matin, couic, on passe l’arme à gauche sans même s’en rendre compte. En profiter. C’est une drôle d’expression, ça, en profiter. Un verbe capitaliste qu’on emploie maintenant à toutes les sauces, preuve s’il en est que le capitalisme a gagné, même quand, comme Michel, on s’acharne à croire encore à l’avènement du socialisme.
Pas la mer, donc.
La montagne, plutôt. Mais pas les Pyrénées, trop près des beaux-parents, qui ne comprendraient pas qu’on dépense autant d’argent pour se loger à moins d’une heure de chez eux.
Les Alpes, alors ?
Michel Royer n’est jamais allé dans les Alpes. Dans sa tête, les images du Mont-Blanc. Un documentaire à la télévision, l’an dernier, sur les plus beaux sommets du monde. Il est perdu dans ses pensées. Il n’entend pas la porte qui s’ouvre doucement. Ni le raclement de gorge. Il sursaute quand la lumière s’allume et que soudain, Joudrain est là, la mine sombre.
Joudrain, c’est le Grand Manitou. Le directeur général de la succursale. La cinquantaine bien entamée. Le visage fatigué par des années à porter sur ses épaules le développement régional de la section marchandise de la SNCF. Des yeux de cocker. Michel se rend brusquement compte de la situation – il est installé dans le fauteuil de Lordiot, tous feux éteints. De quoi intriguer, à tout le moins. Il se lève précipitamment et se cogne le genou contre le tiroir du bureau, laissant échapper un juron.
« Rasseyez-vous, Royer. Justement, je voulais vous parler, ces jours-ci, alors si vous avez une minute… C’est terrible, hein, ce qui est arrivé à Lordiot ? »
Un ange (peu approprié au caractère de la victime) passe, et Joudrain demande à Michel s’il cherchait quelque chose de particulier.
« Non, je… Enfin, honnêtement, je ne sais pas trop ce que je fais là. Je devais partir, mais la porte était ouverte et… et… »
Joudrain prend une chaise, s’installe en face de Michel, immédiatement conscient de l’anormalité de la situation. Joudrain tapote le bras de son inférieur hiérarchique.
« Moi aussi, je suis resté un peu dans cette pièce, tout à l’heure. C’est comme si on avait besoin de sentir encore sa présence, non ? »
La présence de Lordiot. Manquerait plus que ça. Michel sait qu’il doit s’abstenir de réagir. Il fixe un point légèrement au-dessus de l’épaule gauche de Joudrain et serre les mâchoires. Il a appris, en observant, que c’était ainsi qu’on mimait la souffrance intérieure.
« Vous l’appréciiez beaucoup, vous aussi, non ?
– Je… oui… Nous avions nos différences, mais c’était quelqu’un de grande valeur. »
Les conneries qu’on ne s’entend pas dire, parfois.
« Michel ? »
Michel sursaute – c’est la première fois que le Grand Manitou l’appelle par son prénom.
« Je vais bientôt prendre ma retraite, vous savez. Et ce qui vient d’arriver à Lordiot n’a fait que renforcer ma décision. »
Surtout ne rien laisser filtrer. Ni soulagement ni compassion. Continuer de fixer l’épaule gauche de Joudrain et tenter de calmer le palpitant qui commence à s’agiter. Si Joudrain l’a choisi comme interlocuteur, ce n’est pas pour rien, mais il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de…
« Nous… Enfin, j’en ai évidemment touché un mot au National, à la dernière réunion, parce que, vous vous en doutez, je réfléchis depuis un certain temps à mon remplacement… »
Michel s’est changé en statue de sel, pourtant aucun détail ne lui échappe. Les moutons de poussière sur le parquet juste à côté du pied gauche de Joudrain. Les étagères mal rangées par Lordiot. Les trois taches d’encre noire sur le papier buvard. On dit souvent de Michel qu’il ne laisse rien passer. Quand on souhaite être plus diplomate ou entrer dans ses faveurs, on évoque son extraordinaire méticulosité et sa grande mémoire. Quand on est dans le ressentiment, on le juge rancunier. Michel ne croit pas être rancunier – il se souvient de tout, c’est différent. L’âme d’un chef, quoi.
« J’ai évidemment proposé votre nom. »
Michel s’autorise un très léger acquiescement. Ses lèvres, elles, restent closes. L’impassibilité est une caractéristique difficile à acquérir, surtout pour quelqu’un que ses voisins qualifieraient facilement de sanguin. Michel s’emporte vite dans la vie privée, et tout le quartier profite de ses sorties intempestives. Devenir neutre lui a demandé des heures de pratique, devant le miroir de la salle de bains.
« Figurez-vous qu’ils ont refusé ! »
Expirer l’air par le nez en un soupir presque inaudible. Canaliser la rage qui ne cherche qu’à s’extérioriser. Serrer légèrement les dents et même oser l’ombre d’un sourire, pour signifier que cela n’a que peu d’importance, au fond, surtout étant données les circonstances. Anticiper le retour à la maison. Se demander s’il ne serait pas mieux de téléphoner à sa femme, de prétexter n’importe quelle réunion imprévue – de toute façon, Andrée ne s’intéresse pas à son emploi du temps – et d’aller boire un whisky au Croco, avant d’affronter la soirée.
« Ils ont déjà tout planifié, comme quoi on n’est que des numéros. N’oubliez pas ça, Michel, pour le National, on n’est que des numéros. Ils préfèrent Lambert. »
Lambert, ses effluves de lavande, son voyage en Grèce. Le genre de type pour lequel tout a toujours été facile, dans la vie. Né dans un foyer aisé. Avec des parents qui l’ont poussé à effectuer des études supérieures. Michel, lui, a commencé à travailler très jeune. Il est monté petit à petit dans l’organigramme de la SNCF. Rien ne lui est jamais tombé tout cuit dans le bec.
« Vous vous demandez sûrement ce qu’on vous réserve, à vous, Michel. »
Au point où il en est, Michel ne se demande plus rien. Il anticipe. Une stagnation. Quelques missions en plus avec une mini-augmentation de salaire à la clé, histoire de faire passer la pilule. Il devra revoir son plan de carrière. Quitter la Grande Maison et démarcher les concurrents. Il en est fatigué d’avance.
« En fait, Michel, Paris vous veut.
– Pardon ?
– Tout le monde apprécie votre travail et votre dévouement. Vous êtes d’une efficacité redoutable et les Parisiens ont hâte que vous les rejoigniez. Dans les bureaux de la direction générale. Vous vous occuperiez de la moitié est de la France. Une sacrée promotion. Vous grillez tous les échelons d’un coup. »
Joudrain éclate de rire.
« Vous devriez voir votre tête, Michel. On dirait un poisson-ventouse dans l’aquarium d’un restaurant chinois. »
Michel esquisse un sourire mais ne capte pas la référence. Michel ne va pas dans les établissements asiatiques. On n’est pas certain de ce qu’on y mange. Certains prétendent même qu’on y boufferait du chien. Évidemment, c’est sans doute exagéré, mais enfin, on sait très bien qu’on ne peut pas avoir confiance en ces gens-là. Ils sont fourbes. Même quand ils s’appellent Marie-Christine ou Jean-Philippe. C’est leur façon d’intégrer notre monde pour mieux le poignarder de l’intérieur.
« Bon, qu’est-ce que vous en dites ?
– Je… Je suis très touché. Je suis un peu déboussolé, pour ne rien vous cacher. Avec le décès de Lordiot, et… »
Lordiot. Il aura vraiment servi à tout, celui-là, décidément, se dit Michel. L’important, c’est de gagner du temps. Ne rien accepter dans le feu de l’action.
« Je comprends, oui, bien sûr, c’est tout à votre honneur, d’ailleurs. Je voulais juste… Enfin, vous y réfléchirez. Ils n’ont pas encore officialisé leur demande, mais ça ne saurait tarder, si j’ai bien saisi. J’imagine qu’ils vous laisseront quelques semaines pour vous décider. Ils sont conscients des bouleversements que ce type de mutation occasionne. La séparation d’avec la famille. Un logement à Paris – mais pris en charge par l’entreprise, je vous rassure. Bon, en tout cas, voilà, vous êtes au courant. Je n’avais pas prévu de tout vous déballer ce soir, mais vous voyez, finalement, je suis plutôt soulagé. Et puis je trouve que c’est mieux de ne pas être directement mis au pied du mur. »
Joudrain reste silencieux pendant quelques secondes, puis se lève en ajoutant un « bon » inutile. Michel se dit qu’il est largement temps de rentrer pour lui aussi. Il remercie, s’autorise une poignée de main un peu plus longue qu’à l’accoutumée pour bien marquer sa gratitude, et les voilà qui redescendent les quelques marches, dans la douceur de ce mois d’avril.
Ce n’est qu’une fois installé dans sa voiture que Michel s’aperçoit qu’il a laissé le catalogue des VVF sur le bureau de Lordiot. Tant pis. Il le reprendra lundi. Il évoquera juste l’idée à table, pour voir comment réagit le reste de la famille. Des vacances. C’est exactement ce dont il a besoin. Une semaine. Non. Deux, carrément. Une quinzaine dans les Alpes. Histoire d’évacuer la tension. »
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