Ma note Ma chronique L’histoire commence à l’arrêt Bahnhof/La Gare, où la narratrice est intriguée par une femme d’une soixantaine d’années, dont la présence tranche avec celle des habitués du bus. Immobile et rigide, Blanche capte l’attention par son apparence singulière et son regard perdu au-dehors : « Ce point fixe dans la cohue : voilà ce qui a éveillé ma curiosité. » Après que Blanche se soit assise à côté d’elle, elle choisit de la suivre au lieu d’aller voir Caro, sa meilleure amie. Une sorte de prémonition ? Passage du soir Où ? Quand ? Ce qu’en dit l’éditeur Les critiques Les premières pages du livre 2 3 4 5 Extrait À propos de l’autrice Léonie Adrover © Photo Léa Kunz Léonie Adrover, née en 1982, vit dans le Jura suisse, où elle travaille en tant que journaliste et formatrice radio. Passage du soir est son premier roman. (Source : Éditions du Seuil) Page Facebook de l’autrice Tags
★★★★ (j’ai adoré)Le roman de la transmission
Léonie Adrover a choisi d’entrer en littérature en racontant la rencontre inopinée de deux femmes et leur longue conversation une nuit durant. Car elles n’ont pas leur seule histoire à partager…
En tout état de cause, cette rencontre fortuite, va l’entraîner dans une soirée, puis une nuit de confidences et de partage, où chaque mot échangé devient un fil tissé dans la trame de leurs destins croisés. « Souviens-toi de tout ça, dit Blanche, de ce que je vais te raconter, et un jour, quand tu sentiras que c’est le moment, cherche, toi aussi, quelqu’un à qui attacher ce fil. »
S’il y a une urgence dans cette confession, c’est que Blanche est atteinte d’une maladie incurable. Elle a décidé de mourir dans la dignité, comme cela est possible en Suisse. « Pour moi le rendez-vous est imminent, il est fixé, il tient carrément une place dans mon agenda : dimanche, dix-sept heures. »
On remonte alors jusqu’à la fin du XIXe siècle, dans les pas de Werner. C’est la première personne qui a confié son histoire et souhaité qu’elle soit transmise. Il quitte sa Forêt-Noire natale pour les champs de bataille de la Grande Guerre, combat à Mulhouse avant de trouver refuge en Suisse où il trouvera une épouse et un compagnon, Emiliano. Ce dernier va à son tour raconter son histoire. On remontera à leurs côtés un siècle marqué par les guerres, les grands chantiers, les déplacements et migrations, mais aussi par les histoires d’amour, dont celle de Judith, autre figure de proue de ce premier roman qui explore avec délicatesse les thèmes de la transmission et de la mémoire, nous invitant à méditer sur l’empreinte que chacun aspire à laisser derrière soi.
En entremêlant la confession de Blanche et les souvenirs de la narratrice, Léonie Adrover nous rappelle l’importance de transmettre nos histoires, de les écouter et de les faire vivre au-delà de nous-mêmes. Elle a su transformer une épreuve personnelle en une œuvre universelle, où chaque mot résonne comme un écho intemporel de nos vies entremêlées. Son roman est aussi lumineux que bouleversant.
Léonie Adrover
Éditions du Seuil
Premier roman
224 p., 19,50 €
EAN 9782021591774
Paru le 7/03/2025
Le roman est situé principalement en Suisse, sur les bords d’un lac qui n’est pas nommé, mais on peut y reconnaître la ville de Bienne.
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1890.
Blanche, la soixantaine, pose son regard sur une jeune passagère, dans un bus qui traverse une ville bilingue de Suisse, un vendredi en fin d’après-midi, après l’orage de printemps. Les deux femmes descendent au même arrêt, engagent la conversation, s’installent au bord du lac. Elles vont y passer la soirée, et même la nuit.
La narratrice, éternelle étudiante employée à ses heures perdues dans une usine de précision, a l’idée de se consacrer à l’écriture. Elle écoute attentivement Blanche, qui a décidé de se faire donner la mort, sur rendez-vous, pour se soustraire aux souffrances de la maladie. Avant cela, elle veut transmettre sa mémoire. Et pas seulement la sienne. Plusieurs vies sont ainsi évoquées, à la suite ou tressées entre elles : on découvre Werner, Emiliano, Judith et quelques autres figures, pour ce qui finit par constituer le portrait d’un siècle marqué par les guerres, les grands chantiers, les déplacements et migrations, mais aussi par les histoires d’amour.
Babelio
GRRIF
En Attendant Nadeau (Marc Albiez)
RTS (1)
RTS (2)
RCF Radio
« 1
C’est à l’arrêt « Bahnhof/La Gare » que j’ai remarqué sa présence. Elle a retenu mon attention parce que tout, en elle, la distinguait des habitués du 17 que je connaissais par cœur. Elle n’appartenait visiblement ni à la communauté des travailleurs de la zone industrielle, ni à celle des commerçants de la vieille ville, ni au cercle des lécheurs de vitrines qui encombraient le couloir de leurs sacs, encore moins à la bande de lycéens éméchés qui empruntaient la ligne entre l’apéro et la gare. Elle se tenait debout, parfaitement immobile près de la porte, et sa valise à roulettes appuyée contre sa jambe gênait l’accès. Les gens qui tentaient de se frayer un passage vers les places vacantes la heurtaient en grognant, sans qu’on sache s’ils s’excusaient ou la sermonnaient. Elle paraissait vissée au plancher, verticale et tordue à la fois. De son corps émanait une rigidité extrême, comme s’il s’agissait d’une coque à la solidité ligneuse. Ce point fixe dans la cohue : voilà ce qui a éveillé ma curiosité.
Visage anguleux aux joues creusées, cheveux plus blancs que noirs retenus en une juvénile queue-de-cheval par un élastique violet, elle regardait au-dehors mais semblait ne rien y voir. J’ignore à quel arrêt était montée cette femme pour venir bouleverser ma vie.
Si moi-même je me trouvais à bord du trolleybus 17 à destination de Kastanienstrasse/Rue des Châtaigniers, c’est qu’il me menait, chaque vendredi à la même heure, vers ma soirée de liberté. J’allais avoir trente-quatre ans, et je n’étais plus qu’à quelques mois d’aboutir enfin à « une situation » – la formulation est celle de mes parents, dépités que leur fille unique et adorée tarde tant à finaliser une formation. Jusque-là, mon absence de détermination ne m’avait menée qu’à des volte-face successives : j’avais été séduite puis lassée par l’allemand, le droit, la psychologie, l’anglais, la biologie, le beau noiraud du club de tennis et le reste. « Bon sang, mais quand est-ce que tu vas te trouver une situation ? Nous, on devait choisir notre voie à quatorze ans, et on y est arrivés ! », s’impatientaient mes parents. En attendant, je vivais de petits boulots. « Mais enfin ma fille, tu sais qu’entre un emploi non qualifié et une profession intellectuelle, le salaire médian varie du simple au double ? » (Mon père était statisticien.) Puis je croyais m’enflammer pour une nouvelle matière, et ainsi de suite, jusqu’à l’ultimatum : « Ta mère et moi nous t’aiderons encore une fois pour que tu puisses garder ton appartement. Mais si tu arrêtes, tu nous rembourses et tu te débrouilles seule pour la suite. »
Sur mon frigo était aimanté un planning d’une perfection géométrique qui ne me ressemblait guère, mais que je suivais militairement : il divisait ma semaine entre les cours, les révisions et mon job d’étudiante, au département contrôle de l’entreprise de décolletage Sauber SA – « La précision, c’est notre passion ». Le tableau m’accordait un seul temps de relâche hebdomadaire : le vendredi soir. Il m’arrivait de l’exploiter pour l’amant du moment. Mais le plus souvent, je rejoignais mon amie Caroline qui remontait elle aussi au village auprès de sa mère, voisine de mes parents depuis toujours. Je prenais alors le bus de 18 h 30, de son point de départ juste devant l’usine, « Industriegebiet C/Zone industrielle C », à son terminus près duquel Caro tenait son cabinet, moyennant un itinéraire en forme de « U » peu efficient mais confortable.
C’est à peu près à la moitié du trajet que l’inconnue m’apparut, à la faveur du délestage de la gare à l’heure de pointe. Il faisait très doux pour la fin mars ; un orage presque estival avait éclaté en milieu d’après-midi et concentrait désormais dans le bus une odeur âcre d’habits mal séchés. Sur la grande place encore luisante de l’averse, les trajectoires se faisaient directes, les foulées plus longues, tant pis pour les bousculades, pas le temps de s’excuser : il s’agissait de ne pas rater le train conduisant au week-end. La civilité helvétique ne reviendrait aux retardataires qu’une fois sur le quai, lorsque dans un calme absolu ils attendraient que l’ultime passager soit descendu du wagon avant d’y grimper.
Les portes du bus se fermèrent et le véhicule, avachi sur sa droite comme pour soulager un point de côté, se redressa puis démarra. Face à son reflet que lui renvoya soudain la vitre, la femme s’agita. Elle était donc bien de chair ! C’est à cet instant que je vis ses yeux, d’un vert sombre et fou, qui sans détour se posèrent sur moi.
J’aurais dû détourner la tête, ainsi que le veut l’usage lorsqu’on s’aperçoit qu’un inconnu vous observe. Mais elle me fixa avec une insistance telle que je me sentis harponnée, et par un réflexe de politesse je la saluai d’un léger signe du menton, me demandant si j’étais supposée la reconnaître. Son visage ne m’était pas familier. De gêne, je lui souris. Elle ne cilla pas.
« Spiegelstrasse/Rue du Miroir », grésilla le haut-parleur. Le voyageur installé à côté de moi se leva, et je sus qu’elle allait me rejoindre. De fait, elle souleva son bagage et marcha dans ma direction, avec une souplesse qui me surprit. Elle s’approcha sans une hésitation, veillant à ne pas perdre l’équilibre quand le bus freina. En silence elle s’assit sur ma banquette et cala son barda entre ses pieds. Je fis mine d’être absorbée par l’horaire de mes cours qui me servait de marque-page, puis je le repliai et tentai de reprendre ma lecture.
Du coin de l’œil, je devinais son regard qui s’accrochait aux boutiques tout juste closes de la rue Friedrich. À mesure que le bus s’éloignait du centre, le soir déroulait ses lourdes tentures jusqu’au bas des immeubles. « Nordweg/Chemin du Nord », « Kanalstrasse/Rue du Canal ». La circulation se faisait moins dense, comme le flux des passagers. Bientôt certaines haltes ne furent plus demandées, et le bus y passait sans même ralentir. « Seepassage/Passage du Lac ». Je sentis que la femme lorgnait mon livre, un tome des œuvres traduites de Zweig. Et je perçus en elle comme un relâchement, un affaissement, la résolution d’un accord de septième tenu trop longtemps.
– Ça vous plaît ? demanda-t-elle en pointant le bouquin du menton.
– Oui. Vous connaissez ?
– J’ai eu ma période Zweig.
– Et vous en êtes revenue ?
– Ça ne convient pas à tous les moments d’une vie.
– Bien sûr. Ce n’est pas exactement joyeux.
Elle sourit. Le haut-parleur annonça « Stegstrasse/Rue du Débarcadère ». La femme tendit la main vers le bouton d’arrêt, et leva vers moi ses yeux couleur cèdre. Ils formulaient une demande que ses lèvres ne prirent pas la peine de verbaliser. Oui – je hochai la tête – oui, d’accord, je descends avec vous. Je fourrai le livre dans mon sac à dos, fermai mon blouson et me levai à sa suite, attrapant sa valise au passage. Le véhicule immobilisé, je crus serviable de lui tendre un bras qu’elle saisit, et nous descendîmes toutes deux sur le trottoir, tandem incongru formé dans le néant du trolleybus 17 en direction de « Kastanienstrasse/Rue des Châtaigniers », disparaissant dans le soir qui enveloppait la rive.
Longtemps j’ai sondé les raisons qui me poussèrent à suivre cette inconnue plutôt qu’à rejoindre Caro au terminus, juste en face de son cabinet d’hypnose/salon de thé/boutique bien-être. Après le repas pris dans nos foyers respectifs, parfois même en commun, nous serions sorties prendre un verre au bar à vin qui, du temps de notre enfance, n’était qu’un atelier hors d’usage. Je dis « bar à vin », mais Caro, enceinte de son deuxième enfant, aurait plutôt opté pour une tisane – ce qui ne nous aurait pas empêchées de nous raconter la semaine écoulée dans des gloussements adolescents. Le vendredi soir, sas de décompression de ma semaine conçue comme une mécanique de précision, faisait lui-même partie d’une hygiène à laquelle je m’astreignais pour maintenir l’édifice en équilibre ; obéir à un regard croisé dans le bus, aussi vert soit-il, c’était un pas de côté.
La femme et moi avancions lentement. On aurait dit deux petites vieilles, sorties se dégourdir les jambes pour digérer un frugal repas avalé à dix-huit heures sonnantes, et faisant le tour du pâté de maisons avant de rentrer se coucher. C’était moi qui tirais la valise, de format cabine, dont les roulettes faisaient crisser les gravillons. J’eus envie de la soulever pour ne plus écorcher ainsi le soir ; elle n’était pas très lourde, mais j’ignorais jusqu’où je devrais porter la charge. Nous suivîmes sans un mot la rue du Débarcadère, où les maisons ressemblent à des hangars et les hangars à des maisons. On entendait, le long du canal, les coques des bateaux amarrés qui s’entrechoquaient ; le ciel s’était calmé, mais le lac gardait sa colère en mémoire. Je fis halte en bredouillant une excuse : il me fallait avertir Caroline de mon absence. Elle m’avait d’ailleurs déjà envoyé un message contenant un simple point d’interrogation. Je lui répondis : « Je ne viens pas ce soir, bonne action de l’année, je te raconterai. » J’en profitai pour prévenir mes parents. L’inconnue m’avait souri en hochant la tête, mais n’avait pas desserré les lèvres. Nous nous remîmes en marche. Des jardins plongés dans l’obscurité nous parvenaient des bruits de vivants : le halètement d’un chien qui nous flairait à travers une haie, des frottements, des chuintements de plantes fouillées par quelque animal non identifié, le grincement d’un volet refermé sur l’intimité d’un salon. L’air sentait le gazon coupé ; il avait fait beau avant l’orage, et les propriétaires avaient jugé le moment opportun pour redonner un peu d’allure à leurs alentours ensauvagés.
Contrastant avec la lente cadence de nos pas, mes pensées tournaient à toute vitesse. Que faisais-je là ? Où allions-nous ? Pourquoi avoir suivi cette femme ? Avait-elle besoin de quelque chose ? D’argent ? Voulait-elle passer la soirée à disserter sur Le Joueur d’échecs ou Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ? Était-ce à moi de rompre le silence ? Après combien de temps et en quels termes pourrais-je décemment prendre congé sans paraître impolie ? Avais-je le droit d’allumer une cigarette ? Caroline m’avait-elle répondu ? Je souris en songeant que Caro, justement, m’aurait conseillé de ne pas m’accrocher à ces questions. « Laisse-les passer comme des nuages, sans chercher à les retenir. » Cette idée me calma et je m’autorisai à fumer. La mystérieuse expédition s’en trouva ramenée à quelque chose de plus anodin : une promenade au bord du lac, plutôt agréable somme toute.
Lorsque nous rejoignîmes la piste cyclable qui longe la rive en direction du bourg voisin, la femme n’avait toujours pas prononcé un mot. Mais son bras joint au mien s’était resserré en un nœud qui me faisait l’effet d’une greffe, comme s’il était bouturé au creux de mon coude. Ou était-ce l’inverse ? Déterminer laquelle de nous deux puisait son courage dans la sève de l’autre me semble aujourd’hui arbitraire.
L’obscurité s’épaississait à mesure que nous nous éloignions des habitations, et les échos du centre-ville s’estompaient dans le lointain. Quelque part, en un point si distant qu’il semblait situé sur une autre planète, un clocher sonna deux fois. Nous dérangions tout un monde animal qui se taisait à notre approche. Je me décidai à soulever la valise par sa poignée latérale, et la berge s’habitua peu à peu à notre présence. Même le lac finit par se taire tout à fait. Sans le miroitement des lumières de la rive opposée, nul n’aurait pu deviner l’eau dans la surface sombre qui s’étendait à notre côté ; il aurait aussi bien pu s’agir d’un gouffre.
Je sentis l’inconnue ralentir à l’approche d’un vieux banc de bois, éclairé par un réverbère sous lequel tournoyaient des chauves-souris. Nous nous y assîmes. D’instinct, je posai ma main libre sur celle de la femme. Je vis son regard s’arrêter sur mes ongles noircis de graisse et de copeaux, mais elle sembla encouragée par ce contact, car c’est alors qu’elle parla. Sa voix mal assurée peu à peu gagna en plénitude. Elle était issue, pensai-je, des tréfonds de sa carcasse, de tissus qui recelaient encore assez de pulpe pour irriguer cette parole.
– Merci de m’avoir suivie, sans poser de questions, et d’avoir accepté ce silence. Ce que j’ai à dire je le sais par cœur, c’est le moment, et je me rends compte que ça n’a rien de naturel, c’est même carrément louche, tu dois te demander dans quelle histoire je t’ai entraînée – ça ne te dérange pas si je te tutoie ?
Ça ne me dérangeait pas.
– Accoster un inconnu et l’embarquer dans une combine, ça ne me ressemble pas. Si je n’avais pas promis je ne serais pas là, je serais quelque part loin des humains, ce serait tellement plus simple. Mais j’ai promis, une promesse ce n’est pas rien. Et puis…
Elle suspendit sa phrase et tourna la tête vers moi pour m’examiner, en plissant ses yeux dont la pénombre taisait la couleur, avant de conclure :
– Oui, tu es la personne que je cherchais.
Déconcertée, je m’enquis :
– Comment ça ?
– Je crois que nous aurions pu être amies.
Le passé du conditionnel me rassura autant qu’il m’interpella. Je songeai que cette femme devait souffrir d’une grande solitude pour s’inventer une amie de la première venue.
– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Ce que je devine de toi. Ne me corrige pas si je me trompe : tu es encore étudiante mais tu travailles à l’usine, ce qui me fait penser que tu es à la fois indécise et indépendante, que tu manques de motivation mais pas de volonté. Et puis tu aimes les histoires.
La description était à la fois correcte et vague comme un thème astral. Devant mon air perplexe elle ajouta :
– Je ne suis pas une folle, et je ne te veux pas de mal, tout ce qu’il me faut, c’est quelques heures. Je n’apprendrai pas à te connaître, ce n’est pas le but ; tu es la bonne personne simplement parce que je n’ai plus beaucoup de temps et que tu as bien voulu me suivre.
– Mais pourquoi aviez-vous besoin de quelqu’un ?
– Fais-moi plaisir, dis-moi « tu » toi aussi. Je vais te répondre, mais d’abord il faut que tu me promettes quelque chose, exactement comme je l’ai fait avant toi : souviens-toi de tout ça, de ce que je vais te raconter, et un jour, quand tu sentiras que c’est le moment, cherche, toi aussi, quelqu’un à qui attacher ce fil.
Elle marqua un temps et s’esclaffa comme une enfant.
– C’est un peu ridicule, dit comme ça, ça me fait penser à une de ces chaînes de lettres qu’on n’a pas le droit d’interrompre, sous peine d’attirer le malheur sur soi et quatorze générations de descendants, c’était très à la mode un temps… mais ne t’en fais pas, il n’y a pas de malédiction, c’est seulement que je compte sur toi, enfin… on compte sur toi.
Ma curiosité était en éveil. Quelque chose en moi avait déjà accepté les règles en descendant du bus.
– D’accord.
Elle posa sa main sur la mienne. Une émotion mêlée de joie et de gêne me gagna. Elle sourit encore, puis son regard sembla se perdre par-delà le lac, par-delà la montagne, vers l’ouest où le jour avait rendu les armes.
– Je m’appelle Blanche et je vais mourir. Comme tout le monde. Mais pour moi le rendez-vous est imminent, il est fixé, il tient carrément une place dans mon agenda : dimanche, dix-sept heures. J’ai choisi un dimanche parce que les débuts de semaine ont tendance à me relancer, et ce ne serait pas bon. Il y a quelque chose d’achevé, le dimanche, et ça me plaît assez, cette idée. Après-demain, donc. C’est un endroit discret, périphérique, je n’y suis jamais allée mais j’ai vu les photos dans la documentation que l’accompagnatrice m’a laissée à sa dernière visite, une petite maison grise comme un jour de pluie, avec des volets bleu pâle et des chéneaux de cuivre brillants. Le sous-sol communique avec un parking public, c’est par là que je passerai, comme ça personne ne me verra entrer, je crois que c’est quelque chose qu’on n’aime pas trop, voir entrer les gens dans la mort comme dans une maison aux volets bleus. Je ferai semblant d’aller récupérer une voiture, je prendrai l’ascenseur puis la porte qui donne sur les caves, l’accompagnatrice m’a donné la clé.
Elle retira une main de notre imbroglio de doigts et sortit de la poche de sa veste une clé plate, sidérante de banalité. Se pouvait-il que cette clé, qui ressemblait à s’y méprendre aux trois clés de mon trousseau – entrée de l’immeuble, appartement, domicile de mes parents –, ouvre le portail de la mort ? Qu’il suffise d’un simple tour dans une serrure pour franchir le dernier seuil ? Elle rangea le sésame et reprit :
– Ça se passera au rez-de-chaussée, il y a un salon meublé, le strict minimum, deux fauteuils, une table basse, sûrement pour les proches ; la chambre est à côté, avec un lit simple, et puis il y a une petite salle de bains et des toilettes séparées, et une minuscule cuisine où l’accompagnatrice préparera la potion. J’ignore ce qui se trouve à l’étage, j’ai de la peine à croire que des gens veuillent habiter au-dessus : en général on préfère tenir la mort à distance que s’organiser avec elle en copropriété. Quand ce sera fini on me sortira par l’arrière, où le corbillard peut se garer discrètement, le temps que tout soit réglé. Mais je te raconte ça et au fond ça ne me concernera plus, c’est l’association qui s’occupe des démarches administratives, la police, le médecin légiste, le semblant d’enquête et puis les pompes funèbres, tous ces gens impliqués, il y en aura presque plus pour ma mort que dans ma vie. D’habitude c’est la famille qui se retrouve aux commandes, sauf que dans mon cas il n’y en a pas, de famille, enfin, disons plutôt que je n’en veux pas, pas à ce moment-là, je ne laisse personne, je n’ai à penser qu’à mon corps qui me fait mal et pour lequel la médecine ne peut plus rien. »
« Tant ma rencontre avec Blanche que mes choix ultérieurs me ramènent à ce point : tout, dans la vie humaine, converge vers l’idée de ce qu’on laisse. L’humain se montre excessivement créatif quand il s’agit de marquer son passage : fabriquer des enfants et élever des monuments, courir après la gloire, la fortune, la reconnaissance, peindre les parois d’une grotte ou taguer le mur de l’école, chercher des réponses inédites, inventer, innover, pousser la science vers l’avant ou la loi vers la droite, rêver de changer le monde et, un matin, se laisser convaincre par un dialogueur de rue d’adhérer à un mouvement de lutte, battre les records de ses prédécesseurs, devenir artiste, fonder des entreprises et des empires, amasser des héritages, envoyer loin dans l’espace et dans le temps des objets comme des CV destinés aux autres ou aux futurs. Chacun se constitue sa propre capsule temporelle, en retenant ce qui lui semble digne d’être transmis selon des critères qui lui sont propres.
J’ai eu, je l’admets, la faiblesse de rêver au supplément de vie que m’aurait conféré la reconnaissance de mes écrits. » p. 153
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