Les vivants

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Simon, Diane et Cora, le trio amputé

Ambre Chalumeau signe un premier roman très réussi. En racontant la drame de Simon qui se retrouve plongé dans le coma, elle nous offre une radiographie de la jeunesse d’aujourd’hui servie par un style malicieux, enlevé, irrésistible !

Ils sont trois. Trois amis d’enfance devenus inséparables : Simon, Diane et Cora ont grandi ensemble et se retrouvent au seuil de l’âge adulte, dans ce temps de tous les possibles. Avant d’attaquer les études supérieures, ils profitent de leurs derniers jours de liberté pour faire la fête. « La soirée battait son plein. On se dit des mots d’amour, se sert des Kronenbourg, on voit la vie en cirrhose. »
C’est à ce moment que va se produire le drame qui va plonger Simon dans un coma profond. Brutalement, sans signes avant-coureurs, atteint d’une maladie rare. Passé le choc, Diane et Cora vont se relayer au chevet de leur ami, tenter de comprendre. Avec l’aide de Céline, sa mère, elles tentent de faire front face à « la réalité de la chambre d’hôpital, du petit corps inerte percé de tuyaux, des médecins qui veulent se montrer optimistes sans donner de faux espoirs et qui n’ont que ce mot à la bouche: tenir. » Les hommes, c’est-à-dire Yves, son père, et son jeune frère sont hors-jeu. Le premier étant trop perturbé, pour ne pas dire trop lâche, le second trop jeune. Il faut le préserver.
Tandis que les liens de sororité s’intensifient, ceux du couple se distendent. « Ça n’allait plus entre eux, elle le savait aussi bien que lui. (…) Désormais ils s’agacent. Ils sont deux fauves qui se tournent autour, guettant un prétexte pour se battre jusqu’au premier sang. (…) Son échappatoire à lui s’appelle Ingrid, elle à quinze ans de moins que lui et elle l’admire. C’est ça, son aphrodisiaque. Il carbure autant à son corps qu’à ses compliments. »
Car il faut bien continuer à vivre… Car s’il ne se passe rien dans la chambre de Simon, tout autour il se passe plein de choses.
Ambre Chalumeau suit au plus près ses personnages. Loin de tout manichéisme, elle nous fait partager leur complexité, leurs traumas et leurs espoirs, leurs amours et leurs combats.
Cette radiographie d’une génération désenchantée explore la question du deuil, des silences familiaux et des héritages invisibles. Ambre Chalumeau capte avec finesse ce moment charnière où l’on quitte l’adolescence sans encore savoir comment habiter l’avenir. « Grandir, c’est trahir », semble murmurer le texte à travers ses personnages en fuite ou en quête de rédemption.
Avec un sens aigu de la formule, avec des images qui font mouche, souvent drôles. C’est ainsi qu’elle chante « la vie en cirrhose », que Maxime porte un « bagage émotionnel tellement grand qu’Air France refuse qu’il le prenne avec lui en cabine. », que Diane « se prend plus de vents qu’une éolienne normande. »  ou que sa boulimie lui fait ingurgiter « des hectolitres d’huile de palme, son estomac est devenu l’ambassade de Bornéo. »
On l’aura compris, le style de l’autrice épouse brillamment les vertiges intérieurs de sa génération. Elle y injecte des fragments de pop culture, des éclats de poésie brute, et cette manière toute contemporaine de conjuguer l’intime au pluriel. On pense parfois à Annie Ernaux pour la justesse sociologique du regard, à Virginie Despentes pour la crudité tendre du verbe.
Les Vivants n’est pas seulement le récit d’un été brisé : c’est un roman sur ce qui nous reste quand tout vacille – la mémoire, la musique, les mots qu’on ne dit pas et ceux qui nous sauvent.

Signalons la rencontre avec Ambre Chalumeau organisée par la Librairie 47° Nord à Mulhouse ce 11 avril à 20h

Les vivants
Ambre Chalumeau
Éditions Stock
Premier roman
297 p., 20,90 €
EAN 9782234097650
Paru le 12/03/2025

Où ?

Le roman est principalement situé à Paris.



Quand ?

L’action se déroule en 2014-2015.



Ce qu’en dit l’éditeur

«  Elle demande de répéter.
On demande toujours de répéter, alors qu’en fait on a très bien entendu.
Quelque part dans notre crâne, un globule blanc se lève et pète du coude la vitre à ne casser qu’en cas d’urgence, celle qu’on pensait ne jamais avoir à briser : on sait qu’on devrait déclencher un protocole spécial pour accueillir la nouvelle, sauf que personne n’a été briefé, les stagiaires sont incapables, en plus on est samedi soir les bureaux sont déserts, y’a bien les anciens qui sauraient quoi faire, les vieux neurones du fond là, paniqués en permanence, ils nous ont dit qu’un jour ça pouvait arriver mais on les écoute plus ils radotent tellement, et maintenant qu’on a besoin d’eux putain ils sont où ?
Et aussi simplement que ça, une nuit comme les autres devient un Début.  »
Histoire du passage à l’âge adulte, histoire d’émotions contraires, Les Vivants est un premier roman à la sincérité désarmante où le drame et la comédie nous illuminent à chaque page.

Les critiques
Babelio 
Actualitté (Nicolas Gary) 
RTBF (Bénédicte Beauloye) 
Trois Couleurs ( Renan Cros) 
Blog Mes p’tits lus 


Ambre Chalumeau présente « Les vivants » © Production Librairie Mollat
Ambre Chalumeau lit des extraits du roman. Lecture suivie d’un entretien © Maison de la Poésie – Scène littéraire

Les premières pages du livre
« Tout arrive d’un coup, la sueur glacée, le brouhaha autour, les jambes qui faiblissent. Ce pote qu’on devine du coin de l’œil en train d’alerter son voisin et qui, premier de la fête à avoir remarqué qu’on flanche, devient sans le savoir le premier au courant de notre drame.
Tout arrive d’un coup et il y a ce décalage énorme, gigantesque, injuste, où tout autour de nous continue dans l’ignorance de ce qui se passe ailleurs, l’eau a le culot de couler des robinets, l’horloge l’audace de ne pas s’arrêter, même notre propre corps fabrique des stimuli nerveux et fonctionne comme si de rien n’était, alors que tout devrait pourtant s’arrêter net, et toutes les couleurs de la pièce s’effacer, pour nous aider à comprendre que ce qu’on nous annonce arrive dans la vraie vie.

Elle demande de répéter.

On demande toujours de répéter, alors qu’en fait on a très bien entendu. On demande de répéter comme un homme politique qui doit préparer sa réponse à Delahousse dans le débat de l’entre-deux-tours, on gagne du temps, on est au courant qu’il y a une attitude à avoir et une seule occasion de tomber juste.
Quelque part dans notre crâne, un globule blanc se lève et pète du coude la vitre à ne casser qu’en cas d’urgence, celle qu’on pensait ne jamais avoir à briser : on sait qu’on devrait déclencher un protocole spécial pour accueillir la nouvelle, sauf que personne n’a été briefé, les nouveaux ne sont pas au courant, les stagiaires sont incapables, en plus on est samedi soir les bureaux sont déserts, y a bien les anciens qui sauraient quoi faire, les vieux neurones du fond là, paniqués en permanence, ils nous ont dit qu’un jour ça pouvait arriver mais on ne les écoute plus ils radotent tellement, et maintenant qu’on a besoin d’eux putain ils sont où ?

Une fois arrivée à l’hôpital, elle est abreuvée de café tiède et de termes médicaux obscurs, mais elle préfère encore les mots inconnus à ceux qu’elle reconnaît, parce que ces derniers ne sont vraiment pas rassurants. Au milieu de tout ça, elle distingue un truc, une donnée qu’elle saisit : c’est très, très mal barré.

Et aussi simplement que ça, une nuit comme les autres devient un Début.

Toute rentrée scolaire contraste fatalement avec l’été passé, et celui qui s’achevait avait été aussi insouciant que l’automne allait être soucieux.
Depuis qu’ils étaient enfants, Diane, Cora et Simon étaient trois, réunis chaque année au même endroit pour des vacances d’été au bord de la mer. Leurs parents, amis de longue date, buvaient des coups ensemble pendant qu’eux piaillaient à côté en torturant la faune aquatique avec leurs épuisettes, Méduse aux pieds ou perchés sur des matelas gonflables Titi et Grosminet que les pères s’étaient asphyxiés à gonfler un peu plus tôt.
Mais cet été-là, la donne avait changé. Désormais ils buvaient des coups pendant que leurs parents piaillaient plus loin, et ils avaient troqué leurs épuisettes pour des cigarettes hors de prix sur lesquelles, à leur tour, ils s’asphyxiaient. À présent ils étaient « grands », de cette manière adolescente qui disait surtout à quel point ils étaient encore petits.
Hectolitres de piquette rosâtre, cuites sur la plage, gueules de bois au soleil, grandes théories sur fond de mauvais reggae et guitaristes chevelus auréolés de gloire dont Diane, plus maquillée qu’une note de frais de Patrick Balkany, rejoignait le harem avec une conviction proportionnelle au nombre de verres qu’elle avait bus, roh là là Manu t’es tellement habité quand tu joues, quel dommage que tu ne connaisses que « Hotel California ».
Ils avaient dix-sept ans. Un grand poète a théorisé qu’à cet âge-là on n’est pas sérieux, il mentionne même un parfum de bière, et ils avaient l’exégèse méticuleuse. Le mot d’ordre était donc de « ne pas se prendre la tête », ce qui justifiait les comportements les plus primitifs : passer l’après-midi sur la plage à commenter le physique des baigneurs avec le zèle d’un commentateur sportif et la cruauté d’un tribunal d’Inquisition, puis, abrutis de soleil et hallucinés d’azur, passer la soirée toujours dans le même bar, à courtiser des surfeurs musclés à la grammaire audacieuse.

Mais à la fin de l’été, Diane allait entrer en hypokhâgne. Au moment du choix post-bac, puisqu’elle avait cessé depuis peu de vouloir devenir princesse danseuse étoile vétérinaire pour chatons sirène ou astronaute, mais n’était pas encore rentrée dans sa phase « socio à Nanterre », elle avait par défaut demandé une prépa littéraire et intégré une des meilleures de Paris. Son mail d’admission était arrivé accompagné d’une liste de lecture monumentale : motivée, elle avait tout acheté ; démotivée, elle n’avait rien lu ; et en même temps, dans un été où la réussite d’une soirée était conditionnée par un échange de salive avec autrui, Mme de Lafayette était difficile à vendre.
« Il est 20 heures sur Skyrock et nous avons Princesse, qui nous appelle de Clèves, comment ça va bébé ?
— Bonsoir Difool, alors voilà, il y a ce garçon que j’aime bien…
— Tu l’as ken ?
— Non…
— Tu l’as pécho ?
— Euh non mais j’ai laissé tomber mon éventail à un bal et il l’a ramassé. Depuis je m’habille en jaune et je gémis. »
Le lycéen boutonneux exige remboursement.

Ils ont fini par rentrer à Paris. Ils ont dit au revoir aux surfeurs, enlevé le sable de leurs cheveux et léché le sel sur leurs lèvres, et il fallait désormais se faire une raison : la rentrée était imminente, et Monarchies postrévolutionnaires, Introduction à la lecture de Platon, Le Latin en 15 leçons et Esthétique et théorie du roman traînaient encore sur le bureau de Diane, état neuf. Elle avait perdu l’habitude ne serait-ce que de tenir un stylo Bic et une franche panique commençait à la gagner quand son téléphone se mit à vibrer en affichant un appel de Cora.

« Je te dérange pas ? Tu fais quoi, tu travailles ? »
La pile de Stabilo que Diane construisait depuis dix minutes s’écroula sur son cahier vierge.
« Oui, je travaille, oui. J’en peux plus d’ailleurs, tu tombes bien j’avais besoin d’une pause. Comment ça va ?
— Ça va… On s’est un peu frittés avec Mathieu, mais ça va… »

Ah. Étonnant. Mathieu est l’apprenti pervers narcissique de cinq ans son aîné avec qui Cora est en couple depuis environ un an. « Environ », car régulièrement ils faisaient un break, un semi-break, voire rompaient ; régulièrement Cora, la seule des deux qui semblait affectée par la situation, était en vrac ; régulièrement ses amis lui expliquaient à coups de PowerPoint et de sondages Ipsos qu’il était un petit ami désastreux ; régulièrement elle acquiesçait et se remettait avec lui dans la foulée.
Il insistait notamment auprès d’elle avec la détermination d’un témoin de Jéhovah qui fait du porte-à-porte pour qu’elle couche avec lui, ce qu’elle refusait de faire. Donc Cora qui annonçait qu’elle s’était embrouillée avec son copain, c’était d’une valeur breaking news d’environ zéro.

« On s’est un peu frittés avec Mathieu, mais ça va… Tu viens à la fête, ce soir ?
— Je sais pas… Il faut vraiment que je taffe demain, c’est peut-être mieux si je sors pas.
— Tu vas faire que travailler pendant un an ! La rentrée est dans dix jours, Simon sera là, c’est peut-être la dernière fois qu’on pourra s’amuser ensemble avant un bout de temps vu qu’apparemment la prépa c’est genre l’armée, et je te signale qu’il y aura Paul et qu’il paraît qu’il a rompu avec l’autre dinde.
— On se rejoint sur la ligne 2 ?
— Voilà. À toute. »

La soirée battait son plein. On se dit des mots d’amour, se sert des Kronenbourg, on voit la vie en cirrhose.
Mathieu regardait Cora, Cora regardait son verre, et son verre se foutait bien de sa gueule : ça faisait vingt minutes qu’elle résistait de toutes ses forces pour ne pas aller faire la paix avec le jeune homme. Lui savait très bien que le regard qu’il lui jetait allait la ramener sans effort ni excuse de sa part, il ne lui avait pas fait défaut depuis son élaboration en 2008 pour convaincre Julie de 3e B de lui montrer ses seins naissants, et ça n’allait pas s’arrêter maintenant. Simon n’était pas encore arrivé, mais ses retards étaient légendaires. Diane était en plein débat cinéma avec Paul, à lui sortir des phrases tellement bateau que le ministère de la Marine lorgne dessus, lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer.
Et nous y voilà.
La pièce qui tourne, la sueur glacée. En une seconde, cette soirée devient à jamais « le soir où ».

Diane raccroche, ou plutôt se laisse raccrocher dessus.
Cora arrive en trombe, son portable à la main : elle sait aussi.
Après avoir été fiévreux toute la journée, en proie à des malaises de plus en plus longs, Simon a été hospitalisé dans un coma profond. Il a apparemment attrapé un virus, un truc qui attaque le cerveau, absolument rarissime, du genre de taux de probabilités qui ferait fermer les PMU. On craint qu’elles ne l’aient aussi, elles doivent foncer aux urgences où on les examine avec gravité, tout en les gavant de pilules et de consignes.

Et c’est ainsi qu’on passe sans transition du gang des happy few aux vies sans accroc à ceux qui ont déjà tenté, place de Clichy à 3 heures du matin, de convaincre un pharmacien ventripotent de leur donner des antibiotiques tellement puissants que ce dernier, malgré l’ordonnance, rechigne à le faire.

Diane se réveille la tête polluée, et les boîtes de médicaments sur sa table de nuit ne lui laissent même pas le luxe de se demander si la nuit dernière n’était qu’un mauvais rêve.

Au même moment Céline, la mère de Simon, rentre de l’hôpital, où les infirmières ont enfin réussi à la convaincre d’aller se reposer. Elle arrive chez elle, n’y trouve personne, et lâche le raz-de-marée de larmes que son besoin d’efficacité la force à contenir depuis des heures.

Dans les cuisines avant qu’elle n’arrive aux dîners, ou en débarrassant après son départ, on se raconte encore comment Céline a quitté son premier mari un beau jour en lui laissant quelques mots laconiques au dos d’une enveloppe – visiblement, pour elle, le gonze ne valait même plus une feuille A4. Tout le monde s’était étonné de cette décision : il était beau comme un dieu et résolument riche ; mais la vie avec lui était fade et elle se foutait qu’un type puisse lui payer de beaux objets si c’était pour la ranger avec eux dans sa déclaration de patrimoine. Elle avait planté son vicomte rigide pour un type à l’opposé qui n’avait pas la fortune du précédent, mais qui la voyait, elle, comme son plus grand trésor.
L’idylle accueillit d’abord deux enfants, Simon et son petit frère Thomas. Puis deux invités surprises, la routine et l’ennui, qui se propagèrent dans la vie de Céline comme une fuite de gaz emplit une pièce : dans les moindres recoins, et propice à l’explosion.

Subtilement, peut-être sans s’en rendre compte lui-même, son mari l’avait incitée à quitter son métier de journaliste pour s’occuper de leurs enfants. Sur le moment, c’est vrai, ça paraissait plus simple, et puis elle croyait en la possibilité de reprendre plus tard une carrière.
Une fois Simon entré au collège elle parla à quelques reprises de recontacter ses anciens employeurs. Mais son mari se montra sceptique. Il concluait à coups de « Si tu veux », « Si tu es sûre de toi », et fatalement elle doutait de l’être. D’autant plus que lorsqu’elle déjeunait avec ses anciennes collègues, ces dernières lui racontaient un secteur en berne. À les entendre, la vie de pigiste, c’était Mad Max. Un seul point d’eau rachitique et vingt-cinq cannibales se battant pour y accéder.
Elle se mit ensuite à écrire un roman, c’était un de ses vieux rêves. Une dystopie avec des guerrières badass et une morale écolo. Mais son mari, lui-même éreinté, avait face à son projet des réactions tièdes. On n’était même plus dans le « Si tu veux », on était carrément passés au « Si ça t’amuse ». Si bien que là aussi, elle laissa tomber. Et ses velléités furent définitivement requalifiées en lubies.

C’était un joug subtil. Jamais il ne levait la main, mais il levait les yeux, et à rythme soutenu ça fait aussi des dégâts.
Céline exécrait le sexisme et ses routes toutes tracées : c’est parce que son premier mari voulait la garder dans une cage, aussi dorée soit-elle, qu’elle s’était tirée sans regrets. Mais quand le deuxième recommença, elle ne lutta pas. Inconsciemment, parce que chaque femme naît avec des culpabilités et des yeux ancestraux qui la suivent et la jugent, elle refusait d’être celle qui « ratait » deux mariages. Et puis, il y avait les enfants. C’était un type bien, seulement elle n’était plus très amoureuse, plus très heureuse.
Alors depuis des années, trop consciente de sa sentence pour être épanouie, trop pragmatique pour la briser, son zèle de géant l’empêche de marcher.

Et pendant que la glue de son quotidien achevait de sécher, Simon est tombé dans le coma, envoyant tout valser. Elle sait que son mari est allé chercher leur plus jeune fils, Thomas, qui passait la nuit chez des amis. Elle, elle prend son téléphone pour appeler leurs proches, qui se réveillent chez eux sans se douter de rien.

Il n’y a rien de plus odieux qu’un drame d’été. On sort d’un hôpital et le temps est radieux. Les impératifs de la vie, si pénibles à accomplir quand on va mal, acheter à manger, aller au travail, mettre des vêtements et marcher alors qu’on ne se sent bien que nu et à terre, doivent en plus se dérouler sous un soleil narquois.
On vit un drame en été et les rues grouillent de gens, on se fait bousculer par des vies. On doit entendre des rires et des projets, alors qu’un bon vieux déluge aurait au moins le mérite d’imposer le silence.
Tous ces inconnus que l’on croise laisseront sans le savoir leur empreinte sur des moments qu’on n’oubliera jamais, sur le Jour Où, sur le Lendemain De, comme certains laissent sans le faire exprès leur empreinte digitale sur une porte fraîchement repeinte.
Leurs existences nous dérangent, nous encombrent, nous heurtent comme des outrages. Ils discutent de vies qui continuent, quand on ignore désormais totalement quelle va être la nôtre. Ils prononcent devant nous des mots impensables, des mots comme « demain ».

Diane et Cora sont assises dans un café, sans parler ; elles n’en ont pas envie, elles n’en ont pas besoin.
« Tout va bien se passer » est un paradoxe ambulant : une phrase aussi impuissante que bien intentionnée, aussi creuse qu’irrépressible, un truc qu’on se permet l’audace de promettre tout en étant incapable de le garantir. Et pendant un moment elle fait du bien, cette phrase, avant que le problème ne s’intensifie, et le doute avec.
Dans leur coin Diane et Cora conversent par télépathie, alternant les rôles entre celle qui répète donc que tout va bien se passer et celle qui répond tour à tour, triste, « Tu es sûre ? », ou énervée, « Mais putain qu’est-ce que t’en sais ? ».
Diane ressemble de manière alarmante à Michel Houellebecq. Cora touille avec sa paille depuis maintenant dix minutes dans un verre pourtant vide.

« Qu’est-ce que t’as fait hier soir, après les urgences ?
— Je suis allée dormir chez Mathieu.
— Vous avez… ? »
Au loin Cora regarde un client déchirer d’un coup sec le papier de son sucre.
« Non, non. »

Extraits
« Voyant que la situation s’enlise, la mère de Simon accepte de tenir les filles plus au courant. Déjà parce qu’il devient clair que tout ça ne sera pas un épisode assez fugace pour qu’on puisse prétendre le leur épargner. Et aussi parce qu’elle se rend compte qu’elle a grandement besoin d’alliées.
Thomas est trop jeune, il vient seulement de quitter le collège. Elle le protège autant qu’elle peut de la réalité de la chambre d’hôpital, du petit corps inerte percé de tuyaux, des médecins qui veulent se montrer optimistes sans donner de faux espoirs et qui n’ont que ce mot à la bouche: tenir. Quant à son mari, cette rupture soudaine de leur routine fragile a permis de mesurer combien elle l’était, et a mis des mots, a formulé la barrière qui s’était installée entre eux. » p. 38

« Il y a 40% abandon la Première année de prépa littéraire. Des milliers d’anciens bons élèves se mettent à penser qu’ils sont nuls et n’y arriveront jamais.
Diane, en l’occurrence, pense qu’elle est nulle et n’y arrivera Jamais. Les cours s’enchaînent sous ses yeux impuissants, la sonate de Du côté de chez Swann, le plan d’aménagement urbain de la région de Grenoble, l’ablatif absolu en latin, la traduction du journal économique espagnol et des sonnets shakespeariens, la métaphysique et le boulangisme.
Elle rentre peu à peu dans l’arène, elle y est happée, plutôt, dans une formule bâtarde où elle prend des coups sans apprendre comment riposter, comme coincée dans un jeu vidéo avec une manette sans piles. Malgré elle, ça y est, elle est une élève d’hypokhâgne, sans retour possible. Elle a dépensé le PIB d’un petit pays chez Gibert Jeune. Elle paré un langage hermétique peuplé de «khôlles » et « khûbes ». Avant, pour elle, «PDC » ça voulait dire « place de Clichy ». Maintenant ça veut dire «princesse de Clèves ». » p. 50

« Ça n’allait plus entre eux, elle le savait aussi bien que lui. Pourtant ils s’étaient aimés, il l’avait aimée, putain qu’est-ce qu’il l’avait aimée.
Il avait adoré ses défauts, ses tocs, embrassé chacun de ses grains de beauté un demi-million de fois, appris son arbre généalogique par cœur, il avait été là pour elle quand ses parents étaient morts, quand ils faisaient l’amour au début c’était un feu d’artifice, elle avait été la femme de sa vie. Mais d’une vie révolue.
Désormais ils s’agacent. Ils sont deux fauves qui se tournent autour, guettant un prétexte pour se battre jusqu’au premier sang. Et le coma de Simon est un festival de prétextes. Maintenant en plus elle picole, elle s’abîme. Il la trouve bouffie et irascible. Il ne lui fait pas de réflexions, pacte tacite de non-agression sur ce sujet précis.
Mais il ne voit pas pourquoi elle aurait droit à ses litres de sauvignon, et lui n’aurait pas droit à son échappatoire.
Son échappatoire à lui s’appelle Ingrid, elle à quinze ans de moins que lui et elle l’admire. C’est ça, son aphrodisiaque. Il carbure autant à son corps qu’à ses compliments. » p. 71

« La veille encore, Maxime et Simon étaient tous les deux au pied d’un mur, encombrés d’un secret. Et ce soir-là, ils avaient découvert au mur une porte d’entrée.
D’un commun accord ils avaient gardé ça pour eux. Ils l’avaient caché à leurs parents pour des raisons évidentes, à leurs lycées pour des raisons qui l’étaient encore plus. Et même aussi à leurs amis, dans un premier temps, selon la croyance que si trop de gens touchent un instant suspendu, il finira par terre.
Ils s’étaient vus en cachette pendant des mois, jusqu’à oser une sortie en boîte à l’insu de tous, au retour des vacances d’été, où chacun avait jubilé de pouvoir s’aimer non pas au grand jour mais à cette grande nuit, protégés par l’anonymat, l’obscurité, et la sensation paradoxale d’être en même temps des nouvelles personnes, et enfin vraiment eux-mêmes. » p. 111

« Il ne se sent rien d’autre qu’un grand dadais avec une sale gueule et un bagage émotionnel tellement grand qu’Air France refuse qu’il le prenne avec lui en cabine. » p. 114

« Elle avait connu les coups d’un soir et les coups d’un soir de trop. Elle tombait amoureuse de garçons qui ne voulaient pas d’elle. Elle se prenait plus de vents qu’une éolienne normande. » p. 141

« Il ne se passe rien dans la chambre de Simon, mais par comparaison, à côté, 1l se passe plein de choses. Diane et Cora ont rejoint la vie de l’hôpital, elles s’enorgueillissent presque d’en faire partie. Elles tissent avec les infirmières des liens que le climat étrange d’un hôpital font paraître privilégiés et solides; on demande, avides, des détails sur leur vie; on prodigue, bavards, des détails sur les nôtres; et on se dit, sincères, qu’on leur donnera des nouvelles et qu’on les remerciera dignement «après», même si souvent ces résolutions sont balayées par l’euphorie de la guérison ou la tristesse du deuil. » p. 171-172

« Diane observe son reflet, consternée. Elle espérait au moins que la prépa, Simon, tout ça, allait opérer l’effet Requiem for a Dream et la rendre émaciée, grande et mince dans la douleur. Ça l’a juste rendue complètement boulimique. Elle mange, tout le temps, des kilotonnes de sucre et d’acides gras saturés, des hectolitres d’huile de palme, son estomac est devenu l’ambassade de Bornéo. » p. 205

À propos de l’autrice

Ambre Chalumeau © Photo DR

Ambre Chalumeau est née en 1997. Journaliste et chroniqueuse pour Quotidien, Les Vivants est son premier roman. (Source : Éditions Stock)

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