La naissance d’un gourou

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Electric Miles – Tome 1: Wilbur (Fabien Nury – Brüno – Editions Glénat)

L’histoire démarre à Los Angeles en 1949, dans les rayons d’un magasin de comics. Un homme au regard absent fixe la couverture du dernier numéro de « Outstanding », un magazine de science-fiction. Soudain, un autre homme l’apostrophe. « Excusez-moi, vous êtes bien Wilbur H. Arbogast? L’auteur? », lui dit cet individu, qui s’appelle Morris Millman. « Oui, c’est moi », répond Wilbur, sans grand enthousiasme. Loin de se laisser décontenancer par cette réaction un peu froide, Millman poursuit la conversation comme si de rien n’était. Le jeune agent littéraire est bien décidé à ne pas laisser passer sa chance, car il voue une admiration sans bornes à Arbogast, qui fut autrefois un écrivain prolifique et brillant. Il a d’ailleurs publié de nombreuses nouvelles dans le magazine « Outstanding », dont il a longtemps été l’une des figures de proue. Mais ça, c’était avant la guerre. Blessé au combat, Arbogast se considère aujourd’hui comme mort et n’a plus rien publié depuis janvier 1942. Vivant d’une pension d’invalide de guerre, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Mais Millman ne se laisse pas démonter, car il est persuadé qu’il est capable de remettre Wilbur devant sa machine à écrire. Comme il pleut des cordes, il propose à Wilbur de le prendre en stop dans sa voiture et de le ramener jusqu’à sa caravane, dans un camping de Pasadena. Pendant le trajet, le jeune agent littéraire en profite pour demander à l’écrivain s’il n’aurait pas dans ses tiroirs un texte qui pourrait être publié. Au bout d’un moment, Wilbur H. Arbogast finit par lui dévoiler qu’il a peut-être quelque chose. Après sa sortie de l’hôpital, il a écrit un livre en trois jours. Un livre dans lequel il donne toutes les réponses, un livre dans lequel il révèle la vérité, mais aussi un livre qui rend dingue et qui tue. Quand il a présenté ce texte à des éditeurs à New York, deux lecteurs sont devenus fous et ont dû être internés, tandis qu’un troisième lecteur s’est jeté du 28ème étage après avoir lu le manuscrit. L’écrivain déchu déconseille donc à l’agent de lire ce livre, mais évidemment c’est exactement l’inverse qui se produit. Appâté par cette histoire rocambolesque, Morris Millman veut désormais à tout prix publier ce texte, même sans l’avoir lu…

Une nouvelle BD signée par le duo Nury / Brüno, c’est toujours un événement. Les deux hommes se connaissent parfaitement, puisqu’ils travaillent ensemble depuis une quinzaine d’années. On leur doit notamment l’excellente série « Tyler Cross », de même que « L’Homme qui tua Chris Kyle ». Dans leur nouvelle série « Electric Miles », on retrouve les deux ingrédients qui font leur force depuis toujours, à savoir le dessin très graphique et immédiatement reconnaissable de Brüno et la narration impeccable de Fabien Nury. Et pourtant, cette BD est totalement différente de ce qu’ils ont déjà fait. Avec ce premier tome baptisé « Wilbur », Nury et Brüno parviennent à nous surprendre et même à nous décontenancer. Naviguant entre le roman noir et le thriller fantastique, « Electric Miles » s’inspire de la passion commune des deux hommes pour les écrivains américains Philip K. Dick et Stephen King, de même que pour les magazines pulp, ces publications bon marché qui mélangeaient science-fiction, fantastique, espionnage et aventure exotique. A la fin de ce premier tome, Brüno laisse d’ailleurs libre cours à son talent pour imaginer quelques couvertures du magazine « Outstanding ». Le résultat est bluffant. Mention spéciale aussi aux ambiances qui se dégagent des planches de cet album, notamment les séquences magnifiques sous la pluie ou dans le salon de coiffure. Du grand art! Mais finalement, que raconte « Electric Miles »? En gros, le lecteur est plongé dans le cerveau d’un écrivain fou. Car Wilbur H. Arbogast a des ambitions bien plus grandes que de simplement redevenir un écrivain: il veut créer une religion. Et pour y arriver, il compte notamment s’appuyer sur la psychogénie, une pseudo-science qui mélange des rudiments de psychanalyse et d’hypnose. Pour imaginer ce personnage inquiétant, Nury et Brüno se sont inspirés de L. Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie, qui a été un auteur de SF avant de devenir un gourou. « C’était un écrivain prolifique mais médiocre », souligne Fabien Nury. « En revanche, c’était une bête de scène et un manipulateur hors pair. » Où la série « Electric Miles » va-t-elle nous emmener dans les tomes suivants? Difficile à dire, car les auteurs brouillent les pistes. Mais peu importe la destination finalement, car le plaisir est de se laisser happer par cet univers étrange et envoûtant.