Une fille difficile

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem
En deux mots

Laure a 10 ans et veut comprendre les garçons. Jusqu’à 18 ans, elle esquissera bien des tentatives pour percer le mystère. Puis viendra la rencontre avec Samuel, le mariage, la maternité… et la solitude.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Mon amie, mon amour, mes emmerdes

La vie ordinaire d’une jeune femme d’aujourd’hui. Ce résumé laconique ne dit pourtant rien de la force et de la colère qui sourd du nouveau roman d’Elsa Flageul. On y suit le parcours de Laure, son « héroïne » de ses premiers émois amoureux à sa seconde vie après 30 ans.

L’amour au fil des ans, des premiers émois à la vie de couple, en passant par les années l’adolescence : ce roman est un voyage intime où les émotions se livrent nues, où les doutes se dévoilent et où les espoirs se concrétisent.
Cela commence dans une cour de récréation en 1989. La narratrice n’est alors qu’une fillette qui joue avec délectation à la brûlure indienne, un jeu dans lequel les garçons courent après les filles. « Une fois la fille capturée, il a deux possibilités : soit il la couvre de baisers, soit il ne souhaite pas l’embrasser et lui inflige la brûlure indienne. Il se saisit de son bras à deux mains et exerce une pression inverse avec chaque main. On pourrait dire qu’il essore son bras. » Bien entendu, toutes espèrent que la première variante leur sera réservée.
Une année plus tard, Audrey et Samuel ont oublié la brûlure indienne. Cette fois il s’agit de sortir avec la fille choisie. Samuel va s’enhardir et adresser un petit mot à Audrey pour lui demander si elle veut bien sortir avec lui. Ô miracle, elle veut bien !
En 1992, c’est lors d’un séjour en colonie de vacances qu’un moniteur de vingt ans tombe amoureux de Laure. Mais au moment de passer aux choses sérieuses, il se rend compte du risque qu’il prend et laisse la fille à sa déception.
En 1994, lors d’une fête chez une amie, les choses se concrétisent avec Aurélien. Ils s’embrassent et s’embrasent, se touchent et se cherchent. Et en restent là.
En 1995, elle échappe à une tentative de viol après avoir fait de l’auto-stop avec sa meilleure amie Justine. En 1996, lors de la fête du bac de nouvelles relations se nouent, mais ce n’est qu’en 1997, à 18 ans, qu’elle perdra sa virginité. « Peau du visage en feu. Sexe en feu. Cœur en feu. Je marche vers la voiture et je me dis : ça y est je l’ai fait. Ce n’est pas une fleur vénéneuse qui vient d’éclore en moi, mais des milliers. Je suis un champ de fleurs vénéneuses et magnifiques. »
Après ce chapitre initiatique, nous basculons en 2005. Dans cette seconde partie, on va suivre Laure dans sa relation avec Samuel, son mariage, la naissance de leur fils Éli, puis l’usure du couple et leur séparation. De la joie à la peine, du rêve à la peur, du bonheur au malheur.
On pourrait, en s’appuyant sur le titre, dire qu’au fil des ans, on est passé de la fille facile à la fille difficile. Mais ce serait trop facile, car il y a de l’ironie dans ce titre. Ce qui est difficile, ce sont les diktats de la société, toutes ces règles non-écrites qui sont autant d’obstacles sur le parcours des femmes. Quand il est évident que le mari continue à travailler et à faire carrière lorsque la famille s’agrandit. Que ce choix entraîne une répartition totalement inégale des rôles et que l’isolement social s’ajoute à la fatigue, alors la rupture est programmée.
Elsa Flageul est loin du manifeste féministe, mais rarement il ne m’a été donné de lire avec une telle acuité la mise en place du processus d’aliénation. Un roman qui rappellera sans doute des souvenirs – quelquefois douloureux – aux lectrices, mais qui devrait surtout être lu par des lecteurs. Ils se rendront alors compte ce qu’une société patriarcale construit comme mécanismes. L’égalité partout revendiquée est loin d’être atteinte. Ce roman a le grand mérite d’en apporter une éblouissante démonstration.

Une fille difficile
Elsa Flageul
Éditions Mialet-Barrault
Roman
192 p., 19 €
EAN 9782080461964
Paru le 15/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris, en banlieue, notamment à Bois-la-Forêt ainsi qu’au Puisaye

Quand ?
L’action se déroule de 1989 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
En 1989, dans la cour de l’école, Laure et ses copains jouent à jeu qu’ils appellent la brûlure indienne : les garçons courent après les filles et s’ils les attrapent, les embrassent ou leur frottent violemment le bras. Plus tard, adolescente dans le Paris des années 90, Laure désire le corps des garçons. Le soir, dans la rue, la peur au ventre avec sa mini-jupe et sa dégaine de fille facile, elle rêve de baiser mais dit faire l’amour pour ne pas avoir l’air de… Toujours, pourtant, elle laisse aux garçons le soin de faire le premier pas. Parce que c’est comme ça. Parce que ça a toujours été comme ça. Et puis un soir de 2005, Laure croise Samuel. La rencontre qui change tout. L’amour comme une obsession, le sexe joyeux et la place qu’on trouve enfin. Le grand amour. La maison. Le travail. L’enfant. La vie. La vie qui va. Impérieuse et décevante. Magnifique et cruelle. L’amour peut-il résister aux temps qui changent, à la société bouleversée par #metoo ? Laure saura-t-elle rester une fille difficile ? Et d’ailleurs, c’est quoi une fille difficile ?

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 

Les premières pages du livre
« CHAPITRE UN
1989-2005
AVANT LUI. AVANT ELLE.
1989
C’est un jeu qu’on appelle la brûlure indienne. Les garçons courent après les filles. Jamais l’inverse. Ils ne sont pas une meute compacte mais plutôt une multitude d’individus. Chaque garçon court après une fille. Le garçon peut changer de proie si celle qu’il avait envisagée au départ se révèle trop agile, trop rapide, et se rabattre alors sur une autre plus accessible. Une fois la fille capturée, il a deux possibilités : soit il la couvre de baisers, soit il ne souhaite pas l’embrasser et lui inflige la brûlure indienne. Il se saisit de son bras à deux mains et exerce une pression inverse avec chaque main. On pourrait dire qu’il essore son bras. Si la peau est nue c’est encore mieux. Ça fait mal. Ça brûle. C’est fort. Parfois, d’autres filles viennent aider la captive à se défendre, à s’extraire des baisers comme de la brûlure indienne. Soudain, ce sont alors les filles contre le garçon.

J’adore ce jeu. Justine, ma meilleure amie depuis le CP, adore ce jeu. Toutes les autres filles de CM2 adorent ce jeu. Tous les garçons aussi. Dans cette école parisienne coincée entre trois immeubles et un lavomatique, tous les grands comme nous adorent ce jeu. On ne le dit pas, bien sûr. D’ailleurs, on ne sait jamais quand il commence vraiment. Personne ne propose de jouer à la brûlure indienne, le jeu commence et se termine comme ça : sans prévenir. Soudain, un garçon se met à courir derrière une fille ou une fille tape un garçon et la partie commence. Tout le monde se met alors à courir tels des poulets sans tête. Le cœur de la fille se met alors à battre si fort qu’elle en perd le souffle, elle court, elle court, ses jambes la portent plus vite qu’elles ne l’ont jamais portée, elle vole d’excitation et de crainte mêlées, ne sachant pas toujours si elle a envie que le garçon la trouve ou non, parfois elle a à peine eu le temps d’apercevoir le visage de celui qui la poursuit. Puis elle trouve enfin une cachette, derrière un lavabo des toilettes, derrière le mur de la cantine, n’importe quel endroit où l’on peut s’accroupir, elle serre ses jambes sur son cœur un peu fou et elle attend, jetant des œillades inquiètes, les mains sur la bouche pour étouffer les sons, les rires, les cris excités : va-t-il la retrouver, va-t-il en choisir une autre mais surtout va-t-il s’agir de baisers ou de brûlure indienne ?
Pourtant, malgré la fuite effrénée, malgré la cachette, le garçon la trouve, la tire de là sans ménagement et c’est maintenant seulement qu’elle sait : s’il s’agit de la brûlure indienne, l’excitation riante devient colère, la fille crie si fort, tape si fort que souvent elle s’arrête de jouer et repart en longeant les murs de la cour. Le poing fermé glisse sur le crépi, les phalanges s’abrasent, le cœur est vexé. La fille caresse son bras pour effacer le froissement de la peau, pour éteindre le feu de l’humiliation, promettant qu’on ne l’y reprendra plus. Elle pleure un peu puis essuie ses larmes avec le revers de sa manche d’un geste bref et fâché.
Parfois, le garçon ne vient jamais. La cachette était trop bonne. Le garçon s’est trop vite découragé. Il faut alors se remettre dans le jeu. C’est le moment le plus délicat, se relever et courir juste un peu pour ne pas montrer que plus personne ne vous pourchasse, mais pas trop vite non plus pour qu’un garçon puisse décider de vous pister. Il faut se montrer disponible mais pas désespérée, sous peine de sortir du jeu et de devenir spectatrice, de celles qui regardent les autres pendant le quart d’heure américain, les pieds en dedans et le cœur en dehors.

Il y a aussi ces fois où le garçon trouve la fille et lui donne des baisers dans les cheveux, sur la joue, sur les vêtements, sur la bouche même, ça s’est déjà vu, la fille pousse des petits cris, se débat, donne des coups de pied, parfois pour réellement s’échapper, parce que cette bouche est dégueulasse et ce garçon repoussant, parfois parce qu’il faut faire mine de, les cris alors ressemblent à des rires, les mains repoussent en s’attardant sur les bras, le combat n’en est pas un et comme c’est bon ces peaux qui se touchent, cette sueur sous le tee-shirt, cette odeur de garçon. Toujours pourtant, il faut avoir l’air fâché. Toujours pourtant, il faut faire mine d’être surprise.

À l’âge où l’on ne s’embrasse pas encore avec la langue, la brûlure indienne est mon jeu préféré. De lui, je ne veux que les baisers.

1990
Samuel se lève d’un bond, comme ça, le courage lui monte au cœur, il laisse à terre son blouson et son ballon de basket. Audrey est seule, c’est rare, elle remet quelque chose dans son sac, jogging, écharpe, il ne voit pas, une étoffe en tout cas. Audrey. Ce y en fin de cortège qui le rend complètement fou, ce prénom qui sent l’Amérique et la laque pour cheveux. Samuel n’a plus l’âge de la brûlure indienne, les filles ne sont plus pourchassées, attrapées, désormais on sort avec une fille et longtemps il n’a pas compris ce que sortir recouvrait : il était question d’un déplacement mais lequel ? S’embrasser avec la langue ? Aller au cinéma ? Se tenir la main ? Tout à la fois ? Alors il traverse la cour et se plante devant Audrey. Elle est aussi en cinquième mais dans une autre classe, la classe des grecs anciens en option, la classe des parents qui veulent à tout prix faire sortir leur gamin de la masse. Il la regarde, pas un bonjour, pas un sourire, il lui donne le papier plié en quatre et tourne les talons sans un mot. Ce papier, ramolli par la chaleur de la poche de son jean, ce papier, une semaine qu’il est là, ce papier sur lequel est écrit Tu veux sortir avec moi ? Coche la case OUI □ NON □. Il n’a pas signé, seulement apposé son numéro de téléphone, enfin celui de ses parents, celui du téléphone filaire posé sur la commode à côté de la télé au beau milieu du salon.
Samuel revient à son blouson et à son ballon de basket, il transpire, ses jambes tremblent. Des semaines qu’il a cette idée en tête, des semaines qu’il regarde Audrey dès qu’il est sûr qu’elle ne le verra pas, des semaines qu’il pense à ce que ça peut bien faire de glisser sa langue dans la bouche d’une fille et dans celle d’Audrey en particulier. Les vacances de la Toussaint ont été consacrées à cet unique projet dont les seules variations étaient la façon dont elle était coiffée, tantôt queue-de-cheval, tantôt cheveux lâchés, ou le sens du baiser, tantôt la langue tournait vers la gauche, tantôt vers la droite. Le soir, après avoir regardé le 20 h et le film qui suivait avec ses parents, quand enfin il se retrouvait seul dans l’obscurité de sa chambre, il laissait traîner ses pensées comme un chien sans laisse et ses mains se posaient autour du visage, chopaient le menton, serraient le corps d’Audrey et alors tous ses membres s’alourdissaient, toute sa musculature se densifiait et c’était si fort soudain qu’il sifflait le clébard et remettait la laisse. Bon chien ça.
Et puis, le jour de la rentrée des vacances de la Toussaint, n’en pouvant plus, il a préparé le papier, l’a mis dans sa poche et s’est dit qu’il verrait bien. Il se laissait la possibilité de, sans toutefois être sûr que. Quelque chose était possible, peut-être.

Mais à cet instant où il vient de donner le papier à Audrey, à cet instant où il repart en cours parce que ça vient de sonner, soudain il a des yeux derrière la tête, il se voit de dos, dans ses yeux à elle, il voit le papier lu, l’ahurissement de cette fille à qui il n’a jamais parlé, qui peut-être même ne l’a jamais vu, lui. Il voit sa coupe de cheveux un peu courte qui dévoile sa nuque, il voit son dos voûté de garçon qui grandit trop vite et le pantalon large qui dissimule la maigreur. Il voit l’allure gauche, le corps idiot. Il remballe le sac, le ballon et la honte qui abrase son cœur, la honte ce crépi de la vie, et il entre dans le préau, fuyant la cour, une éventuelle réponse, un regard, un sourire. Fuyant parce que c’est impossible soudain d’avoir fait ce geste et que le silence ou le refus lui paraissent être les seules réponses. Il se demande comment il n’a pas pu anticiper, comprendre avant de le faire, comment il a pu y croire, oser, quelle prétention même l’y a poussé. Il voudrait ravaler ses actes comme on efface ses pas dans la neige. Il voudrait être une fille pour être désirée et ne pas avoir à faire ça, cet élan obligatoire, ce chemin à parcourir pour. Que la vie soit un quart d’heure américain permanent. Et non des minutes que l’on accorde comme on refile les restes au clébard.

Deux jours plus tard, alors que toute la famille dîne devant la télé, le téléphone sonne. Pas un instant Samuel n’imagine que ça pourrait être elle, il a déjà remisé l’épisode du papier au rang des plus grandes humiliations de sa vie, juste à côté du maillot de bain qui a glissé lors d’un plongeon à la piscine en CE2 et du jour où ses copains n’ont plus voulu de lui, comme ça sans raison, sans explication et qu’il a quitté l’école le cœur battant, cherchant des solutions aussi concrètes qu’impossibles pour ne plus y revenir.
Il se dévoue pour répondre en gardant un œil sur la télé, sur les images du traité de Maastricht auquel il ne comprend rien. Le monde n’est encore pour lui qu’un gribouillis d’enfant, un coloriage aux contours imprécis, on lui a bien appris pourtant à ne pas dépasser. Il décroche et il y a cette voix de fille qui demande à parler à Samuel, une voix qui dit bonjour s’il vous plaît, qui n’a pas l’air intimidée. Il répond c’est moi et il ne saisit toujours pas, il faut voir l’imbécile qu’il est alors. Elle dit c’est Audrey et soudain il comprend. Il dit ah salut (merci de me rappeler), il dit ça va ? (quand est-ce qu’on s’embrasse), il dit tu fais quoi ? (je t’aime). Il baisse la voix et cache le combiné de sa main gauche, par réflexe, pour étouffer le son, ce qui est bien inutile, petit. Elle dit j’ai bien lu ton mot et il ne répond rien, il reste muet, il n’a jamais autorisé le clebs à aller se balader aussi loin dans ses pensées, toujours il l’a sifflé avant. Alors elle propose qu’ils se voient le lendemain, à la pause du midi. Il dit d’accord, s’enhardit, il y a une rue près du collège, une rue où il n’y a rien de spécial mais ils pourront marcher et alors, on verra bien. Elle dit d’accord.

Le traité de Maastricht, le salon, la télé pour dîner, ses parents et sa sœur absorbés par les images, le papier donné l’avant-veille, la vie n’est plus un dessin d’enfant : elle devient un décor.
Un décor dans lequel il est ce garçon qui fait le premier pas.

1991
Mon père est le père de cette époque. Divorcé. Préoccupé. Un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires rime avec pension alimentaire. Sourcils froncés, souvent. La guerre du Golfe, les impôts, les réunions de copropriété, les soucis d’argent. Sa veste de costume est portée même à la maison le soir, parce qu’on a une tenue, un standing. Ici, on ne mange pas en chaussettes, on n’enlève pas ses chaussures, on ne s’affale pas. Mon père ne sait pas vraiment y faire avec sa fille, pas de mauvaise volonté cependant, il y a comme une impossibilité mystérieuse. La pension alimentaire, pourtant, est métronomique. Il y en a qui n’ont même pas ça dit ma mère, et elle a raison sans aucun doute, une aubaine ce père qui envoie son chèque chaque premier du mois à zéro heure zéro zéro. C’est qu’on a de la chance. Le père est amoureux d’une autre femme, il faut voir alors comme il change en sa présence, comme il est doux, tactile, comme la voix se radoucit, se ramollit presque, c’en est obscène cet amour qui dégouline sur elle et qui m’est défendu à moi sa fille, cet amour qui s’exprime de cette façon-là : un peu gnangnan, disons les choses. Le père semble habiter un autre pays que le mien, un pays lointain aux frontières inconnues alors qu’il ne vit qu’à quelques stations de RER.
Je déteste le RER. Ça pue la pisse et le plastique chaud. Il y a cette arrivée à Bois-la-Forêt et un couloir interminable pour rejoindre le dehors, un couloir à l’obscurité si profonde qu’on ne distingue pas le plafond. Le sol est noir et lustré, nos ombres s’y dessinent et racontent notre histoire, celle d’un père qui retrouve sa progéniture après presque deux semaines sans la voir et qui ne sait pas, ne sait plus ce que c’est : il faut quitter le silence des jours sans enfant et retrouver le brouhaha de la vie de famille, il faut réapprendre à parler, et pas seulement quand on en a envie, il faut accepter l’otite qui arrive précisément le samedi soir de ce week-end-là, comme par hasard, il faut se laisser envahir par les désirs infantiles et ne pas lutter, ne pas se protéger, au contraire il faut se laisser engloutir, dévorer par l’amour, par la peau sucrée, par le corps sale et jamais assez bien élevé, par les questions, par les vexations et le cœur qui se froisse en un instant, pour une bêtise, pour rien du tout. Les chagrins d’enfant, ces ondées de printemps.
C’est toute une vie à recréer, en deux jours.
C’est trop peu.
C’est trop long.
Alors nous marchons vite dans le couloir de la gare de Bois-la-Forêt, le sac à dos est lourd, les bretelles glissent, il faut les réajuster sans cesse, peut-être a-t-on peur de retrouver les corps sans trouver les mots, rien à se dire quand on se voit si peu c’est bien dommage, c’est bien triste, alors la hâte c’est bien pratique, ça presse le pas, ça altère la respiration, ça empêche de parler, parce qu’on ne sait pas vraiment faire ensemble, parce qu’on a du mal à être une famille et que c’est pourtant ce qu’on est. Le père marche vite, il est pressé, il dit dépêche-toi Laure enfin, j’ai droit à sa main dans la mienne, c’est que j’ai de la chance, on l’a déjà dit. Il marche si vite que quand il fait un pas j’en fais trois, même à douze ans, je vole à ses côtés, en ayant peur de ne pas suivre, de tomber, de l’agacer. Le père est vite agacé.
En moi, il y a une petite flamme inquiète qui brûle. Depuis quand, depuis quoi, aucune idée, à croire qu’elle a toujours été là. La petite flamme inquiète brûle, sa lumière vacille. Ces jours-là, c’est à mon corps tout entier qu’elle menace de foutre le feu. Alors pour calmer la petite flamme inquiète, je comprends : dans la vie il faut cavaler.
Je comprends : dans la vie il ne faut pas agacer les garçons.

1992
Ce soir, la veillée s’intitule Les pigeons voyageurs. Les colons restent dans leur chambre et ce sont les monos qui vont faire les messagers. Les missives ont le droit d’être anonymes, elles peuvent être un rébus, une charade, une chanson, n’importe quoi mais il faut écrire, écrire le plus possible. Seule interdiction : la haine, la moquerie, la méchanceté. La chambrée qui aura reçu le plus de messages gagnera le droit de choisir le thème de la boum du dernier soir, après-demain. J’adore cette colo. On est en Puisaye dans un trou paumé où il n’y a que des champs, des forêts et des lacs, on monte les chevaux le matin, l’après-midi on fait des courses d’orientation, des chasses au trésor dans la forêt, des bivouacs à la belle étoile, des baignades dans l’eau verte. On se salit les ongles, on s’emmêle les cheveux, on gratte la terre avec les mains, on se griffe les mollets, on met les pieds dans la vase, on se fait bouffer par les moustiques le soir venu et moi, c’est tout ce que j’aime, éprouver mon corps, le fouetter de soleil, le sentir enfin, faire affleurer les muscles sous la maigreur qui ne veut pas s’en aller et quand est-ce que mon corps se gonflera enfin du vent de la féminité, quand est-ce que ses voiles deviendront des seins, un petit cul digne de ce nom, je l’ignore.
Tous les matins pourtant, il faut passer l’aspirateur dans les chambres, faire son lit, ranger ses affaires dans son casier avant de pouvoir prétendre au petit-déjeuner. Sauvages mais propres. Sauvages et affamées.

Avec Justine, c’est la première fois qu’on part en colo toutes les deux. Être ensemble au collège toute l’année ne nous suffit pas, d’ailleurs c’est bien simple, rien ne nous suffit, la vie n’a de relief que quand Justine est là. Le reste du temps, je m’ennuie. Justine n’est jamais allée en colo alors que moi je les pratique depuis que j’ai six ans, le ski l’hiver et le cheval l’été, je me suis fait tout un tas d’amies que je n’ai jamais revues. Sur le moment, pourtant, il me semblait que ces copines d’un été ou d’un séjour à la montagne me connaissaient mieux que quiconque, qu’elles avaient perçu de moi ce que la vie de tous les jours planquait dans les trous, ces interstices familiaux, intimes, privés, où l’on ne vous voit pas. Elles savaient. Il était donc impossible de ne pas nous revoir. Et pourtant si. Je les ai oubliées, elles aussi. Au moins, cette fois, Justine est là et elle repartira avec moi. Je suis sauvée de l’ingratitude de mon cœur de jeune fille.

Le soir, une copine nous raconte les histoires de Pierre Bellemare avec une lampe de poche sous le menton, la dame blanche, la veuve noire, la maison ensanglantée. On a même essayé de faire du spiritisme en apposant nos doigts sur un verre à dents retourné mais un mono nous a surprises et il a fallu tout balancer en catastrophe sous mon lit, bougies chauffe-plat comprises. La cire a figé sur la moquette des traînées translucides qui dessinaient très distinctement le chiffre 6, le chiffre du diable ! s’est écrié Justine. Persuadées que l’œil du diable s’était posé sur nous, nous nous sommes employées à effacer ce mauvais présage en grattant la cire au couteau et un trou s’est formé dans la moquette bon marché. On s’est fait convoquer dans le bureau du directeur de la colo qui nous a demandé si chez nous on grattait la moquette au couteau ou si justement, comme on n’était pas chez nous, on n’en avait rien à foutre de détériorer le matériel commun. J’ai répondu qu’à la maison il n’y avait pas la marque de la présence du diable et qu’à un moment, il y allait de la survie de tous, lui compris, question de responsabilités. On a été privées de veillée le soir même. Justine et moi, on n’a plus jamais fait de spiritisme.

Et puis, il y a les garçons. À chaque colo, l’un d’eux devient la visée de toutes les filles, un seul concentre leurs espoirs de baisers, de mains qui se cherchent, de jeux à se courir après, à se battre, à se frapper même, pour pouvoir se toucher. Frapper est parfois la seule façon d’entrer en contact avec la peau, de caresser, d’espérer une brûlure indienne.
Cet été-là, l’élu s’appelle Yannick, il a la peau éclaboussée de taches de rousseur, ce n’est ni le plus beau ni le plus grand mais il fait rire tout le monde, et puis il est à l’aise, il danse, il imagine des jeux de pistes, il sait construire un feu et jouer No Woman no Cry à la guitare, imaginez un peu. Toutes les filles veulent sortir avec Yannick qui n’a eu qu’à se baisser pour cueillir Julie, blonde à queue-de-cheval, ancienne gymnaste de compète aux jambes musclées, maillot de bain fluo échancré, cheveux soyeux, shampooing aux œufs. Grande fille saine et sympa que nous jalousons un peu avec Justine, mi-admiratives mi-envieuses, copines par intérêt ou par admiration, nous ne savons pas.

Ce soir-là donc, tout le monde est assis sur son lit à attendre ou à écrire. Je reçois quelques missives de copines des autres chambrées, je rigole, j’invente des blagues, je dessine et puis mon mono préféré m’en apporte une à l’écriture différente. Tout de suite je vois que ce n’est pas une écriture de notre âge, ce n’est pas la fragilité de treize ans, cette écriture trop ronde qui se voudrait adulte. C’est une lettre d’amour, la première que je reçois. La lettre d’un amoureux secret qui n’en peut plus de m’aimer sans pouvoir le dire. Les mots sont simples, sans détour, ils me transpercent. Et c’est signé : le Schtroumpf à lunettes.
Tout de suite je sais qui c’est. Du moins je l’espère. Cette lettre, c’est un mono qui l’a écrite, c’est même celui qui me l’a donnée. Il s’appelle Laurent. Il doit avoir vingt ans grand max. J’en ai treize. Il porte des lunettes. Depuis le début, nous jouons à nous battre, à nous courir après tout le temps. La veille, il m’a coursée dans tout le dortoir, je riais tellement que quand il a fini par m’attraper et me renverser sur le lit, j’ai continué à rire, ce rire des guilis et des jeux qui durent trop longtemps, des jeux qui excitent les enfants et les laissent transpirants, les yeux fous, ivres presque, incapables de se calmer, de revenir de l’excès, bêtes sauvages prêtes à vous mordre pour que le jeu continue. Il s’est assis sur moi en me tenant les bras écartés. Il ne rigolait plus. Moi si, impossible de m’arrêter. Pourtant, tout ce qui avait l’air d’être un jeu ne l’était plus. Ça ressemblait au danger mais sans la peur. Il me regardait, ne lâchait pas et moi je riais, je parlais, je me débattais, ignorant alors que je n’étais plus une petite fille qui réclame encore un dernier hue dada avant d’aller se coucher. Il a approché son visage très près du mien, je me suis débattue en riant, il

a fini par se relever, par me lâcher et a quitté la chambre sans un mot. Je suis restée assise sur mon lit, étourdie, regrettant soudain d’avoir ri, d’avoir fait celle qui ne comprenait pas que le jeu était fini. Bien sûr que j’avais compris.
Alors je réponds au mot : Cher Schtroumpf à lunettes, mais qui êtes-vous ? Rendez-vous derrière le réfectoire ce soir à dix heures après la veillée.
Et je signe : la Schtroumpfette.

Je plie la lettre et ne dis rien à personne alors que chacune commente à haute voix ce qu’elle reçoit. Le secret appelle le secret. Même à Justine, je tais ce message. Je la donne à un autre mono, lui expliquant que Laurent saura à qui la donner. Et j’attends. |

Je me glisse hors de la chambre à 22 heures. Quelques colons vont et viennent encore mais la plupart sont allés se coucher. J’ai pris ma brosse à dents et mon dentifrice pour faire semblant d’aller aux sanitaires, je les colle contre mon cœur, j’ai les jambes si tremblantes que j’hésite à rebrousser chemin. J’envie ceux qui vont se coucher tranquillement, qui dans quelques minutes parleront sans doute lumières éteintes, à voix basse, leur main devant leur bouche pour ne pas faire trop de bruit. Je les envie mais changer d’avis est impossible. L’appel du frisson me fait franchir toutes les barrières que je devrais pourtant avoir, tu as treize ans Laure, treize ans enfin et lui vingt. Allons allons. »

Extraits
« Samuel me veut. Il ne s’en cache pas. J’adore quand les garçons me veulent comme ça. Quand ils le montrent, quand ils en rient, quand ils osent l’exprimer et que ce n’est pas grave. J’aime les garçons qui n’ont pas peur des filles. Mais je ne le montre pas. Pas trop. Je ne veux pas qu’il me prenne pour une fille facile. Toute la soirée, Samuel me file des clopes, va me chercher des bières, ses chaussures collent au parquet, ça fait un bruit spongieux qui nous fait marrer chaque fois et plus ça va, plus il en rajoute et plus je le trouve vraiment drôle. Très vite il demande si j’ai un mec. Je fais la fille qui ne s’attendait pas à, je cherche mes mots, je ne sais pas comment lui dire non sans passer pour une pauvre fille désespérée qui crève de solitude, je ne sais pas comment lui dire que la voie est libre sans qu’il prenne peur : il faut ménager le courage des garçons. Il faut cajoler leur peur. Il faut leur parler comme à des enfants perdus. Se mettre à leur hauteur. Leur prendre la main. Adopter une voix douce. Choisir des mots univoques.
Ça fait longtemps que j’ai compris ça, ne pas présumer de leur courage et tâter le terrain avant de se livrer complètement. Combien de fois me suis-je fait prendre à trop de sincérité, trop de franchise, trop de spontanéité, pour les recevoir en pleine face après ?
Alors je réponds que non, je n’ai pas de mec mais je laisse planer un doute, c’est un non ouvert, qui suggère peut-être que oui. C’est un non qui effrite un peu l’assurance de ce beau garçon sûr de lui. Il s’inquiète un peu soudain, il demande ah tu es sûre on dirait pas ? Il sourit mais il a un peu peur, sa bouche esquisse un arc de cercle mais pas ses yeux. Pas ses yeux. Cœur qui bat un peu plus vite, sueur dans le bas du dos. Et moi je réponds flou, abstrait, à côté, je sous-entends que c’est compliqué, parce que les mecs adorent les filles un peu compliquées avec des ex embarrassants qui rêvent de vous reconquérir, avec des mecs qui collent à vos basques, avec des caractères impétueux, ils adorent ça parce qu’il faut mettre son armure, enfiler sa cotte de mailles, choisir une épée, un cheval et chevaucher la lande embrumée à l’appel du clairon. Parce que c’est ce qu’on leur a toujours dit de faire. »

« Peau du visage en feu. Sexe en feu. Cœur en feu. Je marche vers la voiture et je me dis : ça y est je l’ai fait. Ce n’est pas une fleur vénéneuse qui vient d’éclore en moi, mais des milliers. Je suis un champ de fleurs vénéneuses et magnifiques. » p. 62

« Il ne sait pas encore qu’à cause d’une des créatures présentes ce soir-là, il n’aura jamais son chez lui et passera directement de chez ses parents à un appartement avec elle, qu’il n’y aura pas de lieu à soi pour écouter la Mano à fond mais que ce ne sera pas un renoncement parce qu’il n’en aura plus envie, parce que ce sera plus simple comme ça, moins cher, plus cool. Il ne sait pas encore que dans sa vie les décisions seront souvent prises ainsi, sans être prises pour ainsi dire, sans avoir l’impression de faire de choix, au gré des mains qui se tendent, des chemins qui se présentent, et qu’il n’aura qu’à les saisir, qu’à les suivre parce que c’est la mort si on ne fait pas ça, si on n’attrape aucune main, si on ne suit aucun chemin, si on reste tout seul, c’est la mort, voilà ce que ne sait pas encore Samuel, ce soir-là du mois de juin, dans l’appartement de Sylvain avec la Mano à fond. » p. 68-69

« Dans la rue bordée de pavillons réguliers, Samuel et Laure marchent main dans la main.
C’est dimanche, ça sent le poulet rôti et le jogging pastel. Sept mois qu’ils sont ensemble. Sept mois qu’ils sont une équipe, la meilleure qu’ils aient jamais connue. Sept mois qu’ils marchent ainsi dans la rue, qu’ils s’embrassent pendant des heures, qu’ils vont au cinéma, qu’ils baisent dès qu’ils sont seuls et qu’ils disent nous. Pour l’un comme pour l’autre, c’est une découverte. Auparavant, des rencontres manquées, des amours mal fichues, non réciproques, des chagrins tus et des sentiments interprétés dans le secret des conversations téléphoniques avec Justine, avec Sylvain. Avec soi-même. Toujours cette impossibilité de dire. De dire vraiment toujours cet espoir de ne pas se faire mal, de contourner la difficulté, d’obtenir sans avoir à demander, sans trop risquer. Et pourtant, ça fait quand même mal. Ça fait quand même chier. » p. 82

« Quand Éli est né et que Samuel a été nommé numéro deux, nous nous sommes félicités de cette bonne décision que nous avions prise, je ne sculptais plus, je ne travaillais plus, et pour gagner des copinettes en plus, c’est ainsi que Samuel l’avait formulé, c’est ainsi que je l’avais formulé, pour gagner des clopinettes, ça ne valait pas le coup de faire garder Éli, de payer une nounou une blinde pour que je me farcisse une heure de RER, ce n’était tout bonnement pas rentable, de l’argent perdu voilà ce que c’était, pas des clopinettes là mais de l’argent, avec le geste du pouce et de l’index qu’on frotte l’un contre l’autre. L’argent, c’est sérieux. » p. 117

À propos de l’autrice

Elsa Flageul © Photo Pascal Ito

Après Hôtel du bord des larmes (2021), Une fille difficile est le septième roman d’Elsa Flageul. (Source : Éditions Mialet-Barrault)

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