En deux mots
L’île italienne de Fermagina est le refuge idéal pour celui que les insulaires appellent « Pezzettino ». Après avoir sillonné l’Afrique, il apprécie la douceur méditerranéenne et ne tarde pas à prendre ses marques. Ce qu’il n’imagine pas, c’est qu’il va trouver un travail et… l’amour.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
La nouvelle vie de « Pezzetino »
Douceur et mélancolie prévalent dans ce premier roman d’Espérance Garçonnat. Elle y retrace le séjour de « Pezzettino », un homme au passé mystérieux qui débarque sur une petite île italienne, bien décidé à prendre un nouveau départ.
Quand il est arrivé sur l’île, tout le monde l’a appelé « Pezzettino ». Un nom qui lui convient très bien, d’autant qu’il s’est réfugié à Fermagina, ce coin de terre italienne, pour faire table rase du passé, pour oublier son vrai nom d’origine. « Déserteur du destin » il entend se construire une nouvelle vie, loin de l’Afrique qu’il a tant parcourue, de Douala à Maputo, de Brazzaville à Kinshasa, de Dakar à Abidjan ou encore Lomé.
Il a trouvé à se loger chez Madame Ruffi, s’occupe un peu du jardin, mais passe le plus clair de son temps au café d’Armando, sur la Place du village. Quelques tables et quelques chaises en font le lieu de rendez-vous, le cœur de la cité « où on se confie, on se regarde, on commente la vie et on s’étonne de si mal la connaître, d’en être encore surpris, même ici, où il ne se passe rien. Seuls les rares enfants qui ne sont ni dans les bras ni à l’école ont déjà le droit de courir dans les rues. On murmure. Aucune voix ne s’élève, rien ne couvre les cymbales des cigales au-dessus de nos têtes. »
C’est dans cette atmosphère de langueur méditerranéenne que le narrateur fait faire quelques rencontres marquantes. Il va faire la connaissance de Lucio, un personnage haut en couleur, véritable mémoire de Fermagina. À ses côtés, il va découvrir les endroits les plus secrets de l’île. Mais il ne percera pas le mystère de la Zia – la tante – qui vit dans une grande maison en compagnie de Manuela et d’un enfant en difficulté scolaire. C’est du reste ce dernier qui va servir de lien avec Pezzetino, que la rumeur a tôt fait de nommer professeur. Aussi la Zia lui demande de prendre l’enfant sous son aile, de devenir son précepteur.
En acceptant, il ne s’imagine sans doute pas que ce premier élève sera suivi par de nombreux autres. Un tel professeur étant du pain bénit pour les insulaires, même si sa pédagogie peut surprendre. « J’ai vite choisi de laisser faire les enfants. J’ai confiance en leur écoute, en leur curiosité, peut-être aussi en leur peur de décevoir, certainement plus grande encore que la mienne. Ils ignorent ce dont ils sont capables. Pour le reste, ils n’ont pas besoin de moi.
Ils me regardent. L’audace me prend de leur inventer des histoires pour leur faire mieux comprendre les leçons difficiles. » Et inventer des histoires, il sait faire. Tout comme il sait se nourrir de celles des autres, comme quand il découvre l’île et ses secrets avec Lucio, comme quand Zia – qui parle peu – se confie. Il n’y a guère que sa propre histoire à demeurer un mystère. Même Manuela n’en apprendra pas davantage sur l’oreiller.
Espérance Garçonnat, pour son entrée en littérature, a réussi à peindre une atmosphère. Il y a cette vie si particulière des insulaires, il y a ce voile épais qui couvre la vie de Pezzetino, il y a aussi tous les non-dits qui offrent au lecteur la possibilité d’imaginer leur propre version. Et je gage qu’elles seront nombreuses…
Avec élégance et un peu de cette nonchalance méditerranéenne, elle applique le précepte enseigné par sa mère à Pezzetino : « Il faut toujours essayer de se montrer heureux, quitte à faire un peu semblant. »
Pas d’ici
Espérance Garçonnat
Éditions Rivages
Premier roman
256 p., 20,50 €
EAN 9782743665494
Paru le 2/01/2025
Où ?
Le roman est situé principalement à Fermagina, une île italienne. On y évoque aussi l’Afrique, de Douala à Maputo, de Brazzaville à Kinshasa, de Dakar à Abidjan ou encore Lomé.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Je suis tombé de ma vie comme d’autres tombent en se tordant la cheville. »
C’est par ces mots qu’un homme démarre le récit de son exil à Fermagina, un village perdu sur une île italienne. Décidé à n’être plus rien qu’une présence, il confie son salut à l’oubli et à la fuite, tournant le dos au passé, sans projet d’avenir. Comme un rescapé dont la vie ne tient qu’à un fil, il économise ses gestes, ses désirs et ses pensées. Du voyageur longtemps compulsif et assoiffé, il ne reste qu’une tesselle, un pezzettino, qui ne s’insère plus nulle part et ne complète aucune forme tronquée. Comment survivre à soi sans pouvoir devenir un autre ?
Un premier roman d’une rare acuité qui met en scène, avec une remarquable économie de moyens, le destin d’un personnage étranger à sa propre vie.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Les premières pages du livre
« 1.
J’ai longtemps porté un nom dont je n’ai plus le souvenir. Mon indolence, si j’ai tenté de la laisser loin de moi, avec le temps sans doute si long qui a passé depuis, s’est naturellement imposée à ma mémoire débordante. Aujourd’hui, s’il m’arrive de chercher, de remuer un peu davantage le limon de mes souvenirs, je trouve un sable fin et chaud qui coule entre mes doigts, inutile, léger, et qui s’évade, fugitif, au moindre souffle d’air. Je suis devenu ce vieil Africain de mes voyages.
Je suis tombé de ma vie comme d’autres tombent en se tordant la cheville. Je ne saurais dire ce qui m’a mené si loin de tout. Ni pourquoi il fut décidé que je m’en sortirais quand même. Sans doute parce que les pivots entre un avant et un après finissent par casser, sans doute parce qu’il faut, dit-on, que la vie se poursuive, bientôt, sans même que j’en formule la demande, on me nomma de ce drôle de nom qu’aucune mère ne donna jamais à son fils, celui de Pezzettino.
Pezzettino, on ne peut pas dire que ce soit vraiment moi, ni même celui qui vous parle, ce sont ces mots qui s’écrivent et continueront de le faire aussi longtemps qu’ils en sentiront la nécessité, ou le désir ; c’est cette mémoire tranquille de tout ce que celle des hommes ordinaires contient, les lumières fanées, les choix malheureux, les chagrins inconsolables ; estimons que Pezzettino, aujourd’hui, ce n’est rien d’autre que ce verre qu’on m’apporte sur l’une des souches centenaires utilisées en guise de tables au café d’Armando : cela fait trente ans maintenant, m’a-t-on dit, qu’elles ont été chargées dans son camion beige, devant les yeux sceptiques d’un bûcheron du sud de l’île.
Ceux que j’ai croisés, presque connus, où sont-ils ? Que deviendront-ils sans que je l’apprenne jamais ? J’ai eu mon lot de souvenirs. J’ai décidé de ne plus en avoir. Je ne lutterai plus pour leur survie. Mes rêves et mes couleurs ne devraient plus avoir tant d’importance, et c’est contre leurs visages qui, éclatants, se retournent trop brusquement vers moi que Pezzettino s’est saisi de mes rides, de mon sourire de travers, de ma démarche de clown en fin de carrière : je ne me reconnais pas en lui, et c’est pour ça que je m’y plais.
La Place s’ouvre par un vieil escalier de pierre en demi-cercle, presque un théâtre antique qui descend dans un large mouvement à un terre-plein ombragé. En face, il y a le café, ces quelques tables de bois rassemblées autour d’une porte ouverte, cette petite bâtisse blanche qui marque le début et la fin du village et lui tient lieu de garde-fou. Derrière elle, ce ne sont que terrains impraticables, routes cahoteuses, champs déserts à perte de vue. Les visiteurs sont rares. Les propriétaires ne vendent jamais leurs terres. Personne, ici, n’a le sens des affaires, le sens de l’argent. Le grand œil insomniaque du café surveille l’horizon, et signale, à quiconque s’y intéresse, l’emplacement du village.
« Pezzettino ! »
Chaque arbre qui a poussé sur cette place appartient à une espèce dont on ne cherche pas à connaître le nom. On y lit presque le sillage des mains des enfants lorsqu’ils les font glisser autour des troncs pour assurer la course de leurs jeux. La poussière s’y soulève, puis retombe, et tout revient à son état premier. Lors de la sortie dominicale de la chapelle Via Renetto – les souliers longuement frottés d’une graisse trouble et collante, le parfum vieilli dans les rides du cou, la veste noire vérifiée plusieurs fois depuis le début du jour dans le miroir d’une chambre sombre, une fois les cloches sonnées, sans rien trouver à redire, nous nous confondons tous inexorablement dans sa terre parfumée. J’aime cette Place pour son odeur d’enfance qui ne me rappelle pas la mienne. Dans ce verre qu’Armando m’apporte sans que j’aie à le lui demander, c’est chaque fois l’éclat du jour qui prend un premier bain, et qui rechigne à me laisser voir mon reflet dans ses vaguelettes. C’est souvent la même boisson qu’on me sert, elle change parfois de couleur, jaune pâle, rose ambré comme un soleil qui se lève, orange, comme ces pierres tombées de la montagne.
« Pezzettino ! »
On m’a ramassé un soir sur un trottoir vide, comme une savate dont il manque la paire et qui n’intéresse plus personne. On a recousu mes trous de ce nom-là avec le morceau de fil, de corde ou de caoutchouc qui restait dans les tiroirs. C’est minuscule ici, et les intérieurs n’ont rien à offrir. Le seul, à ma connaissance, qui tiendrait à sa richesse, serait celui de Lucio, mais peu de gens ont déjà eu le privilège d’une visite. Et si cela est arrivé, ils ne se sont, sans doute, aperçus de rien.
À force de rester sur la Place avec cette dernière gorgée dans mon verre que je laisse à Manuela, si elle me rejoint, le plaisir de terminer, à force de deviner les va-et-vient que la journée dessinera sur sa poussière, je crois que mes yeux ont fini par se plisser à la manière des vieux natifs de l’île parmi lesquels je rêvais et rêve encore de me fondre. Un jour, peut-être, nous ne ferons plus qu’un, la différence aura cédé sa place. Moi qui me croyais à jamais venu de trop loin et de nulle part, je vois malgré moi Pezzettino grandir, assis là, et dans les jeux de lumière de ce verre sur lequel tant d’autres que moi ont déjà posé leurs lèvres, la silhouette digne et consolante de Lucio qui s’avance entre les grands arbres.
« Pezzettino ! »
C’est lui qui pour une troisième fois m’appelle par ce nom que j’ai fini par reconnaître comme mien, et l’écho claquant de ces quatre syllabes le long des immeubles aux volets mi-clos me rassure, m’apaise sans compromis, et m’inspire une certitude tant et tant attendue : celle de n’être jamais plus celui que j’ai été. Mes matins d’automnes trop brusques, cela n’existe plus, ni le givre qui crépite sur les rails au passage des trains, trop tôt le matin, coincé dans ces nuits qui ne se réveillaient pas.
2.
Il arrive, chaque jour, le col de sa chemise dégagé, ses mocassins usés, la toile épaisse de ses jeans presque noirs, sa barbe rêche, comme un gribouillage de peinture répandu par un artiste rageur. Il tire à lui d’une main ferme mais tranquille – ferme et tranquille, n’est-ce pas cela, exactement, qui frappe chez lui la première fois ? – le tabouret sur lequel personne d’autre que lui ne s’installe, et j’imagine Armando, chaque matin, disposant seul ses tables sur la terrasse, à nous attendre.
Un temps. Un sourire doux, espiègle et généreux qui n’hésiterait pas à déborder du visage s’il le pouvait, des gestes amples, décidés, d’une assurance souveraine. Pourtant, Dieu sait l’impatience légendaire de Lucio.
– Buongiorno, ragazzi, dit-il seulement de sa voix grave.
Ça commence toujours comme ça.
Mes souvenirs à moi ne remontent pas, comme disent habituellement ceux qui parlent des leurs. Ils s’agrippent à moi, se confondent à ma peau comme des lichens que je ne remarque plus. Je parvenais, jadis, à croire en certaines choses. J’ai oublié mes croyances. Peut-être quelque part en moi sont-elles encore intactes. Pour quoi faire ? Le rythme inchangé que prend ici la vie fait dissoudre la nostalgie et les regrets, vide la cendre des cœurs, cette poudre étrange de vesse-de-loup. Comment imaginer que le temps suspendu de la Place et de ses matins ose briser sa course, ou que Fermagina s’étende un jour au-delà du café d’Armando, qui ne serait plus alors qu’une maison blanche comme une autre ? Quand ils ne seront plus là, Lucio, Armando, les enfants, les pêcheurs et les autres, eh bien c’est que tout cela n’aura été qu’un rêve, qu’il ne me sera plus possible de raconter.
Depuis son arrivée, Lucio observe, encore une fois, avec une moue irritée, le coin d’une bâche qui empiète sur le toit des immeubles d’en face.
– Et tu crois, toi, qu’ils lèveraient le petit doigt pour aller réparer leur merde de fuite ? Il a rien à faire là, ce bout de plastique. Et ça les gêne pas, non, ils pourraient laisser ça là des années… Moi, si je m’y étais pris dès le début, il m’aurait pas fallu deux heures, deux heures, c’est rien à faire ce genre de choses, qu’est-ce que tu crois ? Maintenant c’est foutu, c’est trop tard, et ça va leur coûter un bras. Ce sont des incapables, tiens, faut pas s’attendre à des prouesses… C’est pourtant pas faute d’en avoir parlé des heures avec Giancarlo. Figure-toi qu’il a un neveu, jeune, en pleine forme : j’ai pensé qu’il pourrait lui donner un coup de main, ce petit con. Tu parles, soi-disant malin, bricoleur, ayant fait ça cent fois… Dès que je l’ai vu arriver, j’ai tout de suite compris qu’il saurait pas s’y prendre. Con comme une valise sans les poignées, et fainéant avec ça, pas capable de découper proprement sa laine de verre ou d’aligner trois tuiles. Il a fait le boulot comme un porc. Et le pire, tu sais ce que c’est ? Reste bien assis, parce que, moi, ça m’a cloué. Il a osé demander deux cents balles au vieux pour le déplacement et le temps de réparation, à son oncle, son oncle ! Tu mesures ?
Quand Lucio s’étonne, quand Lucio n’en revient pas, sa voix se perd dans des octaves trop hautes pour celles que lui a données la nature, il n’a plus de souffle mais s’accroche comme un forcené à ce qu’il a à dire, sans paraître se soucier du manque d’air, jusqu’au bout de sa phrase qu’il achève de justesse.
– La vérité, t’en penseras ce que tu voudras, c’est qu’il n’y a que moi maintenant qui pourrais le faire correctement. Je sais bien que si on se bouge pas un peu, on peut rester là jusqu’à la fin du monde. J’ai plus l’âge de faire le malin sur les toits, tu penses pas ? J’ai déjà donné… Et je vais devoir m’y remettre.
Lucio frotte le sol du bout de sa chaussure et se penche vers ses genoux pour y poser ses avant-bras.
– Ça m’énerve, tu peux pas savoir !
Si quelque chose le contrarie ou que la fortune ne tourne pas de son côté, s’il n’est pas d’accord, si l’absurdité l’empêche de comprendre les raisons et les causes, s’il ne conçoit pas qu’on puisse faire autrement, Lucio peut rentrer dans une colère vive, il s’agite, il se révolte, puis finit toujours par conclure, sans changer de ton ni d’avis, sans s’être calmé ou avoir retrouvé un bon sens qu’il n’a pas : « Après tout, moi, tu sais, je m’en fous. »
Il se redresse et tire sur sa moitié de cigare. La journée, Lucio fume toujours des moitiés, voire des quarts de cigare qu’il fend d’un geste sec et précis à l’aide d’une petite guillotine noire, toujours perdue quelque part au fond d’une poche. Les jours de colère où rien ne va dans le bon sens, où toutes ces erreurs se mettent à devenir les siennes, il n’y a rien d’autre qu’un cigare pour ne pas empirer les choses.
– Bon. Je vais aller jeter un œil. Le Giancarlo est chez lui, je vois sa fenêtre ouverte. Je finis ça et on y va. Tu me donneras ton avis, tu me diras si j’ai pas raison.
Il y a trois mois, à la suite du neveu parti sans oublier de demander son reste, Lucio avait déjà tenté de réparer la fuite de Giancarlo. Lucio sait toujours les risques qu’il court – ou plutôt ceux que les autres courraient s’ils étaient à sa place – et s’en fiche pas mal. « De quoi t’as peur ? » demande-t-il toujours à celui qu’il surprend à hésiter. Combien de fois l’ai-je ainsi entendu affirmer, le menton haut et la connaissance de soi certaine : « Moi, j’ai pas peur de prendre des coups. Non ho paura di fare a cazzotti. » À l’entendre, il ne doit qu’à la ruse, qu’à la détermination et au travail, ses grandes et ses petites victoires devant un monde trop souvent tourné contre ses intérêts et sa conception de l’existence. Lucio, tu te trouves toujours des montagnes à gravir et des châteaux à sauver des flammes. Est-ce une façon pour toi de te prouver que tu es encore en vie autant que tu le fus, il y a longtemps, et qu’il y a encore dans le monde de quoi laisser ta trace, de quoi combler un furtif mais profond désir jamais avoué de reconnaissance et d’immortalité ? C’est ainsi qu’un matin, entre le récit d’une aventure de la veille et un rire essoufflé, comme s’il ne s’agissait de rien d’autre qu’un détail, sans crier gare, il crut bon de m’informer : « Tu as failli me perdre, tu sais. »
Le jour de la chute de Lucio, je n’étais pas là pour voir l’échelle vaciller, entendre son appel, lui porter secours. C’est lui-même qui me raconta porter la main à son menton et à sa tempe ensanglantée avec l’exaspération de celui qui pose le pied dans une crotte, avec un certain étonnement aussi, comme si tout cela arrivait à un autre que lui, puis s’obliger, avant de perdre connaissance, à trouver assez de force pour combler les quelques pas qui le séparaient du hall de l’immeuble d’où une voisine avait appelé les secours. Il décrivait ça comme d’autres relatent une panne d’essence sur le bord d’un trottoir. Un soir encore frais de fin d’hiver, à l’heure de la sortie d’école, une civière a donc fait son apparition sur la Place sous les cris des enfants. Il paraît que Lucio était trop bien tombé pour que ce soit vraiment grave. Il avait été vite soigné, et moi, je n’ai jamais très bien compris si j’avais réellement failli le perdre, ou si ce n’était là qu’une de ses histoires noyées de parures au détour desquelles il assouvissait son amour des contes et des légendes, son besoin de dire, de peindre et d’orner le plus commun des quotidiens. Ainsi, pour rien, parce que ces mots m’avaient impressionné, parce que j’avais mis un certain temps à comprendre ce qu’ils voulaient dire, comme une sentence que l’on se remémore le regard perdu à scruter le vague, il ne s’est pas écoulé un jour, me semble-t-il, sans que la voix de Lucio me prévienne une nouvelle fois : « Tu as failli me perdre, tu sais. »
Depuis l’accident, le toit de Giancarlo est devenu une obsession, Lucio ne pense qu’à ça, à ces quatre ou cinq tuiles mal placées et à cette ouverture mal calfeutrée qui passeront évidemment un nouvel hiver toujours moins rude que le précédent, mais ça ne m’empêche pas de l’écouter, chaque matin, me raconter les ruines, la poussière et les fêlures, les petits cons et les vieux incapables, tout ce qui pour moi n’a pas tant d’importance, mais qui pour lui semble révélateur de bien des vérités et fait sursauter un je-ne-sais-quoi du sens du devoir, du goût des choses bien faites, du mépris de la médiocrité et de la négligence ; « Je ne renonce à rien », ne manque-t-il pas de signaler, en verdict ou en avertissement. Et je souris d’un sourire qu’il croit moqueur. Il ne sait pas qu’en secret, sans le vouloir, sans même m’en rendre compte, par un vieil automatisme qui continue de trouver sa place en moi, j’élabore des plans, je signe des contrats, j’affrète des navires et je suis prêt à me rendre sur place pour résoudre le problème de l’acheminement des tuiles neuves jusqu’au village.
3.
Dans Fermagina, on s’active dans les restes d’ombre, sans bruit, on se hasarde hors des murs des maisons, un geste de la main ou une inclinaison de la tête suffisent à se saluer. Un mouvement plus vif ou un échange trop animé risquerait d’abîmer une fraîcheur trop précieuse en cette saison.
On ne se demande pas comment on va. On se connaît trop bien pour ça. On se devine des pieds à la tête. Si on a des problèmes, on les raconte sans détour ou les autres en parlent pour nous. Une tasse d’Armando dans la main, les yeux jaunis des plus vieux hommes et la peau épaisse et sinueuse prématurément ridée des autres en disent bien plus long que toutes les politesses d’usage. On se confie, on se regarde, on commente la vie et on s’étonne de si mal la connaître, d’en être encore surpris, même ici, où il ne se passe rien. Seuls les rares enfants qui ne sont ni dans les bras ni à l’école ont déjà le droit de courir dans les rues. On murmure. Aucune voix ne s’élève, rien ne couvre les cymbales des cigales au-dessus de nos têtes.
Après les plaintes, les reproches et les remontrances, ce sont les nouvelles, celles de la journée qui commence ou de la veille encore proche. Les souvenirs ne vont pas plus loin, les projets ne s’étendent pas au-delà de vingt-quatre heures. Sur la Place, les allées et venues des femmes sorties du lit, leur volonté sous le bras, leur air décidé vers on ne sait quelle affaire, leurs regards que les plaisanteries tant attendues de la gouaille de Lucio ne manquent pas de fleurir. Ceux qui ne travaillent pas en ville sortent prendre l’air après leurs premières activités de la journée — préparer les enfants pour l’école, débarrasser la cuisine, redresser la branche d’un arbre, remplir un formulaire ou fumer à l’ombre, puis arracher quelques mauvaises herbes ou récolter quelques aromates pour le repas de midi. Certains groupes reviennent du port et comparent leurs achats du jour. Les vieilles sont déjà assises devant leur porte. Le bus des plus grands est déjà parti au collège. Certains volets ne sont pas ouverts, et l’on y devine une nuit qui n’est pas encore achevée. Comment apprendre à vivre ici ? Je n’ai ni l’habitude du silence ni celle de la tranquillité.
Le village, ce n’est pas seulement la Place, mais c’est tout comme. Les sons de toutes les rues s’y retrouvent et s’y perdent en affluents dans un estuaire. Il ne se passe pas un jour sans que chacun la traverse, avec ou sans autre raison que celle de la saluer, de la voir, d’y faire halte, ne serait-ce qu’un instant. Les uns et les autres s’attardent progressivement autour des souches d’Armando. Secrètement, entre deux conversations, je crois que nous avons tous déjà joué au jeu de celui qui, scrutant un pan de mur ou l’ombre d’une branche au-dessus de nos tables, parviendra le premier à saisir des yeux la course du soleil. Et au tournant d’une réplique, soudain, le voilà, celui que je guette, un vent qui se lève, une balle qui rebondit tout d’abord, puis un cor de chasse, une bourrasque un peu trop soudaine qui fait claquer une grand-voile mal tendue : Lucio rit trop fort, son rire résonne et prend au dépourvu, on se retourne pour savoir d’où il vient quand bien même sait-on depuis longtemps le reconnaître. Lucio rit de rien, de presque tout, avec une sincérité égale, que ce soit drôle pour de vrai, seulement amusant, ou même un peu raté. Un gosse, me dis-je, et j’envie ce rire qui ne fait pas semblant.
Comment me souvenir de ce que je suis venu chercher ? L’ai-je oublié ou bien, comme tant d’autres, ne l’ai-je tout simplement jamais su ? Je ne veux plus savoir ce qui m’a conduit ici, même si ce voyage devait être le dernier. Plutôt que d’en comprendre les raisons, je préfère sentir sous mes doigts le verre froid qui se réchauffe : bien mieux que moi, les autres savent et ignorent à ma place. Je n’attends donc rien de ce matin, qui à peu de choses, à si peu de choses près, reviendra demain semblable à lui-même. Je cherche maintenant à demeurer le plus immobile possible à l’intérieur de moi au risque d’y faire déborder un récipient trop plein. J’ignore l’âge du village, les détails de son passé, la superficie de son île. Dorénavant, les lendemains sont sûrs et c’est tant de choses déjà. »
Extraits
« J’ai vite choisi de laisser faire les enfants. J’ai confiance en leur écoute, en leur curiosité, peut-être aussi en leur peur de décevoir, certainement plus grande encore que la mienne. Ils ignorent ce dont ils sont capables. Pour le reste, ils n’ont pas besoin de moi.
Ils me regardent. L’audace me prend de leur inventer des histoires pour leur faire mieux comprendre les leçons difficiles. Je leur apporte des textes que j’aime, que je tire parfois des livres de ma chambre. Un exercice réussi, c’est une victoire, mais ça ne veut rien dire. Je répète aux plus rebelles, aux plus futés, que l’école a ses règles, qu’ils se fatigueront précocement à ne pas vouloir les jouer un temps. Je sais pourtant que cette révolte n’est pas dérisoire, combien elle leur permettra de goûter ce que les autres voient mal. Se fondre dans le moule sans rien perdre de sa forme, c’est l’amer passage pour entrer dans la vie. Les grands enfants ne le comprennent que trop bien pour l’accepter facilement. » p. 110
« – C’est drôle… Ici, à Fermagina, je suis le plus jeune des doyens. Le plus jeune, parce que je ne suis encore qu’un nouveau venu pour eux. Comme toi. Un jour ils l’oublieront, mais pas encore. Les gens m’accueillent, se confient à moi. Ils aiment ma compagnie, mes plaisanteries. Il faut toujours essayer de se montrer heureux, quitte à faire un peu semblant. C’est ma mère qui m’a appris ça. Chacun a quelque chose à m’apprendre. Je noue des morceaux d’amitié avec tous. Peut-être parce que je suis loin de ceux que j’ai rencontrés et qui ont vraiment compté pour moi. Tu verras, ça arrive à tout le monde. J’en ai revu certains. »
p. 166-167
À propos de l’autrice
Espérance Garçonnat © Photo DR
Espérance Garçonnat est née en 1998. Pas d’ici est son premier roman. (Source : Éditions Rivages)
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