Prends garde à toi

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Marie est étudiante en droit à Paris-Assas. Entre les cours, elle tente d’oublier Antoine dans les bras de Clément, compagnon de sorties et de lit. Tout va pour le mieux jusqu’au jour où elle constate qu’elle est enceinte et qu’il est trop tard pour avorter.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’enfant qui n’était pas attendu

Dans ce second et court roman, Manon Fantou raconte comment une étudiante en droit à Paris entend profiter de son séjour pour faire la fête et oublier un premier amour. Jusqu’au jour où elle se retrouve enceinte sans l’avoir voulu.

Dans ce fragment de vie qui oscille entre les couloirs d’une maison de retraite et les amphithéâtres d’Assas, Marie se débat contre les fantômes de sa lignée. Une bassine blanche en plastique, posée sur le lit de sa grand-mère, annonce déjà la défaite. Pendant que les hommes brillent par leur absence, les femmes de sa famille s’enlisent dans des vies qu’elles n’ont pas choisies. Mais Marie, elle, a vingt-deux ans et Paris la rage de ne pas reproduire leurs erreurs.
Antoine l’a quittée, qu’importe. Elle fuira la soirée où il doit être pour se jeter dans un week-end d’intégration sans saveur. Entre les parties de Uno et les danses mécaniques sur Around the World, elle découvre un nouveau monde : celui des MacBooks rutilants et des cols roulés ajustés. C’est là qu’elle le voit, Clément, aristocrate aux Gauloises vintage et au nez aquilin. Il la mitraille au paintball, et quelque chose s’éveille.
Son corps adolescent se rebelle encore, parsemé d’acné comme une carte du tendre à l’envers, mais son désir, lui, a la précision d’une arme. Elle qui trouvait jadis des trèfles à quatre feuilles sans même les chercher, guette maintenant les regards de Clément durant les cours. Son désir ne va pas tarder à s’assouvir, leurs corps vont se toucher, leurs peaux se mêler. La vie est belle !
Mais quand Marie est nauséeuse, elle se dit qu’elle est peut-être enceinte, ce qu’un test de grossesse et une consultation vont confirmer. Ainsi que le dépassement du délai autorisé pour avorter. C’est alors qu’un vrai malaise s’installe.
« À la rentrée, on a rendez-vous avec notre directeur de master. Il a été prévenu de ma grossesse. (…) Par réflexe, je dis que c’était un accident, que ce n’était pas prévu. Ma mère m’interdit de dire ça — ça ne regarde personne, je n’ai pas à me justifier sur ma vie privée et encore moins sur ma vie sexuelle —, elle a raison et pourtant je le dis quand même. Le professeur G. répond que je ne dois pas m’inquiéter pour mon passage en master 2, et Clément non plus. En sortant, on n’est pas sûrs d’avoir compris. Ça alors ! Il a bien dit ça. Je suis si soulagée. On est certains de passer. Clément ne réagit pas, puis annonce qu’il compte bien mériter son passage : c’est l’année la plus dure à avoir, alors que des enfants, tout le monde en a, même les débiles. Ce serait trop facile. Je tire mon pull vers le bas, mal à l’aise. Je n’avais pas l’impression de faire un hold-up avec mon ventre. »
Entre deux époques, entre deux hommes, entre deux classes sociales, Manon Fantou joue une partition subtile. Sa petite musique associe le désir et l’ambition, la chair et les rêves d’avenir. Le tourbillon dans lequel elle nous entraîne pose la vraie question qui n’est pas de savoir qui elle choisira, mais ce qu’elle deviendra.

Prends garde à toi
Manon Fantou
Éditions du Mercure de France
Roman
140 p., 00 €
EAN 9782715264953
Paru le 9/01/2025

Où ?
Le roman est situé en France, à Paris ainsi qu’à Dinan et Pessac

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Étudiante en droit à Assas, Marie profite de la vie parisienne : elle sort, danse, boit, s’amuse, séduit les garçons… Sa liberté fait son charme. Même si elle a du mal à oublier Antoine, l’un de ses ex, elle se laisse draguer par Clément. Avec lui, elle rit et s’épanouit. Entre eux s’installe une grande complicité, notamment sexuelle.
Le jour où Marie s’aperçoit qu’elle est enceinte, son existence prend un tour nouveau. Il est déjà trop tard pour avorter. Clément accepte cette paternité surprise. Autour d’eux, on se réjouit. Marie n’a pas le choix : elle doit répondre aux injonctions et être heureuse. Prise au piège qui la prive de sa jeunesse et de son insouciance.
Mais la vie réserve toujours des surprises…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com


Manon Fantou présente « Prends garde à toi » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« PARTIE I
Prends garde à toi ! Pendant que les vieux matent un DVD de Carmen dans la salle commune, on installe ma grand-mère dans sa chambre avec ma mère et Nina. Une bassine blanche dépasse du matelas, une sorte de moule en plastique en forme de fesses. Je me demande si Mamie l’utilisera bientôt, et ce que ça lui fera que des inconnus lui touchent le sexe. « Sexe », un mot qu’elle ne prononce pas, qu’elle retient dans sa bouche comme un sac d’aspirateur retient la poussière. Attention à ne pas en mettre partout. « Sexe ». Ou peut-être qu’à son âge elle s’en fout de le montrer et qu’on le lui touche, au point où elle en est. Avec un peu de chance l’idée l’excite même un peu. Si seulement. Je scrute la pièce – un endroit qu’elle va bientôt connaître par cœur, Mamie. Si seulement pour elle.
Le fauteuil rose, la table de chevet, le guéridon… Je touche un à un tous les meubles qui viennent de sa maison et qu’on a emportés avec elle. Ce matin, ils étaient encore là-bas, à Dinan, enfoncés dans de la moquette ou dans un tapis. Ça fait bizarre de les retrouver sur du lino, de voir le guéridon sans sa statue de femme en bois. On a posé à la place un téléphone fixe de la maison de retraite, un téléphone noir aux touches énormes sur lequel est scotché un numéro. Celui auquel on peut désormais la joindre.
Il faut savoir que l’ancienne ligne est toujours active, puisque mon grand-père est resté à Dinan. Là-bas la vie suit son cours. Il ne vient pas avec ma grand-mère. Pas pour des raisons économiques, non. C’est juste qu’il n’en a pas envie. Après tout, il n’en a pas besoin, lui. Il n’est pas tombé. Il est en pleine forme, même si un peu moins aujourd’hui. Pas assez pour assister à l’emménagement. Sa présence se résume à une photographie de lui, encadrée et posée en évidence sur la table de chevet. Il sourit à ma grand-mère, à nous toutes.
Ça dérange moins mon grand-père d’être séparé de sa femme que de sa maison. J’ai envie de jeter la photo par la fenêtre, j’espère qu’il mourra le premier.
Ma grand-mère s’approche de son nouveau lit, un lit médical une place, posé parmi ses vieux meubles. Elle s’allonge toute habillée avec sa canne, en plein après-midi, l’air vaincue. Elle abandonne. Elle capitule devant nous, ses petites-filles et sa fille.
Mon grand-père n’est pas là. Mes trois oncles ne sont pas là. Mon frère non plus d’ailleurs n’est pas là.
Ma mère, elle, redouble d’énergie. Elle range tout pour la troisième fois. Je n’aime pas quand elle fait ça, quand de manière soudaine et imprévisible elle rechute tête la première dans le schéma. Ça fait deux heures qu’elle donne à voir ce qu’elle regrette d’avoir été. Pendant trop longtemps, elle a fait tout ce qu’on attendait d’elle : les bonnes notes, le mariage avec mon père (si incompatible avec elle), puis la première grossesse dans la foulée. C’était écrit que ma mère fonçait droit dans le mur, et elle l’a fait.
Je soupire. Les femmes de ma famille n’ont jamais su choisir leurs mecs. Elles se sont toujours débrouillées pour s’enterrer vivantes.
Si on en parlait, elles me diraient : Toi c’est pas pareil, Marie. Tu es d’une autre génération.
Ou alors : Tu as de la chance, toi, tu vis à Paris.
Ou : Petite arrogante.
Elles seraient capables de me reprocher de faire ce qu’elles auraient pu faire, elles aussi. Tout s’offrait à elles. Rien ne les empêchait d’aller à Paris. Personne ne les obligeait à se marier.
Elles avaient toutes les cartes en mains et elles n’ont pas bien misé. C’est pas plus compliqué que ça. Elles ont mal joué et forcément elles ont perdu.
Couchées !
C’est exaspérant de constater qu’à vingt-deux ans je m’en sors mieux qu’elles.
Prends garde à toi !
Je gère. Même quand ça ne va pas, je gère. La semaine dernière, Antoine est parti et j’encaisse.
Prends garde à toi !
Je ne lui écris pas. Je ne craque pas. Je décide de l’éviter, de marquer le coup. Samedi prochain, il y a cette soirée, cette soirée où Antoine sera et que j’ai vécue mille fois dans ma tête. J’ai répondu « présente » à l’event sur Facebook – Antoine pense que je serai là, mais je n’irai pas.
Prends garde à toi !
Bien sûr que je meurs d’envie d’y aller, de voir Antoine, de vérifier s’il veut vraiment me quitter, s’il est parti pour de bon. Mais je n’irai pas. J’avance. Je choisis d’aller au week-end d’inté à la place, alors qu’à la base j’avais dit non. Zéro motivation pour être coincée avec des inconnus, pendant deux jours et une nuit. Mais je me bouge, je mise sur l’inconnu : ma rentrée, ma nouvelle fac. Je dois rencontrer des gens, coucher avec d’autres gens surtout.
Prends garde à toi !
Après deux jours d’intégration, je rentrerai à Paris dans mon appart, toute requinquée par le sexe, par ma liberté retrouvée, par les promesses du célibat. Antoine sera déjà dilué dans ma vie.
Prends garde à toi !
J’avance. Je suis dans l’action. C’est d’ailleurs pour ça qu’Antoine reviendra.

Dès que j’arrive porte Maillot à six heures du matin, je comprends que ma première intuition était la bonne : je n’aurais pas dû venir.
J’avance dans le car en toisant discrètement les têtes qui dépassent des sièges. Personne n’a l’air très à l’aise. Certains ont déjà sorti leurs boîtes de gâteaux, qu’ils laissent en évidence sur les places vides. Pour créer du lien, une fille brandit un paquet de Pom’Potes avec un brin d’ironie, et ça fait naître un rire tout le long du car. Un rire beaucoup trop fort pour qu’on y croie.
J’étais persuadée que j’allais finir par recevoir un message d’Antoine, qu’il aurait voulu me revoir avant la soirée, pour parler. Il m’aurait écrit et je lui aurais répondu que non, je ne pouvais pas. Une réponse immédiate – je n’aime pas être dans le calcul, il faut rester spontanée. Une réponse pleine de mystère. Quelque chose comme : Je ne peux pas. Retirer la rancœur. Désolée, je ne peux pas. Ne pas s’excuser pour autant. Coucou, je ne peux pas. Éviter la ponctuation, feindre l’ivresse : coucou je peux pas. Rajouter des coquilles : coucou je peux pas‘.
Mais je n’ai rien reçu et je suis coincée dans le car qui s’en va.
Un mec s’empare du micro, étonnamment hilare. Je suis sûre que c’est Benjamin, le mec que j’ai eu au téléphone. Celui qui m’a vendu le week-end d’inté, un lieu surprise avec une activité surprise. C’est bien lui. Benjamin a la bonne idée de crier pour qu’on s’enthousiasme tous. On part à… Monthuchon ! Toute la classe se lève et l’applaudit.
Ne pas se laisser abattre. Je vérifie une dernière fois mes messages – rien – et me lève à mon tour. Il est temps de passer à autre chose, là. Je ne vais pas toucher à mon portable du week-end. De la journée déjà, pour commencer. Je commence mon repérage. La main délicatement posée sur l’appui-tête de devant, je détends mon visage agressé par un spot de lumière blanche. Qui est chopable, ici ? J’esquisse un léger mouvement de lèvres qui signifie « je m’amuse, mais j’en ai vu d’autres » et tourne lentement la tête de gauche à droite.
Je comprends que le week-end va être long.

Je plonge un gobelet dans un seau rempli de rhum et de jus d’orange premier prix. Pour ça, je ne suis pas dépaysée par rapport à Nanterre. Ce qui change dans cette nouvelle fac, c’est que je suis la seule à boire vraiment. À Assas, rien ne déborde. L’ambiance est sage. Les filles dansent en petite bande sur Wannabe. Les garçons restent assis à jouer au Uno. J’ai l’impression qu’il y avait davantage de tension sexuelle à mes boums de primaire.
J’ai peur de me faire alpaguer par les filles, même si je doute qu’elles connaissent mon prénom. Je m’accroupis dans un coin du salon où j’ai mis mon portable à charger. Une notification. Ce n’est pas Antoine, c’est Morgane. Ma meilleure amie me demande si j’ai des nouvelles. Nope. Je peux lui rappeler les derniers messages ? Je les recopie. Je les compte. Quatre messages depuis son départ. Le dernier date du 9, on est le 23. Ouais…, m’envoie Morgane depuis la Bretagne, essaie de profiter de la soirée quand même. Le « quand même » me plombe pour de bon.
UNO ! Les mecs de ma classe hurlent en montrant leurs cartes d’enfants. Je reste blottie à côté de la prise. Au moins, malgré tout ce qu’on dit sur Assas, je ne crois pas avoir devant moi le terreau de l’extrême droite ou des gudards. Autour de la table, pas de gros bras, pas de skinhead. Des cheveux soignés et tirés en arrière. Des têtes blondes, des chemises Ralph Lauren, ou un logo équivalent, pour la plupart. Je ne compte qu’un mec aux cheveux ras, un petit brun emmitouflé dans sa veste matelassée – il a froid. Sa veste bleu marine fait aristo. Il a posé devant lui un paquet bleu et blanc de Gauloises. C’est rétro, les Gauloises, mais ça ne fait pas peur. C’est le vintage façon Jean Gabin. Je les associe à mon oncle Bernard, son fantasme inavoué pour Steve McQueen et ses répliques sorties des Tontons flingueurs. Tout ce qui ne me concerne pas et m’ennuie profondément.
Around the World. Les filles tiennent bon. Around the World. Around the World. Leur danse consiste à passer d’un pied à l’autre, d’un pied à l’autre. Around the World. Around the World. J’admire leur persévérance. Around the World. Around the World.
Marie ! Perdu. L’une d’entre elles connaît mon prénom. Around the World. Je lui désigne mon portable en m’excusant, je feins d’être sur une urgence. Around the World. Pourvu qu’elle ne vienne pas me chercher. Je ne lui en voudrais pas, cela dit. Elle doit mourir d’envie de s’échapper de ce moment. Around the World. Around the World. Je baisse la tête. Je n’ai vraiment pas envie d’y aller. Une danse triste et froide comme le carrelage, on en sort rarement valorisée. Il vaut mieux rester accroupie, laisser les fourmis s’emparer de mes jambes quitte à être bloquée définitivement. Mon écran ne s’allume pas. Il reste inchangé et impassible dans mes mains, à l’exception de l’icône de la batterie qui se remplit et se vide, se remplit et se vide. Ce mouvement me détend.
Marie ! L’excuse du téléphone ne suffit plus. Je pointe du doigt mon gobelet et m’enfuis dans la cuisine en boitant.

On n’est quand même pas venus pour beurrer les sandwichs ! J’avais vu juste. Tonton Bernard.
En enfilant ma combinaison, je fusille Benjamin du regard. La surprise promise, la surprise pour laquelle il nous a réveillés à huit heures alors que je comptais sur une grasse matinée pour que le week-end passe moins lentement, la surprise… c’est du paintball !! Euphorie générale. Une partie dure deux heures, sauf si on est à court de munitions, évidemment. Benjamin rit. Pour que ce soit plus juste, dit-il plus sérieusement, il a mis autant de filles dans les deux équipes. Décidément, Benjamin… Les garçons secouent les armes factices, en mimant un air blasé et puissant. Il y a encore deux minutes, ils répondaient qu’ils n’avaient jamais fait de paintball, que c’était leur première fois. Les filles soupirent de soulagement d’être avec eux. Rien ne va. Il se met à pleuvoir.
Derrière la grille de mon casque, je découvre le Go Park, qui ressemble à un terrain vague avec des amas de matériaux partout. Je me demande si ce sont des spots pour se cacher ou juste des tas prêts à partir pour la déchèterie. En voyant le fer rouillé, je penche pour l’option 2, puis me dirige vers un ventilateur géant. C’est un groupe électrogène, je dois être hors circuit. Je n’entends que le bruit du moteur et décide de chercher les rires. Je m’élance dans un no man’s land et manque de tomber. C’est bien un choc que j’ai reçu à la jambe. Je suis touchée. C’est lui ou elle, là-bas. Je me rapproche et tire vers la silhouette qui me mitraille. Ta-ta-ta. J’ai mal, je me fais percuter comme un lièvre, je ne peux plus avancer. Ta-ta-ta. Les bras, le ventre, les jambes. Ta-ta-ta. Mon sexe, j’ai été touchée au sexe. Ta-ta-ta. Quel jeu de merde. Ta-ta-ta. Quelle idée de merde, Benjamin. Ta-ta-ta. Je n’ai plus que mon doigt pour appuyer sur la gâchette. Ta-ta-ta puis clic. Clic en face. Clic. J’ai fini mes munitions et lève les mains comme on m’a dit de faire. Mon adversaire m’imite. On se déplace les bras en l’air jusqu’à l’accueil, on retire nos casques. Mon sniper ne semble pas étonné de me voir, c’est le petit aristo aux Gauloises. Je suis plus en forme qu’hier, sourit-il.
Il ne me regarde déjà plus. Il s’appelle Clément.

À Paris, mon cœur bondit dans le G20 : Antoine m’appelle. Il veut récupérer un bouquin de socio. Aucun problème, il en a même un second qui traîne chez moi. Je regrette aussitôt d’avoir grillé une excuse pour lui écrire. Je cours jusqu’à mon appart, chope Guerre et Paix, l’ouvre au milieu et le retourne sur la table, bien en évidence pour le moment où Antoine entrera. Bien sûr qu’il ne me dérange pas et bien sûr que je me souviens qu’il adore ce roman, je dirai, les jambes encore un peu engourdies par ma lecture en tailleur. J’avancerai vers lui pour lui faire la bise.
Cette bise qu’on n’a jamais faite car, dès le premier soir, ç’avait été le baiser où la langue se tend et se relâche. J’étais venue à Science Po pour écouter une amie qui faisait une conférence. Je l’avais vu, lui, Antoine, sur l’estrade, et deux heures plus tard, dans un bar, je l’embrassai. Ses cheveux longs et bruns, je les touchai. Et sa voix grave, elle me faisait rire désormais, et elle riait avec moi. C’était un baiser plein de rires, ce premier baiser avec Antoine. Voilà ce qu’on se dira quand il reviendra et que cette bise résonnera à peine. On n’en veut pas de cette bise minable qui ne mouille même pas la joue. On veut beaucoup plus, on veut comme avant. On refera l’amour.
Mais Antoine ne passe pas.

J’ai mal en mettant mon soutif. Je me tords devant mon miroir. Des boutons ont surgi dans mon dos, comme au collège, peut-être même pire. Les plus nombreux sont plats et rouges, ils prennent toute la place de la nuque aux reins. Mais ceux qu’on remarque d’abord, ce sont les énormes, vert-blanc au bout, sur le point d’exploser. Aujourd’hui j’en ai quatre, quatre et demi. Je me contorsionne, je serre ceux que je peux attraper, en bas du cou ou près des hanches, avec le pouce et le majeur. C’est dur comme du béton. Il n’y a rien à faire qu’à attendre, je sors les produits. L’Efflacar K c’est même pas la peine, c’est déjà pas assez efficace pour mon visage. Je mets des pschitt d’antiseptique pour assécher, pschitt pschitt la Biseptine, un coup de coton ou de PQ. Je tartine comme je peux une pâte blanche, du Curaspot (le nom résume bien mon ambition), qui reste après la douche et décolore mes draps. Ça la fout mal si je ramène un mec. En même temps, si ce dernier comprend ce qui est arrivé à mes taies d’oreillers, ça veut dire qu’il est passé par là, lui aussi. Mais sûrement pas à vingt-deux ans, pas à la fac. Que faire ? Je ne vais pas choper quelqu’un avec un dos comme ça.
On me conseille de changer de pilule. Le nouveau nom sonne bien, il ressemble à celui de la Petite Sirène. Enfant, j’avais le Polly Pocket, que je partageais avec Arthur. Mon frère avait rapidement perdu Ariel dans un parc. Avec ma sœur qui ne marchait pas encore, on avançait tous les trois à quatre pattes en caressant l’herbe. Nina avait déterré plein de trucs, généralement non autorisés. À l’époque, notre nounou nous appelait les « nez sales ». On répondait : C’est celui qui dit qui l’est, comme elle nous l’avait appris. On n’a jamais retrouvé Ariel, même en repassant les jours d’après. À la place, je suis tombée sur mon premier trèfle à quatre feuilles. À chaque recherche, j’en cueillais un nouveau. J’en ai mis des tonnes sous plastique. Un pour ma mère. Plus tard je lui dégotterais même un fer à cheval en tapant simplement du pied dans une ferme. Sous la poussière, un fer. Un autre trèfle pour ma nounou. Un autre pour ma maîtresse. Ça lui avait sacrément fait plaisir, à Mme Leray. C’est rare, un trèfle à quatre feuilles. C’est précieux. Moi, il suffisait que je m’accroupisse dans le parc pour en voir un. J’étais chanceuse et c’était devenu normal. On s’habitue vite à la fortune.

À Nanterre, j’ai eu du mal à assumer mon MacBook, pendant toute ma licence. À Assas, même dans le cursus de criminologie, tout le monde a un modèle plus récent que le mien. Les cours sont éclairés par les petites pommes, rythmés par les caresses sur les claviers fins.
Seul Clément prend des notes à la main. Quelques phrases, au stylo-plume. Ses mains robustes changent doucement de cartouche. Il reprend, se penche furtivement sur sa feuille à carreaux. Un grand nez aquilin, ce genre de nez qui donne envie d’y laisser son empreinte. Des lunettes marron clair vintage. Un col roulé noir, près du corps. On devine des muscles fins autour des épaules. Il a un bon style, en fait, le petit aristo quand il retire sa veste. Clément dégage quelque chose de sexy, quelque chose qui fait que même assise je pense à mes jambes. Une fille de ma classe me confiera plus tard qu’elle aime bien ses cheveux qui grisonnent sur les côtés, déjà, à vingt et un ans. Moi, je préfère ses oreilles. Elles ressemblent aux images qu’on touchait dans les livres de l’école, à des coquilles d’ammonites. Juste avant de le regarder, je croise fort mes cuisses pour être certaine de ne pas bouger. Un pied bien appuyé au sol. Je sais que lui ne bougera pas. Je serre, je maintiens. Nos yeux se croisent. Sa main continue d’avancer sur sa feuille. Puis il regarde le prof. C’est fini. Je desserre et expire.

À la fin d’une soirée, Clément me retient. On va coucher ensemble. Je trépigne sans rien montrer. J’en meurs d’envie depuis que je l’ai aperçu en arrivant chez Jeanne. Clément m’a proposé sa chaise, que j’ai refusée, puis m’a rejointe sur le canapé. J’ai senti son parfum.
J’ai un nouveau fantasme : Clément. Il me raconte son été à Bordeaux avec des mots de vieux. Galopin. Chartreuse. Picon. Des mots que je ne connais pas, c’est nouveau pour moi. Clément est aphrodisiaque. Son style soigné, je veux le défaire. Son corps savonné, je veux le lécher. Et ses muscles entretenus, je me dis qu’ils devraient déjà être en train de me coincer. »

Extrait
« Par réflexe, je dis que c’était un accident, que ce n’était pas prévu. Ma mère m’interdit de dire ça — ça ne regarde personne, je n’ai pas à me justifier sur ma vie privée et encore moins sur ma vie sexuelle —, elle a raison et pourtant je le dis quand même. Le professeur G. répond que je ne dois pas m’inquiéter pour mon passage en master 2, et Clément non plus. En sortant, on n’est pas sûrs d’avoir compris. Ça alors ! Il a bien dit ça. Je suis si soulagée. On est certains de passer. Clément ne réagit pas, puis annonce qu’il compte bien mériter son passage : c’est l’année la plus dure à avoir, alors que des enfants, tout le monde en a, même les débiles. Ce serait trop facile. Je tire mon pull vers le bas, mal à l’aise. Je n’avais pas l’impression de faire un hold-up avec mon ventre. » p. 70

À propos de l’autrice
Manon Fantou © Photo Philippe Delacotte

Manon Fantou est avocate. Elle a publié deux romans, Les confidentes (2022) et Prends garde à toi (2025). (Source : Éditions du Mercure de France)

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