Rivages lointains : un merveilleux premier graphic novel pour anais flogny

Par Universcomics @Josemaniette

 Vous aimez les grandes histoires de mafia et de gangsters, les ambiances typiques de l'Amérique de l'entre-deux guerres, feutre mou sur la tête et costume trois pièces de rigueur ? Bienvenue à Chicago, en 1938, là où et quand commence le splendide album d'Anaïs Flogny intitulé Rivages lointains. Très vite, nous faisons la connaissance de deux personnages que tout sépare en apparence. Jules est un jeune livreur italien qui a débarqué aux États-Unis dans l'espoir de faire fortune, ou en tous les cas, de vivre une vie meilleure que celle qui l'attendait chez lui. Alors qu'il n'est que simple livreur dans une petite échoppe, il fait la rencontre de Adam Czar, un immigré polonais qui est devenu un des maîtres du trafic d'alcool clandestin et qui ponctionne régulièrement les commerçants de son quartier, en leur réclamant ce qu'on appelle le pizzo. C'est-à-dire une somme d'argent à verser régulièrement, en échange d'une protection contre des ennuis qui ne manqueraient pas de vous arriver, si vous cessiez de payer. Le gamin tape dans l' œil de son aîné, à la fois parce qu'il est très motivé et n'a pas sa langue dans sa poche, mais aussi parce que physiquement, il lui plaît. Les deux sont en effet homosexuels et vont devenir assez rapidement des amants, mais aussi des associés. Jules commence comme simple adjoint, fait ses preuves et peut alors gravir les échelons, qui vont l'amener à prendre toujours plus de responsabilité et à se mêler toujours plus aux extorsions organisées par Adam. Ensemble, la paire semble destinée à mettre les mains sur la ville, sauf que la police s'en mêle et qu'un jour tout dérape. Pour Jules, qui est amoureux et consciencieux, désireux d'apprendre et de bien faire quitte à s'oublier, arrive l'heure du choix. Se taire ou parler, la pire des trahisons. Sans négliger le fait que les sentiments, quand on est un garçon qui préfère les autres garçons, ne fait guère bon ménage avec les attentes et les perspectives qu'une trajectoire mafieuse peut exiger. 

Il y a donc une histoire sentimentale à la base de Rivage lointains, mais pas seulement. L'originalité de cet ouvrage, c'est aussi la profondeur des personnages, notamment celle de Jules. Tout d'abord garçon fragile dont le destin se dessine sous l'influence (presque sous la coupe) d'Adam, il devient ensuite une ressource inépuisable et inespérée pour ce dernier et le rapport de force entre les deux finit même par s'inverser : qui a le plus besoin de qui, c'est ce que nous allons découvrir au fil des pages. Il ne faut pas non plus s'attendre à une morale précise. En réalité, Anaïs Flogny s'émancipe de toute idée de nous asséner une leçon. Ses protagonistes sont des criminels et si au départ ils ont encore un semblant de moralité et de code, notamment les mafieux de la vieille école et Jules, qui ne souhaite pas, par exemple, se compromettre avec la drogue (malgré qu'un de ses amis, Eufrosio, le pousse dans cette direction), ils n'ont jamais fonction de modèles. Il faut être réaliste pour réussir dans certains milieux, il n'est pas possible de progresser sans se salir les mains et une fois que le sang a coulé ou que la vertu a volé en éclat, revenir en arrière n'est plus possible. C'est tout, c'est cruel. Le dessin est extrêmement sensible, chargé en émotions, avec une mise en couleur du plus bel effet. Des sépias, des bruns ou des teintes olivâtres absolument magnifiques, qui magnifient des planches où ce sont les personnages qui investissent l'espace à travers les regards, la gestuelle, la violence ou tout simplement les étreintes. Le graphisme épuré permet de débarrasser l'esprit de toute pensée parasite et nous sommes littéralement happés par un récit qui ne connaît ni temps mort, ni temps faible. Il s'agit, paraît-il, du premier livre d'une jeune autrice très talentueuse; pourtant lorsqu'on referme cette bande dessinée; on a l'impression d'avoir lu un petit chef-d'œuvre; appelé à faire date dans l'histoire du genre. Dire qu'il s'agit d'une des histoires les plus touchantes et accomplies que nous avons eu l'opportunité de lire ces dernières années relève de l'évidence.


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