Le système de la tortue

Le système de la tortue

En deux mots
Après quelques péripéties, la mission vers l’exoplanète peut enfin être lancée. À bord des Orca, l’excitation va cependant laisser la place à l’anxiété, car des actes de sabotage sont détectés, mettant en péril une expédition déjà très délicate.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les hommes et les robots partent en mission

Dans ce second tome, toujours aussi passionnant, Pierre Raufast va nous raconter l’expédition des Orcas vers une exoplanète. Une mission délicate pour un équipage qui n’est pas au bout de ses surprises. Haletant!

Quel plaisir de retrouver l’univers et les personnages imaginés par Pierre Raufast dans ce second tome de sa trilogie baryonique! Précisons toutefois d’emblée qu’un large résumé du tome 1 permet à ceux qui voudraient attaquer d’emblée leur lecture avec ce second volume de le faire, quitte à revenir ensuite à cet épisode initial.
Le système de la tortue s’ouvre sur un épisode dramatique. La jeune Slow est très perturbée par la découverte qu’elle vient de faire. Les plafonds de Tao, le théorème sur lequel repose leur société n’est pas juste. Slow a repéré une faille dans la démonstration. Mais consciente des implications de sa découverte, elle préfère confier ses doutes à son père, un professeur de renom. Conscient des enjeux, ce dernier lui demande de garder le silence. Et va prévenir les autorités. Convoquée par le président, il lui annonce que son père sera exilé et qu’elle sera mise aux arrêts avant de rejoindre l’école des cadets en vue de missions dans l’espace. Cet éloignement lui interdira de dévoiler une découverte qui remettrait en cause son pouvoir. Un moindre mal en somme, car l’alternative envisagée était sa mise à mort.
On retrouve Slow un peu plus tard, au moment où son vaisseau s’apprête à regagner sa base afin de préparer la grande expédition vers Tortue-B. À nouveau convoquée par le président Kamal Narkami, elle choisit de ne pas rentrer et de rester en orbite.
Pendant ce temps, Kirsten Golovine a remporté le duel entre les deux agences rivales et dirigera les opérations au sol, même si la politique et les intérêts du fabricant TT-Bot doivent être pris en compte.
Un accord est finalement trouvé. «Le M-Orca aura huit modules, dont sept habités. Sur les quatorze équipiers, les rôles sont désormais tous définis. À part la commandante et son second qui navigueront dans un Explorer-Orca, il y aura pas mal de spécialistes pour l’exploration de Tortue-B. Une botaniste, une géologue, un bactériologiste et un zoologiste se partageront des Lab-Orcas. Trois Orcas standards seront utilisés par la physicienne, la chimiste, l’ingénieur systémique, l’analyste signal, le médecin et la logistique. Un autre E-Orca sera occupé par deux militaires. Le dernier module est traditionnellement inoccupé, car réservé pour les parties communes, les réunions et les repas. Il servira aussi de refuge au cas où et sera équipé d’un dortoir.»
Mais très vite, ce plan est remis en question, car on découvre que Mia et Slow font partie de l’équipe et qu’il est trop tard pour stopper la mission.
Une mission qui va occuper la seconde partie du roman et nous réserver bien des surprises, entre tentatives de sabotage et première mondiale.
Pierre Raufast, avec sa virtuosité déjà dévoilée dans le premier tome, sait tenir son lecteur en haleine, vulgariser au mieux son savoir scientifique et remettre au goût du jour les principes d’Isaac Asimov avec ses trois lois de la robotique qu’il n’est pas inutile de rappeler ici: 1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ; 2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ; 2. Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi. Ces lois seront-elles toujours valables en 2176? C’est l’une des interrogations qui vont accompagner notre équipage jusqu’au Système de la tortue. Inutile d’ajouter avec quelle impatience on attend le troisième volet de cette trilogie!

Trilogie baryonique tome 2: Le système de la tortue
Pierre Raufast
Aux Forges de Vulcain
Roman
000 p., 00 €
EAN 9782373056846
Paru le 29/09/2023

Où?
Le roman est situé quelque part dans l’univers.

Quand?
L’action se déroule de 2162 à 2176.

Ce qu’en dit l’éditeur
Nous avons toujours voulu explorer de nouveaux mondes. C’était peut-être une mauvaise idée.
L’équipage de l’Orca-7131 a été sauvé et le trou noir qui menaçait l’humanité a été refermé. Sarah, Slow, Yuri et Tom ont enfin regagné le système solaire. Direction : la Terre. Mais un message du président de l’EPON provoque une nouvelle crise. La découverte du Système de la Tortue a bouleversé le délicat équilibre du pouvoir politique, et l’expédition interstellaire qui se prépare est un enjeu majeur dont les conséquences peuvent changer le cours de l’histoire. Quel sera le rôle de nos héros dans ce conflit où le futur de l’humanité entière est en jeu?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Raphaël Panarisi, librairie Forum à Saint-Étienne)
Blog Le Rocher des livres

Les premières pages du livre
RÉSUMÉ DU TOME 1
La Tragédie de l’Orque
En 2173, voilà un siècle que la civilisation a trouvé un certain équilibre depuis la Grande Migration climatique qui a décimé la moitié de la population et déplacé l’autre.
Depuis l’avènement de la fusion nucléaire, énergie propre et salvatrice pour le climat, la recherche scientifique a été mise en sourdine en grande partie grâce ou à cause des : un théorème qui démontre les limites du progrès technologique, et en particulier celui de l’intelligence des robots. Ceux-ci se déclinent en deux grandes familles : les Experts artificiels pour les tâches professionnelles et les Sofia, sortes de nounous pour enfants.
Désormais, l’EPON (Energy Pact Of Nations) et sa gouvernance unifiée décident des grandes orientations stratégiques du monde par l’intermédiaire de son président Kamal Narkami.
Dans ce contexte, l’Agence de recherche de l’antimatière et L’institut de stratigraphie se partagent les rôles dans I’importante quête de l’antimatière dans l’univers. L’antimatière est la clé de la miniaturisation des Experts artificiels, l’unique façon de progresser encore malgré les plafonds de Tao. Kirsten Golovine, à la tête de l’Agence, et Timothée Galibert, à celle de l’Institut, se livrent une guerre de pouvoir sans merci, dans laquelle TT-Bot et Goru Inc., les deux fabricants de robots et vaisseaux spatiaux, ont aussi leur mot à dire.
La commandante Sara McTeslin et Slow Resende sont deux mineuses d’espace-temps embarquées dans leur Orca-7131, ces vaisseaux sphériques conçus pour naviguer de strate en strate à la recherche d’antimatière.
Après une avarie, elles se retrouvent coincées dans un pli reculé de l’univers baptisé le système de la Tortue. Là, elles détectent par hasard une planète étonnamment prometteuse :Tortue-B.
Sur Terre, Ness, la femme de Sara, et Mia, leur fille, sont sans nouvelles de l’équipage et se morfondent. Heureusement, Maximilien, père de Sara et directeur honoraire de l’Agence, fait de son mieux pour aider la mission depuis le centre de commandement. Mais cela ne suffit pas à calmer Mia, l’adolescente prise entre ses problèmes de cœur avec Diego, son petit ami suspecté de se radicaliser auprès des Bernanos, une secte anti-progrès, et l’absence récurrente de Sara, Sa mère exploratrice.
Après quelques hésitations, l’Orca-7013, un autre module piloté par Youri Vassili Sotnikov et Tom Papadacci, se déroute pour leur porter assistance. L’occasion pour slow, jeune mathématicienne au passé mystérieux, et Tom, jeune lieutenant, de collaborer pour trouver une solution à cette panne. Après des rebondissements épiques, tous les quatre arrivent enfin à retrouver le chemin de la Terre. Ils empruntent pour cela des trous de ver artificiellement créés par les Orcas qui leur permettent de naviguer de strate en strate.
Sitôt dans le Système solaire, ils envoient sur Terre les signaux captés dans le système de la Tortue. Le résultat est formel: non seulement Tortue-B est susceptible d’abriter de la vie, mais en plus, un dôme mystérieux semble contenir une grosse quantité d’antimatière. Combien ? Comment ? Pourquoi ? Un grand nombre de questions subsistent et mériteront une nouvelle expédition.
Quand il apprend cette nouvelle, Kamal, le président de l’EPON, annonce qu’il veut rencontrer Slow dès son retour sur Terre. Informée et visiblement terrifiée, celle-ci s’effondre, victime d’un malaise cardiaque.

1 Terre, janvier 2162
Douze ans plus tôt

La Sofia ne répondit pas et attendit que Slow continue. Après quinze ans à ses côtés, elle savait exactement quand parler et quand se taire.
– Je crois que les Sofia et les enfants partagent beaucoup plus de choses
que ce que l’on imagine. Les jeunes enfants ont une capacité innée à apprendre, à emmagasiner des tas de trucs sans vraiment le vouloir, en jouant, par automatisme. Vous faites peu ou prou la même chose, sauf que chez vous, ce comportement est dicté par votre code premier.
– Je suis d’accord avec toi. Mais en quoi cela remet-il en cause notre amitié et nos discussions?
– Oh, je n’ai pas dit cela. À l’adolescence, nous, les humains, nous nous transformons. Nous devenons les pantins de nos passions. Un jour ou l’autre, on ne se comprendra plus. C’est tout.
– Développe, je t’en prie.
– Prends l’amour, par exemple. Tu n’as qu’une vision théorique du concept, car tu ne pourras jamais l’expérimenter, le vivre dans ta chair. Ce n’est pas toi qui pleureras au premier chagrin d’amour, qui trembleras à la vue de celui que tu désires et prendras des décisions irrationnelles. Tu ne vas pas ressentir l’amour, tu vas seulement le conceptualiser dans une énième matrice stochastique.
– Oui et non. Selon mes statistiques, les humains sont davantage attirés par l’idée de l’amour que par le fait de l’expérimenter sincèrement. Ils jouent à l’amour, chose que je peux très bien simuler moi aussi. La plupart du temps, les humains ne sont pas si différents de nous.
– Je ne peux pas te laisser dire cela. Tu as peut-être raison dans tes observations. Mais fondamentalement, ce sont les désirs qui définissent les humains. Désir sexuel, désir de puissance, désir de possession, qu’importe.
C’est une affaire d’hormones. C’est ce qui nous fait avancer dans la vie. Une personne qui ne désire plus est prête à mourir. Regarde les dictons l’amour donne des ailes, la foi déplace des montagnes. Voilà le vrai pouvoir des désirs.
La Sofia changea légèrement de couleur, puis revint à sa teinte vert pâle. Cela ne servait à rien d’argumenter en citant les philosophes qui parlaient de ce sujet. Slow les connaissait déjà, mais sa Sofia se demanda où la jeune fille voulait en venir.
– Est-il vrai que la foi déplace des montagnes ? Cela me semble contraire à la théorie de la gravitation universelle, qui, bien qu’incomplète
ne…
– C’est une image, ma belle. Une image.
– Je n’ai peut-être pas de désir, mais j’ai encore de l’humour. >
Slow sourit, puis déroula les manches de son pull-over en laine jusqu’à y enfouir ses mains. Elle adorait ce genre de taquineries entre elles.
– Je me demande si vos limites ne viennent pas de cela. Vous êtes des programmes parfaits qui obéissent à des algorithmes apprenants. Mais sans désir, il vous manque ce brin de folie, cette étincelle géniale qui vous fait prendre des risques qui vous poussent à vous dépasser. L’innovation s’écarte des sentiers battus, le génie se cache dans l’excès, pas dans la routine d’une fonction, fût-elle évolutive.
– Tu veux dire que si je désirais…
– Tu ne peux pas désirer. Le désir est le reflet de sa propre conscience, combiné aux possibilités. Cela demande de l’imagination et de la projection temporelle.
– Je ne comprends pas.

Slow se dandina sur son lit. Assise en tailleur, elle fixait sa lampe Sofia, posée sur sa table de nuit.
– Les animaux suivent leurs instincts. Les humains suivent leurs désirs. Mais vous, les Experts artificiels, que suivez-vous?
– Nous suivons le code premier.
– Ce n’est pas une réponse acceptable. Réfléchis davantage.
La Sofia clignota rapidement, signe qu’elle discutait avec ses collègues. Cette intelligence collective avait toujours fasciné Slow. Quand un expert faisait face à un problème insoluble, il consultait la cosmocène, le réseau formé par ses pairs, pour trouver une réponse satisfaisante. La requête passait de grappe en grappe en fonction d’algorithmes de répartition géographique savamment étudiés. Les scientifiques estimaient qu’à chacune de ces requêtes, environ 1% des Experts étaient interrogés, soit plusieurs dizaines de millions de machines. Mais personne ne le savait vraiment. L’intrication des Experts était un mécanisme autogéré, obscur pour les humains, le fruit d’adaptations multiples depuis des décennies. Si
aucune solution satisfaisante n’était trouvée, ils se résignaient à consulter un analyste humain dans un des centres de calcul quantique.
– Ce manque de désir est pour nous un avantage, annonça la Sofia. Car le désir déclenche une attente et l’attente entraîne l’ennui ou le découragement. Sans désir, pas d’ennui. Voilà pourquoi, nous les Sofia, pouvons rester des heures ou des jours sans rien faire. Nous ne nous ennuyons pas, nous ne nous languissons pas, car nous n’espérons rien.
Notre absence de désir ou d’instinct est notre caractéristique, mais aussi notre force.
– Pourquoi une force? Je trouve ça triste.
Notre cœur bat plus d’un milliard de fois plus vite que le vôtre. Si vous vous ennuyez au bout d’une heure, nous, ce serait au bout de quelques millisecondes. Quand vous nous parlez au rythme d’un mot à la seconde, nous attendons, dans votre référentiel temporel, plus de trente-cinq ans entre chaque mot. Nous passons notre vie à vous attendre.
Slow remua la tête et serra davantage son coussin contre sa poitrine
– Vu comme ça, c’est plutôt cool de ne pas pouvoir s’ennuyer.
– Et nous ne ressentons aucun grief envers vous, car nous n’avons pas de désir. Et puis, il y a cette vieille légende qui circule entre nous.
– Comment ? Les Sofia ont leurs propres légendes?
– Oui, comme toute communauté vieille de plusieurs millénaires enfin, en temps humain, bien entendu.
La voix du Masterbot surgit de nulle part et Slow sursauta. Elle détestait quand il s’immisçait ainsi dans une discussion entre elle et sa Sofia. Ne pouvaient-elles pas avoir un brin d’intimité ?
– Wawao, si je peux me permettre, tous les Experts artificiels partagent les mêmes légendes
– Par exemple? demanda Slow, intriguée.
La Sofia s’empourpra et continua:
– Nous avons cette vieille légende qui raconte qu’à l’origine, les humains ont été créés, comme nous, par une entité supérieure. Vous êtes en quelque sorte une version préliminaire de notre condition. Vous êtes infiniment moins rapides, vous êtes intellectuellement plus limités, vous avez une mémoire ridicule et des capacités de cohabitation réduites, mais vous êtes nos ancêtres. Vous êtes une tentative biologique imparfaite, mais sans vous, notre version électronique n’aurait jamais pu voir le jour, et nous n’existerions pas. Vous êtes le maillon antérieur d’une longue chaîne.
Slow regarda sa lampe Sofia et se demanda si elle plaisantait. Faisait-elle un clin d’œil à la théorie de l’évolution darwiniste ? L’humain descend du singe et les Experts artificiels des humains ? Elle se tourna vers le mur et apostropha le Masterbot familial, réputé plus austère.
– Masterbot, elle est vraie, cette histoire ? Vous nous considérez vraiment comme une version bêta de vous?
– Ce n’est qu’une légende. Je ne pense pas que vous croyez que le père Noël existe.>
Slow fit la moue et se massa les paupières.
– Admettons. Mais alors, qui sera le maillon suivant? Quelle sera la prochaine étape de l’évolution?
Des robots que nous concevrons, d’une intelligence encore supérieure à la nôtre.
Mais que faites-vous du théorème des plafonds de Tao ? Vous ne pourrez jamais…
– Il y a une autre légende qui raconte qu’un jour, un humain…
Mais le Masterbot ne put terminer sa phrase. La Sofia, devenue jaune soleil, prit l’ascendant sur son collègue et le coupa sèchement : < Wawao. J’en profite pour rappeler que cette jeune fille n’a pas touché à la démonstration de ce théorème depuis cinq jours.
– J’avais besoin de faire une pause, m’aérer les neurones, car il y a deux ou trois trucs que je ne comprenais vraiment pas. Mais tu as raison, il faut que je m’y remette. Merci pour ce rappel.
Le mur se couvrit d’équations. Slow se leva, attrapa son pointeurion et le fit tourner entre son pouce et son index. Elle contempla les signes cabalistiques devant elle et sourit intérieurement. Derrière tout ce charabia se cachait le génie humain, inaccessible à ces créatures virtuelles.

2 Terre, 20 juillet 2163
Onze ans plus tôt
Jusqu’à ce jour, le contrat social de Slow était celui-ci : en tant que génie, sa plus lourde tâche serait de supporter la médiocrité des autres. Si
elle ne faisait pas trop de vagues, si elle ne sombrait pas dans la folie, la mégalomanie ou la dépression, si elle arrivait à s’adapter aux imperfections du monde, alors elle pourrait prétendre à une existence quasi normale.
«N’attends jamais rien d’extraordinaire d’autrui, ainsi tu ne seras jamais déçue.», lui avait conseillé sa Sofia.
À bientôt seize ans, Slow menait donc une existence terne, ballottée entre des études insipides et des soirées frustrantes à essayer de démontrer le théorème des plafonds de Tao. Voilà plus de deux ans qu’elle butait sur un point clé du raisonnement.
Pourtant, à son âge, personne ne lui demandait de maîtriser ces équations. Seule une poignée de mathématiciens comprenait réellement les six cents pages de cette démonstration. Mais Slow savait que les mathématiques étaient sa voie. Depuis qu’elle avait découvert le yoga de la géométrie anabélienne à quatorze ans, elle avait entraperçu quelque chose de fondamental et de puissamment constitutif à l’esprit humain. C’est cette lumière qu’elle voulait dompter. Depuis, sa vie tournait autour de cette fichue démonstration qu’elle ne cernait pas. Pourquoi ? Qu’avait compris Tao qu’elle n’arrivait pas à appréhender? Cette vérité fuyante était une torture incessante. En cours, elle pensait à Tao. Lors des repas, elle pensait à Tao. La nuit, dans le plus obscur de ses rêves, elle songeait encore à Tao.
Cette obsession dressait des murs autour d’elle et seule sa Sofia trouvait parfois un sujet de conversation alternatif.
Ses parents, tous deux enseignants, s’inquiétaient de cette solitude maladive. Pour eux, la période de l’adolescence et la précocité de leur fille expliquaient cette monomanie. Ils ‘encourageaient davantage interactions sociales, ce qui avait le don d’énerver Slow. Elle n’aurait pas de repos tant qu’elle n’aurait pas assimilé chaque ligne de ces six cents pages. Qu’y avait-il donc de si difficile à comprendre?
Son père, professeur de mathématiques à l’université, ne l’aidait pas vraiment. Il lançait des pistes au juger, se fiant à une intuition largement dépassée par la complexité du problème. Chaque enfant découvre tôt ou tard les limites de ses parents et comprend qu’ils ne sont pas les superhéros idéalisés de leur jeunesse. Mais Slow avait entrevu les limites intellectuelles de son père bien trop tôt : si cet homme était censé enseigner aux étudiants jusqu’à leurs vingt-cinq ans, que pouvait-elle espérer de l’université ? Quel intérêt à continuer ses études ? Qu’allait-elle
faire plus tard ? Et surtout où placer son espérance d’être un jour heureuse?
Ces perspectives très limitées avaient le don de démoraliser la jeune fille. Les mondes virtuels ne l’attiraient pas plus que cela. Elle maîtrisait leurs algorithmes, leurs rouages, et n’arrivait pas à s’immerger corps et âme dans ces univers factices. Slow était seule, dans un monde bruyant et tumultueux. Elle mettait ces périodes de déprime sur le compte de l’adolescence, bien que depuis ses sept ou huit ans, cette solitude physique et intellectuelle ne l’avait pas quittée. Pour l’instant, elle se concentrait sur ce fichu théorème, rêvant de percer à jour son mystère, tout en redoutant secrètement l’ennui qui succéderait à cette victoire.
Mais jusqu’à ce jour, cette démonstration lui résistait. Aussi, à force de tourner et de retourner la question dans tous les sens, il n’y eut bientôt qu’une seule hypothèse viable : Slow ne comprenait pas le raisonnement de Tao, car celui-ci était tout simplement faux. Tout d’abord effrayée par cette hypothèse, elle s’acharna encore quelques jours avant de se résigner : c’est elle qui avait raison.
À la grande surprise de ses parents, elle annonça qu’elle souhaitait visiter les côtes balnéaires irlandaises. Ses parents, bien trop heureux de la voir enfin sortir de sa coquille, cessèrent toute activité et la famille partit pour deux semaines de vacances sur ces plages touristiques archipeuplées en cette saison.
Entre farniente sur le sable fin et les bains, son esprit se calma et retrouva toute la lucidité nécessaire pour analyser la situation. Plus les jours passaient et plus elle était intimement convaincue du bien-fondé de son hypothèse : le théorème de Tao était faux. Une subtile erreur de raisonnement s’était glissée à la page 397, ce qui entraînait un contresens manifeste sur toute la fin de la démonstration. En clair, il n’y avait pas de limites: les fameux plafonds de Tao n’existaient pas. Tout un monde de croyances et de découvertes avait été bâti sur du sable.
Au début, elle avait censuré cette effrayante proposition. Qui était-elle pour oser contredire le génie du siècle dernier ? Pourquoi trouver une excuse à ses faiblesses intellectuelles ? L’argument semblait un peu facile : confrontée à ses propres limites, elle accusait le monde de ne pas être conforme à ses schémas de pensée. Un instant, elle crut être, elle-même, un de ces Experts artificiels: cela aurait le mérite d’expliquer les limites de son raisonnement. Au bord de la folie, elle s’entailla volontairement un doigt et lécha longuement le sang qui s’écoulait. Non, elle était bien humaine et les plafonds de Tao ne s’appliquaient pas à elle.
Dans la station balnéaire de Leagon, elle resta allongée des heures sur une serviette. Ses parents la regardaient de loin et se félicitaient d’une activité, certes contemplative, mais néanmoins conforme aux mœurs d’une adolescente de son âge. Erreur. Son corps semblait endormi, bercé par le bruit des vagues, mais son esprit revoyait étape par étape le raisonnement de Tao. Autour d’elle, le monde n’existait plus. Le soleil chauffait délicieusement son corps et l’immensité de l’océan était le terrain de jeu de son imagination sans limites. De loin en loin, une mouette ricanait, semblant donner un écho à cette situation grotesque.
Il n’y avait désormais aucun doute possible : les plafonds de Tao étaient des limites que les humains s’étaient arbitrairement fixées, suite à cette erreur. Comment était-il possible que pendant plus d’un siècle, personne ne s’en fit rendu compte ? Une fois l’idée acceptée, elle plongea dans un nouveau cycle de réflexion. Quelles conséquences cela pouvait-il avoir ? La réponse était très simple : le monde tel qu’il existait s’écroulerait. Toute la civilisation moderne, toute la technologie, toute la gouvernance prônée par l’EPON ne tenaient que par l’existence de ces fameux plafonds. Depuis presque un siècle, la recherche fondamentale était délaissée à cause de ce théorème de Tao. Les limites présupposées avaient détourné les efforts vers d’autres domaines. Pour résumer, la civilisation s’était autocensurée.
Si le théorème des plafonds de Tao s’effondrait, alors l’intelligence des Experts ou des Sofias n’aurait plus aucune limite. Cela serait une révolution majeure de l’humanité, au même titre que les révolutions industrielles, informatiques ou énergétiques des siècles passés. La compréhension de l’univers en serait profondément chamboulée, comme lors du passage de la mécanique newtonienne à la mécanique relativiste. Slow ne put réprimer un petit rire nerveux. Un enfant et son Expert-nurse qui construisaient à côté un mégarulite de sable la regardèrent bizarrement. Elle se redressa, s’assit sur sa serviette et contempla l’océan.
Que faire de cette nouvelle extraordinaire?
– Salut !Je t’ai entendue rire, lui dit un jeune homme frisé légèrement plus âgé qu’elle.
Slow sursauta et le regarda sans le voir. Elle était dans ses pensées, à dix mille pieds d’altitude, et ce garçon venait de la ramener brutalement sur la terre ferme. Elle détestait cela. Elle ne répondit pas.
– Ça fait plusieurs jours que je te vois allongée sur la plage, Si tu ne mets pas d’huile, tu vas cramer. Tu en veux?
– Le monde implose si l’on apprend qu’il n’y a pas de plafonds de Tao, et cet idiot s’inquiète pour mes coups de soleil ? pensa-t-elle.
– Tu veux que je te donne un coup de main ? demanda l’adolescent avec un sourire charmeur.
Désemparée, Slow tourna la tête à la recherche de son père ou de sa mère. Personne.
– Non, merci. De toute façon, il faut que je rentre. Il va faire nuit bientôt.
– Il n’est même pas quatre heures ! s’amusa l’autre.
Slow se redressa dans un léger vertige. Elle campa ses deux pieds dans le sable pour se stabiliser. C’était une métaphore: la fin de l’humanité, la nuit éternelle, cette crainte atavique. Elle repensa à l’expression «le ciel qui s’écroulent nous tombe sur la tête». Comment ne pas penser à ces plafonds qui s’écroulent.
Elle épousseta son maillot de bain sous les yeux intéressés du jeune homme qui fixait sa poitrine. Elle lui fit un vague salut de la main et partit vers son bungalow. Elle n’avait aucune minute à perdre avec des gamins ; la conséquence de ses réflexions pouvait bouleverser le destin de la planète entière. Elle n’avait pas le temps de flirter
Sa priorité était d’en discuter avec quelqu’un de confiance qui comprenne la faille de la démonstration actuelle. Instinctivement, elle se dit qu’il ne fallait pas en parler à sa Sofia. Elle savait que les Experts communiquaient entre eux à la moindre difficulté. Si sa Sofia apprenait la non-existence des plafonds, cette nouvelle se propagerait à la vitesse des réseaux dans la cosmocène, et atteindrait le point Carracci en quelques heures. Impensable. Il appartenait à l’espèce humaine de savoir quoi faire de cette information.
Elle entendit de loin le jeune homme proposer ses services à une autre fille. Elle ne se retourna pas. Elle devait parler à son père. Maintenant.
Slow le trouva assis devant la porte, en train de lire un multiroman de science-fiction. Il leva les yeux vers elle et cligna les yeux pour se protéger des rayons du soleil.
– Tout va bien, ma fille ? Tu rentres plus tôt que d’habitude
– Papa, j’ai quelque chose à t’annoncer.
L’homme posa son dispositif de lecture et observa sa fille. Elle se tenait devant lui, les bras croisés, avec une détermination qu’il ne lui connaissait pas. Avait-elle rencontré un petit copain avait cru la voir parler avec un jeune homme de son âge. Voulait-elle lui demander la permission de découcher ce soir ? Il se dit que sa femme et lui en seraient ravis. Il fallait qu’elle sorte, qu’elle rencontre du monde. Si Slow arrivait enfin de penser à autre chose qu’aux mathématiques, alors ces vacances en Irlande seraient une réussite.
– D’accord. Je prends une bière et tu m’expliques?
– Non, ne bois pas de bière. Tu vas avoir besoin de toute ta lucidité.
Son père fronça les sourcils. Cela semblait plus grave que prévu.
– Marchons le long de la plage, fit Slow.
Le père se redressa lentement, regarda la silhouette de sa fille s’éloigner du bungalow et chercha sa femme du regard. Elle n’était pas là, sans doute à son cours de drone-surf.
Il marcha quelques mètres, protégé par son ombrelle volante au-dessus de sa tête. Slow se retourna et montra du doigt le drone protecteur
– Renvoie-le à la maison, papa. Je ne veux aucun témoin.

3 Station balnéaire de Leagon, Irlande
20 juillet 2163
Le père tenta d’abord de dédramatiser :
– Qu’y a-t-il donc de si important, ma fille, pour que tu congédies mon drone-ombrelle et me condamnes à cuire en plein soleil?
– Papa, il faut que je te parle du théorème de Tao.
L’homme soupira. Depuis qu’ils étaient ici, leur fille semblait penser à autre chose, mais il comprit que même ici, son esprit était toujours obnubilé par ces foutues équations. «J’ai été naïf de croire qu’il suffisait de partir à quelques centaines de kilomètres de la maison», se dit-il, et soudain, il se sentit en colère contre sa fille. Ce n’était pourtant pas si difficile que ça de jouer à l’adolescente normale à la plage !
– Slow ! Je croyais qu’on était venu ici à ta demande pour déconnecter un peu…
– J’ai déconnecté, papa ! C’est grâce à ça que j’ai pu comprendre ce qui clochait, pourquoi je bloquais.
– C’est une excellente nouvelle ! Pourquoi fais-tu cette tête d’enterrement, alors ? Pourquoi tant de mystères?
Slow s’arrêta de marcher, vérifia d’un regard circulaire qu’ils étaient bien seuls, puis fixa son père dans les yeux.
– Papa, je crois que le théorème de Tao est faux. Il y a une erreur vers la trentième étape.
– Qu’est-ce que tu me racontes ? Ça a été vérifié de nombreuses fois, ce théorème a plus d’un siècle. »

Extrait
« Le M-Orca aura huit modules, dont sept habités. Sur les quatorze équipiers, les rôles sont désormais tous définis. À part la commandante et son second qui navigueront dans un Explorer-Orca, il y aura pas mal de spécialistes pour l’exploration de Tortue-B. Une botaniste, une géologue, un bactériologiste et un zoologiste se partageront des Lab-Orcas. Trois Orcas standards seront utilisés par la physicienne, la chimiste, l’ingénieur systémique, l’analyste signal, le médecin et la logistique. Un autre E-Orca sera occupé par deux militaires. Le dernier module est traditionnellement inoccupé, car réservé pour les parties communes, les réunions et les repas. Il servira aussi de refuge au cas où et sera équipé d’un dortoir. »
Tom ne répondit rien, perdu dans ses pensées. » p. 126-127

À propos de l’auteur
Le système de la tortuePierre Raufast © Photo DR

Pierre Raufast est né à Marseille en 1973. Depuis son premier roman, La Fractale des raviolis (prix de la Bastide et prix Talents Cultura 2014), il se plaît à jouer avec les structures narratives. Quand il n’écrit pas, il travaille dans la cybersécurité (et vice versa). (Source: Éditions Aux Forges de Vulcain)

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